Dans le bulletin numéro 5 d’A2C, nous proposions une recension du livre « La possibilité du fascisme » d’Ugo Palheta (dont la version complète est consultable ici).
Pour faire avancer la discussion sur la question de la (re)construction d’un mouvement antifasciste, nous publions une réponse à notre article de David Karvala, militant au sein de l’UCFR (Union Contre le Fascisme et le Racisme. En se basant sur des exemples historiques et sur son expérience, il explique pourquoi la lutte antifasciste, pour être victorieuse, doit se mener au-delà des seuls rangs anticapitalistes.
David Karvala (@davidkarvala) est membre du réseau anticapitaliste dans l’Etat espagnol, Marx21.net, et membre fondateur de UCFR.
Commentaires sur « La trajectoire d’un désastre prévisible et résistible… »
Etant donné la grave situation à laquelle nous faisons face, l’article “La trajectoire d’un désastre prévisible et résistible : à propos de La possibilité du fascisme d’Ugo Palheta[1]” est intéressant et utile.
Par exemple, j’ai trouvé très pertinent la petite explication sur la répartition des rôles entre l’aile parlementaire “respectable” du fascisme, représenté auprès du public par le FN, et les bandes de rue violentes. Cela indique que les différences entre l’eurofascisme et le fascisme historique des années 1930 ne sont pas si grandes que ce que certains experts prétendent.
En revanche il y a d’autres points que j’ai trouvés problématiques. Je vais donc exposer mes désaccords ici. Je ne sais pas si je réponds aux propos du livre ou à ceux des auteurs de l’article, mais, dans tous les cas, mon objectif est d’aider à une compréhension plus claire des enjeux, pas de mener un combat contre les auteurs respectifs.
Nous avons besoin de clarté
L’article explique qu’ « armer les activistes et le mouvement social d’une compréhension globale de la période et de l’actualité du danger fasciste est donc une tâche urgente » et parle de la nécessité de « la construction d’un cadre théorique et d’une orientation stratégique à même de penser et de faire face à ce retour ». C’est complètement vrai.
Mais, pour cela, nous devons être très précis. Par exemple, un « guide pour désamorcer une bombe », qui donnerait simplement comme instruction « coupez tous les câbles » sans expliquer lesquels couper en premier ne nous serait pas utile. Si vous ne faites pas les choses dans l’ordre, avec une compréhension claire des priorités, le résultat peut être désastreux.
Mais plus que de métaphores tirées des films d’action, nous devons apprendre de l’histoire, et comprendre le marxisme comme une science. Il y a beaucoup de leçons à tirer de quasiment un siècle de combat contre le fascisme. Notre “cadre théorique” et notre “orientation stratégique” devraient être essentiellement fondés sur ces expériences concrètes, pas sur des abstractions. Mais bien trop souvent les analyses de gauche du fascisme et de la manière d’y répondre sont précisément basées sur des abstractions qui ont n’ont que très peu, voire rien à voir avec l’expérience concrète.
Le capitalisme est-il (déjà) le fascisme ?
Beaucoup à l’extrême-gauche prétendent que le capitalisme est un fascisme en soi. Il apparaît que l’article et/ou le livre qu’il commente partage cette vue. (“Le fascisme vient. Il n’est pas autre chose que le capitalisme…”.)
Ceci est malheureusement une grave erreur qui a eu dans le passé des conséquences désastreuses. De 1928 à 1934, c’était dans les faits la ligne officielle des partis Communistes, suivant les instructions de Moscou. Cela signifiait qu’en Allemagne, pendant la montée du NSDAP, le Parti Communiste Allemand (KPD) prétendait déjà vivre dans un régime fasciste entre les mains des partis institutionnels, y compris le parti social-démocrate (SPD). Cela les amena à rejeter les appels insistants de Trotsky pour un combat commun contre le fascisme – sans autre forme d’accord politique ou de préconditions – rassemblant le KPD et le SPD.
Le KPD rejetait l’idée d’une lutte en commun, et opta à la place pour la stratégie de l’Action Antifasciste, avec son drapeau rouge aujourd’hui bien connu. L’Action Antifasciste fut lancée à l’été 1932 ; six mois plus tard, Hitler prenait le pouvoir. Même alors, il fallut du temps au KPD pour se réveiller ; leur idée était que « comme nous vivons déjà sous le fascisme, Hitler ne change rien ». Leur slogan était « Après Hitler, nous !».
