Une interview pour le quotidien grec « Journalist’s Journal » (Efimerida ton Syntakton).
- La France est en haut de la liste des préoccupations mondiales. Un commentaire sur les résultats du premier tour des élections ?
Le résultat des élections est le résultat de tendances de fond dans la situation. Une de ces tendances est l’affaiblissement de la démocratie parlementaire et le développement de « l’Etat fort ». Cela a été illustré par l’état d’urgence ou la loi Travail désavouée par 70% de la population mais que le gouvernement a fait passer en force sans un vote à l’Assemblée. Cela conduit à une crise des partis traditionnels qui ont dirigé le pays depuis la fin de la Seconde guerre mondiale et qui régulaient les antagonismes de classes. Pour la première fois le parti conservateur n’est pas au second tour de l’élection présidentielle. Et le candidat du PS a obtenu moins de 7% des voix. Macron a émergé sur cette base. Il a construit un « mouvement » pour soutenir sa campagne mais n’a pas de liens organiques avec la société.
La seconde tendance est le développement de politiques et de discours racistes et nationalistes qui ont aidé à dé-diaboliser le Front National de Le Pen.
La dernière tendance, qui est moins apparente quand on se focalise sur la scène électorale est la polarisation de classe. Il y a de nombreuses luttes locales et il y a eu une grosse révolte en Guyane qui a gagné deux jours avant le premier tour. Cette polarisation s’est reflétée dans les résultats électoraux, même si c’est d’une manière déformée, avec le vote pour le Front national d’un côté et celui pour Jean-Luc Mélenchon (considéré comme de « gauche radicale »).
- Faites vous confiance à Macron ? Allez-vous voter pour lui pour stopper Marine Le Pen ?
Macron n’est pas seulement un opportuniste ambitieux. Il est un membre de la classe capitaliste, a été un dirigeant de banque et est venu à la politique directement au travers du gouvernement Hollande. Il est ouvertement pro-business et, en tant que ministre de l’économie, avait lancé une forte offensive contre les travailleurs. Il prévoit la suppression de 120 000 emplois dans la fonction publique. Il a annoncé qu’il gouvernerait par ordonnances ce qui signifie sans l’Assemblée, afin de casser encore plus les droits des travailleurs. Par certains aspects Macron ressemble aux types de gouvernements instables qui ont conduit à Hitler sous la République de Weimar en Allemagne.
Nous ne pouvons vaincre le fascisme en affaiblissant notre classe. L’opposé est vrai. Je ne voterai pas pour Macron mais nous faisons campagne dans les rues contre le vote fasciste.
- Faites vous confiance aux électeurs et électrices françaisEs ? Pourquoi pensez-vous qu’ils ont voté comme ça ?
Le processus électoral est le pire terrain pour exprimer le potentiel d’émancipation dans la société parce qu’il isole les individus devant le vote et d’une manière passive. Il encourage l’idée que nous sommes impuissantEs. Cela signifie qu’il bénéficie d’abord aux forces qui expriment l’idéologie dominante. Dans l’atmosphère de volonté de virer les anciennes élites, cela a conduit en partie à Macron et en partie à Le Pen.
Mais nous devons garder deux choses en tête. D’abord plus d’un quart de la population adulte n’a pas voté (abstentions + étrangerEs + non-inscritEs). Et il s’agit de manière écrasante de notre classe. Deuxièmement Jean-Luc Mélenchon a fait des scores élevés chez les travailleurs et chez les jeunes.
- Pensez-vous que nous pouvons parler d’élections démocratiques quand l’armée et la police sont partout ?
Bien sûr que non. S’il s’agissait d’un pays africain cela serait critiqué de manière unanime ! Et les élections se déroulent dans une situation où le gouvernement a la possibilité d’interdire n’importe quelle manifestation ou toute rassemblement public qui le conteste ! Ce qui signifie que ces élections ont lieu alors que des droits fondamentaux sont suspendus.
- Quelle situation à gauche ? Maintenant que les deux partis principaux sont éliminés, cela signifie-t-il que de plus petits peuvent se développer ?
Pour être honnête il était déjà de plus en plus difficile de considérer le PS comme un parti de gauche. Cependant c’est aussi un signe de la polarisation de classe que son candidat, sélectionné par un vote des sympathisantEs, venait d’un courant de gauche. Cela n’a pas empêché un énorme échec tellement la défiance est forte envers ce parti. Beaucoup de dirigeants avaient d’ailleurs déjà déserté vers Macron avant le vote. Maintenant ce parti est en morceaux.
Jean-Luc Mélenchon a gagné une large audience pendant la campagne avec les plus gros meetings jamais vus. Certains commentateurs le présentent même comme le réel vainqueur de cette campagne. Le premier problème est que dans ce processus il a affaibli les partis qui le soutenaient et d’abord le parti communiste, pour construire une plate-forme de supporters pour lui-même. A Paris où il a rassemblé 80 000 soutiens lors d’un rassemblement de rue, il a même interdit les drapeaux et banderoles de partis… pour distribuer des milliers de drapeaux français !
