Avec la fin des élections, les commentateurs politiques ont immédiatement embrayé sur des pronostics en meilleure opposition au gouvernement Macron, entre d’un côté le Front National, fort de ses 10,6 millions de voix au second tour de l’élection présidentielle et 8 député.e.s, de l’autre la France Insoumise (FI) avec 7,1 millions de voix et son groupe parlementaire de 17 élu.e.s. La nouveauté de cette approche repose sur l’énorme instabilité de la situation politique, visible sur le plan électoral par un Président et une Assemblée Nationale les plus mal élus de la Vème République, et sur le plan des sondages par un Président qui n’aura jamais si vite dévissé dans sa côte de popularité. Réduire l’opposition à Macron à un groupe parlementaire convient donc bien à un ordre capitaliste qui connaît une crise de la démocratie représentative sans précédent.
Fort de la situation créée par le résultat des élections, Mélenchon, loin de contredire les analyses médiatiques, ne cesse de s’affirmer comme la seule force d’opposition et déclare par exemple que « C’est lui [le groupe parlementaire] qui appellera le pays le moment venu à une résistance sociale (…) ». « Venez les gens ! », le 23 septembre, en est la traduction concrète. Considérer que nos résistances passées se sont incarnées politiquement dans les candidat.e.s de la FI, à qui il suffirait dorénavant de lancer des appels pour les recréer, voilà sans doute une bonne illustration d’une conception réformiste de la situation.
Les nouvelles formes du réformisme
Quelle que soit l’appréciation que l’on porte sur Mélenchon, le travail parlementaire des député.e.s ou sur la FI de façon plus générale, il semble important pour la construction d’une stratégie révolutionnaire de distinguer entre les orientations des organisations réformistes et le sentiment réformiste existant majoritairement au sein de notre classe.
En tant que phénomène politique, la FI n’est pas une particularité nationale : on assiste depuis quelques années à l’émergence de nouveaux mouvements politiques partout en Europe, qu’ils se situent à l’intérieur des partis traditionnels (le phénomène Corbyn dans le parti travailliste en Angleterre…) ou en-dehors (Syriza en Grèce, Podemos en Espagne, France Insoumise en France…). Ces phénomènes se construisent sur la base d’une critique des courants traditionnels de la social-démocratie, et trouvent ainsi une audience parmi celles et ceux qui contestent l’ordre établi. Mais théoriquement, ils ne constituent pas une alternative au réformisme. Ils invoquent souvent des modifications sociales induites par le néo-libéralisme pour aller chercher leurs références théoriques dans des auteurs qui tendent à démontrer que le clivage entre réforme et révolution serait dépassé : nécessité de construire un nouveau sujet politique (le « peuple ») du fait de l’atomisation de la classe ouvrière, grâce à un leader (Laclau et Mouffe), possibilité transformer l’État de l’intérieur parce qu’il serait un condensé des rapports de force entre les classes (Poulantzas), etc. Mais on retrouve finalement aussi nombre des arguments qui se sont répandus dans le mouvement ouvrier à la fin du XIXème siècleet fait l’objet de polémiques importantes (Rosa Luxemburg contre Bernstein dans Réforme sociale ou révolution, Lénine contre Kautsky dans l’Etat et la révolution) : c’est à partir de la séparation entre les sphères économiques et politiques sous le capitalisme que se théorise la possibilité de la conquête de l’une pour transformer l’autre, là où une perspective révolutionnaire considère les deux comme inextricablement liées.
Le réformisme puis ses racines dans la conscience contradictoire de notre classe
Le problème, c’est que le réformisme n’est pas d’abord une théorie ou un courant qu’il suffirait de combattre avec des arguments ou des textes convaincants. Comme l’exprime Gramsci, il puise ses racines dans la conscience contradictoire de celles et ceux qui subissent l’ordre établi et ont intérêt à le supprimer, aspirant à un monde meilleur mais n’ayant pas la confiance de le changer elles/eux- mêmes. Par exemple, le désaveu des partis politiques qui ont trahi ces aspirations, illustré par l’effondrement électoral du PS, ne se traduit pas mécaniquement par la prise de conscience de la nécessité de reprendre ses affaires en mains afin d’abattre la société capitaliste et ses institutions. Par conséquent, ce qui est central, c’est d’aider à augmenter la confiance des travailleurs à travers leurs propres expériences de lutte, pas simplement parce que c’est le meilleur moyen d’obtenir des victoires, mais aussi parce que les dynamiques de luttes collectives sont un terrain favorable à la politisation et la radicalisation des personnes qui s’y engagent, ouvrant un espace dans lequel les acteurs peuvent reconnaître leur pouvoir d’obtenir des changements, y compris révolutionnaires. Il serait donc sectaire de rester en-dehors des luttes initiées par des réformistes, ou de refuser leur participation à celles qui ne sont pas de leur fait, mais cela doit se faire en argumentant contre tous les obstacles à l’émancipation collective.
Dans une de ses interventions publiques récentes, Mélenchon nous dit : « Il faut que vous vous prépariez à agir en interaction avec vos parlementaires, qu’il y ait une osmose entre le mouvement de masse et la représentation politique que nous sommes ». A bien y regarder, cette arrogance affichée ne parvient pas à masquer une des grosses faiblesses de la France Insoumise, à savoir que cette osmose n’existe pas.
De façon générale, même si les courants réformistes se développent sur la base des luttes pour des réformes, il y a une tension importante entre les deux, qui relève des dynamiques spécifiques à chacun. La campagne présidentielle de Mélenchon n’aurait pas connu la même dynamique en 2012 sans le grand mouvement des retraites en 2010, de même qu’en 2017, quelques mois après le mouvement contre la loi travail et son monde. Mais la stratégie des réformistes qui consiste à conquérir les institutions existantes peuvent aussi entrer en conflit avec des mouvements qui dans leur dynamique sont susceptibles de produire un sentiment du pouvoir collectif de changer les choses. Pour ne prendre qu’un exemple, le mouvement contre la loi travail a également produit des occupations de places sur lesquelles des milliers de personnes se réunissaient pour débattre des stratégies pour changer le monde, tandis que la majorité des organisations politiques cherchaient surtout à se mettre en branle pour les élections présidentielles, accordant ainsi peu de crédit à la recherche par en bas d’une alternative politique globale.
Par ailleurs, la FI est loin d’organiser l’ensemble de la contestation et du sentiment réformiste qui existent dans la société, contrairement à ce qui pouvait être le cas dans la majeure partie du XXème siècle où les organisations réformistes organisaient des millions de personnes. Par conséquent, la construction de cadres d’action réduits à des accords unitaires entre organisations, ne cherchant pas impliquer plus largement l’ensemble des exploité.e.s et et des opprimé.e.s, est devenue une tactique politique erronée.
Enfin, la recherche d’une perspective globale d’émancipation, de plus en plus présente au sein des luttes partielles, doit nous pousser dans les mois qui viennent à favoriser l’émergence de toutes les formes de contrôle de notre classe, à l’encontre des perspectives réformistes. C’est en ce sens que Rosa Luxemburg, dans sa polémique contre Bernstein, expliquait que réforme et révolution ne sont pas des voies différentes vers le même but, mais conduisent fondamentalement à des buts différents.