Cette stratégie était la conséquence de leur refus de voir que, bien que clairement connecté au capitalisme, le fascisme est en même temps une force autonome, et que leurs rapports réciproques ne sont ni mécaniques ni directs. Les mouvements fascistes en développement sont indépendants de la bourgeoisie traditionnelle, ils n’ont pas le support massif de la classe dirigeante. Celui-ci ne leur est acquis que dans certaines situations.
D’une part, la bourgeoisie envisage la dangereuse option d’une prise de pouvoir fasciste uniquement dans des moments de crise, quand elle ne voit plus d’autre solution moins risquée. D’autre part, elle ne peut envisager cette option que s’il existe un groupe fasciste qui apparaît comme suffisamment fort pour « résoudre » la crise à laquelle elle fait face.
De ce fait, la plupart du temps, la lutte antifasciste implique d’empêcher les fascistes de construire cette force. C’est une lutte qui peut être victorieuse à court ou moyen terme.
Si nous refusons de voir la différence entre le fascisme et le capitalisme dans son ensemble, alors nous ne serons victorieux ni à court ni à long terme, car si nous ne combattons pas les fascistes ici et maintenant (politiquement, ainsi que par tous les moyens nécessaires), alors ils gagneront bien avant que nous approchions d’une révolution.
Anticapitalisme et antifascisme
Cela nous amène à l’autre problème. Ugo mélange deux tâches, toutes les deux importantes, mais distinctes.
Nous avons besoin de construire une gauche révolutionnaire en capacité de proposer une analyse et une stratégie pour changer un monde très complexe ; en définitive de mener une lutte ayant pour but de renverser le capitalisme.
Mais face au fascisme, nous avons besoin de construire un mouvement spécifique contre l’extrême-droite et le racisme.
Cependant, Ugo appelle à un antifascisme qui « inscrit son action dans la construction, patiente mais déterminée, d’un mouvement capable […] d’engager une rupture avec l’organisation capitaliste de la production… ». Ici, il rejoint la tradition antifasciste classique qui insiste sur le fait que la lutte contre l’extrême-droite doit être simultanément une lutte anticapitaliste ; en réalité, cette stratégie limite la participation au mouvement antifasciste aux seul.es anticapitalistes conscient.e.s.
Le livre Antifa de Mark Bray (2017) – cité dans l’article – exprime ouvertement cette idée. Bray déclare que l’ « Ainsi, l’antifascisme est un combat révolutionnaire progressiste contre l’extrême-droite en général[2] » (p.23). Il affirme explicitement que son livre ne traite pas d « Unite Against Fascism » en Angleterre, et semble ignorer la multiplication des mouvements unis contre le racisme et l’extrême-droite dans d’autres pays.
Paradoxalement, beaucoup des combats victorieux contre le fascisme qu’il mentionne – comme la bataille de Cable Street dans l’est de Londres en 1936, ou l’Anti-Nazi League dans la Grande-Bretagne des années 1978-81 – étaient des luttes larges, unitaires, et ne se limitaient pas le moins du monde aux révolutionnaires anticapitalistes.
Vers la fin de son livre, Bray cite plusieurs militant.e.s qui indiquent que le modèle antifa classique fait face à des problèmes. Un de ces militant explique que le renforcement actuel de l’extrême-droite a « conduit l’antifascisme traditionnel dans une impasse, car il ne fait plus face à une petite minorité radicale, mais à une énorme portion de la société qui s’exprime de façon raciste […] Les tactiques antifa « militaires » ne marchent pas si vous faites face à 15 000 personnes, comme à Dresde, ou à un parti capable de remporter 20% des votes » (p.144)[3]. Mais ni Bray, ni les militant.es qu’il cite ne veulent reconnaître que ce problème concret ne peut être résolu sans rompre avec l’idée d’une lutte antifasciste limitée aux anticapitalistes (qui incorpore dans certains cas une couche plus large de personnes qui ne sont pas elles-mêmes anticapitalistes, mais sont enclines à accepter la stratégie définie par une minorité d’anticapitalistes)
Victoires des fronts unis contre le fascisme
Comme je le disais plus tôt, notre stratégie antifasciste devrait être fondée sur des expériences concrètes, pas sur des abstractions. Je vais donc mentionner brièvement quelques unes de ces expériences.