Et cela amène au deuxième problème. Sa campagne est devenue de plus en plus nationaliste, remplaçant l’Internationale par l’hymne national et le drapeau rouge par le drapeau français. Il a défendu des mesures protectionnistes pour sauvegarder l’économie française, s’est opposé vigoureusement à toute ouverture des frontières disant que la meilleure solution pour les réfugiéEs était de rester chez eux/elles. Il a donné une nouvelle légitimité au mot « patriote » qui était auparavant utilisé seulement par les fascistes.
Le candidat du NPA a obtenu un score très faible. Mais il est intéressant de noter qu’il a capté une large audience quand il a insulté publiquement les candidatEs de la droite et du FN. Et ouvert un débat sur les propositions qui vont apparemment le plus à contre-courant, comme de désarmer la police ou d’ouvrir les frontières.
Nous savons qu’il y aura des opportunités pour se battre. La capacité des anticapitalistes de construire une force plus importante dépendra de notre capacité à être organiquement impliquéEs dans les combats à venir ainsi qu’à prendre des initiatives pour lutter contre les fascistes et faire campagne contre le racisme. Et de connecter cela avec la construction d’une stratégie anticapitaliste enracinée dans les quartiers et les lieux de travail.
- Il y a quelques jours Erdogan a gagné le référendum en Turquie. Et maintenant, en France, une autre élection ne donne pas un bon résultat. Y-a-t-il y un lien entre les deux ? Même si la Turquie et la France n’ont pas grand-chose de commun, ils semblent cependant tourner vers la même impasse du conservatisme. Etes-vous d’accord ?
Il y a des tendances communes à la classe dirigeante dans tous les pays, vers des formes autoritaires de pouvoir, le nationalisme, le militarisme. Mais, de France, nous devons être très prudentEs sur comment cela se traduit concrètement dans d’autres pays. Car la France a une longue tradition impérialiste renforcée par la tendance chauvine actuelle. Des voix dominantes ici sont promptes à dénoncer l’état d’urgence en Turquie quand elles le soutiennent en France ! On expliquent qu’Erdogan est fasciste parce qu’il est musulman quand les mêmes expliquent qu’il ne peut y avoir de danger fasciste en France. Je pense que la manière dont on devrait exprimer cette « convergence » de phénomènes est de dire que le militarisme et le nationalisme d’un pays impérialiste comme la France ne peut qu’exercer une pression vers la même chose dans d’autres pays. Notre ennemi est chez nous et nous sommes en unité avec la communauté turque ici contre le racisme et l’islamophobie et en solidarité avec nos camarades en Turquie contre leur propre gouvernement.
- Comment peut-on résister dans un monde dirigé par des Erdogan, Le Pen, Trump et Poutine ?
Nous devons aider à développer la confiance individuelle et collective dans nos quartiers et nos lieux de travail. Il y a des luttes, des solidarités. Il y a un an il y a eu un merveilleux mouvement ici avec des manifestations de masse, des journées de grève nationale, des manifestations sauvages, des places occupées. Des centaines de milliers ont participé. Plus encore ont soutenu. Ils et elles n’ont pas disparu avec les élections. Cela a eu un impact. Cela faisait longtemps qu’il n’y avait pas eu de manifestations systématiques contre les meetings du FN. Mais ça a eu lieu à nouveau pendant cette campagne et je pense que Marine Le Pen aurait eu un score encore plus élevé si ça n’avait pas été le cas. Ce n’étaient pas des manifestations de masse mais elles étaient déterminées et jeunes et vivantes. Ce 1er mai il y aura, comme chaque année, un rassemblement contre le FN (en souvenir d’un jeune migrant tué en 1995 par des fascistes venus de la marche du FN le 1er mai). Cette année le rassemblement devrait être plus gros et nous en partirons en cortège pour rejoindre la manifestation syndicale et connecter ainsi le combat antifasciste et antiraciste au combat ouvrier. Et regardez l’incroyable mouvement en Guyane. Une des manifestations rassemblait 10% de la population. En France ça voudrait dire 6 millions ! Et ils/elles ont gagné et l’Etat français tout puissant a dû reculer. En face d’un territoire colonial pauvre. Quel exemple à suivre pour tout le monde !
L’histoire n’est pas écrite à l’avance. Les temps à venir seront très instables. Marx a dit que notre classe, la classe ouvrière existe en soi. Mais pour être une alternative à Trump ou Le Pen elle doit devenir une classe pour soi et elle ne peut faire cela qu’en passant par l’expérience du combat et la cristallisation en organisation. Les confrontations sont à venir. Avant le fascisme il y aura des étapes de gouvernements instables et des opportunités pour construire de notre côté. Le temps est désormais compté mais rien n’est perdu.
- Un commentaire sur notre gouvernement ? Penses-tu que Syriza est un bon exemple ?
De Grèce l’exemple vient plutôt de la combattivité des travailleurs, la solidarité avec les migrantEs, le combat uni contre Aube Dorée. Je pense que, sans ça, le gouvernement Syriza aurait encore plus trahi ou serait tombé sur sa droite. Ce n’est pas la fin de l’histoire mais c’est la voie à suivre.
Vanina Giudicelli, le 28 avril 2017