Les exemples le plus probants viennent de Grande-Bretagne. Dans les années 1970, le Front National Britannique était bien plus fort que son petit équivalent français. Il a été détruit par les luttes unies de la ligue Anti-Nazi (ANL) mentionnée plus haut. L’ANL impliquait des centaines de milliers de personnes (dont moi), qui distribuaient des millions de tracts, de stickers et de badges, qui orgainaient des manifestations de tous types, y compris des actions directes qui ciblaient directement les fascistes.
L’ANL comprenait des révolutionnaires, mais aussi de nombreux adhérent.e.s du Labour (à la fois des militant.es de base et des député.es), des militant.es et leaders syndicaux, la jeunesse noire, des musiciens, des footballeurs… C’était un front uni ; il n’avait pas de politique social ou économique, qu’elle soit ou pro ou anticapitaliste. Il s’agissait simplement d’une entente pour dénoncer et combattre les fascistes. Et ça a fonctionné. Aujourd’hui, plus personne ne se souvient du Front National Britannique. Malheureusement, le Front National Français – qui n’a pas trouvé sur sa route une telle mobilisation – jouit d’une triste notoriété.
Depuis, l’expérience de l’ANL a alimenté des mouvements encore plus larges : d’abord Unite Against Fascism, et, plus récemment, Stand Up To Racism, qui ont organisé une manifestation de 40.000 personnes contre le racisme et l’extrême-droite en novembre dernier, avec le soutien du mouvement syndical officiel (TUC), de leaders du Labour et de beaucoup d’autres. Ces mouvements unis ont repoussé le National Front, le British National Party, l’English Defense League, UKIP… Je ne connais pas de victoires similaires de la part de groupes « antifa ».
Il n’y a pas qu’en Grande-Bretagne que cette stratégie est efficace. En Catalogne, nous avons lancé Unitat Contra el Feixisme i el Racisme (UCFR, Union Contre le Fascisme et le Racisme) en 2010, face à l’équivalent catalan du FN, « Plataforma per Catalunya » (PxC). A l’époque, ce respectable parti fasciste se développait et des « experts » disaient qu’il était inarrêtable. En 2010, ils sont presque entrés au parlement Catalan, avec 2,4% des votes. En mai 2011, ils avaient grandi de 17 à 67 élu.e.s à travers la Catalogne. Leur développement n’était pas massif, mais suffisait pour influencer l’atmosphère politique, amenant d’autres partis à adopter des positions plus racistes.
UCFR est un mouvement large, qui inclut des personnes de tout le spectre progressiste et de tous les mouvements sociaux : tous les syndicats, les collectifs de migrant.es, les association musulmanes, les collectifs féministes et LGBTI, etc. UCFR dépasse largement la gauche anticapitaliste… bien que certain.es anticapitalistes y jouent un rôle majeur.
Aux
élections de mai 2015, PxC perdit tous ses élus dans toutes les zones où nous
avions établi des groupes locaux de l’UFCR. Ils sont tombés de 67 à 8
élus : ceux qui restaient venaient des endroits où la gauche refusa de
mener une campagne unie contre les fascistes, au prétexte que tous les partis
se valaient, ou que la solution résidait dans l’application de leur programme
politique et que la réponse au fascisme était que tout le monde vote pour
eux…
En 2016, PxC ne se présenta même pas aux élections, et aux dernières nouvelles
il s’apprête à se dissoudre dans le parti d’extrême droite qui grandit à
travers l’Espagne… où jusqu’à présent il n’existe pas de mouvement unifié
comme UCFR.
L’unité aussi contre le racisme
Un des problèmes avec l’idée selon laquelle le « fascisme c’est le capitalisme » est qu’elle mène souvent à une véritable obsession sur les aspects économiques du phénomène, en omettant que le principal vecteur de l’extrême-droite aujourd’hui est le racisme. Tout mouvement sérieux contre le fascisme doit dénoncer et mobiliser contre le racisme. Cela signifie qu’il faut impliquer les populations qui sont principalement affectées par le racisme – noir.e.s, musulman.e.s, juif.ve.s, Rroms… (« personnes racisées » dans le jargon actuel) – ainsi que l’ensemble des personnes dans nos quartiers. Le racisme essaye de diviser et de nous envahir, il s’agit donc – à des degrés divers – d’une menace pour nous toutes et tous.
l’UFCR a beaucoup avancé dans cette lutte. Le combat contre les fascistes de PxC impliquait de lutter contre leurs mensonges racistes, principalement islamophobes. Ainsi nous avons eu les débats internes nécessaires, parfois progressivement pendant plusieurs années, dans le but d’être en capacité de prendre fermement position contre toutes les formes de racisme tout en maintenant un large consensus à l’intérieur du mouvement.
Nous n’avons pas élaboré des positions théoriques alors qu’il aurait été impossible d’approuver au stade où nous en étions : au sein de l’UFCR on trouve des gens dont la compréhension du racisme est basé sur des visions du monde qui incluent le libéralisme, le marxisme (dans des variantes plus ou moins ouvertes ou fermées), différentes formes de théories décoloniales, de théories du privilège… L’objectif de notre travail en commun est donc pratique : dénoncer et mobiliser contre le racisme mais également la solidarité et le soutien aux initiatives des populations racisées. Nous avons initié et/ou apporté notre soutien aux initiatives de soutien aux communautés musulmanes attaquées pour avoir tenté de construire une mosquée ; en faveur de l’accueil des réfugié.es ; avec les vendeurs de rue principalement issus d’Afrique de l’Ouest qui ont monté leur propre syndicat malgré le harcèlement policier permanent…
Ceci a fait de l’UFCR quelque chose de très différent des mouvements antifa traditionnels : nous sommes à la fois un mouvement avec une majorité de femmes parmi nos activistes clés, avec des gens de tout âge, et nous avons également un nombre croissant de personnes racisées, principalement des femmes, parmi nos dirigeant.es. Parmi la demi-douzaine de porte-paroles de l’UFCR, l’une est une femme musulmane d’origine marocaine qui porte le hijab ; une autre est une femme gambienne, également musulmane ; une autre est une femme brésilienne ; ainsi que moi-même, un migrant d’Europe du Nord …
Apprendre de l’expérience
La théorie est importante, mais la théorie véritable émane de l’expérience, elle n’est pas inventée par des théoricien.ne.s.
Il est ainsi urgent qu’en ce qui concerne la lutte contre le fascisme, davantage de gens de gauche – et particulièrement de la gauche radicale, qui généralement fait la preuve de plus d’énergie et de capacité à construire des mouvements – apprennent de l’expérience. les luttes unitaires peuvent faire reculer les fascistes. Les théories qui affirment le contraire sont simplement fausses.
Si les anticapitalistes font la démonstration qu’il est possible de construire des mouvement larges et unis et qu’ils aident à stopper les fascistes, alors plus de gens nous prendront au sérieux et nous pourrons rencontrer plus d’activistes convaincus par notre politique. Indirectement, cela renforcera la lutte anticapitaliste.
Mais pour ce faire, nous devons nous surmonter les confusions, et construire un « cadre théorique » sur une base plus solide.
David Karvala (@davidkarvala) est membre du réseau anticapitaliste dans l’Etat espagnol, Marx21.net, et membre fondateur de UCFR.
Traduction: Gabriel Cardoen
[1]https://autonomiedeclasse.wordpress.com/2019/01/14/la-trajectoire-dun-desastre-previsible-et-resistible-a-propos-de-la-possibilite-du-fascisme-dugo-palheta/
[2]Mark Bray, L’antifascisme, son passé, son présent, son avenir, éd. Lux, 2018, p.23. Dans la version originale « “anti-fascism is an illiberal politics of social revolutionism applied to fighting the Far Rightt” (p.xv)
[3]Dans la version originale : “brought traditional anti-fascism into a crisis of not being confronted anymore by a small radical minority but by a huge proportion of society that articulates itself in a racist way… [antifa] ‘military’ tactics do not work if you face fifteen thousand people in Dresden or a party that can win 20 percent of the vote.”
Idem, p.84.