Ce mardi matin (17 décembre 2019), alors qu’il fait encore nuit, dans différents quartiers de Paris des institutrices, des étudiantes et étudiants, des cheminots ont rendez-vous devant les dépôts de bus pour soutenir les piquets de grève.
Dans le 18ème arrondissement, au nord de Paris, vers Barbès, les chauffeur·e·s grévistes et leurs soutiens se rendront en fin de matinée à l’hôpital pour partir en manifestation avec le personnel en lutte. Ils seront rejoints là par les cheminot·e·s en grève des deux gares du nord de Paris. Au même moment les enseignant·e·s en grève seront réuni·e·s en Assemblée pour discuter des suites du mouvement avant de partir pour l’énorme manifestation de l’après-midi. Ils retrouveront à cette manifestation les travailleur·e·s du secteur de la culture qui ont prévu une action offensive ce même mardi matin. Sur le parcours de la manifestation, des véritables commandos de grévistes de l’électricité feront des coupures de courant ciblées envers des lieux de pouvoir, politique ou économique.
Cela se passe un peu partout. La manifestation sera massive. A Paris comme dans toutes les régions. Les chiffres seront objet de controverse médiatique, mais il y aura sans doute deux millions de manifestants. La liste des secteurs en grève est impressionnante. Aux travailleur·e·s du rail et des transports en commun (métro et bus), instituteurs et institutrices, en grève illimitée depuis dix jours se joindront les employé·e·s des hôpitaux qui luttent depuis plusieurs mois, les routier·e·s entrés en lutte ce lundi, les contrôleur·e·s aériens, les avocatEs, les travailleur·e·s sociaux, les travailleur·e·s de l’électricité, les pompiers, le personnel des crèches, l’enseignement secondaire et supérieur, les employé·e·s de la radio… Alors que 4 raffineries sont en grève depuis le 5 décembre, une cinquième se joint au mouvement ce mardi. Il est plus difficile de connaître l’ampleur de la mobilisation dans le privé, mais le 5 décembre dernier, point de départ du mouvement actuel, la CGT, plus gros syndicat national, avait recensé 2000 appels à la grève dans des entreprises privées.
Le détonateur de ce mouvement a été le projet du gouvernement sur les retraites. Il ne s’agit pas d’un énième projet ajoutant une attaque supplémentaire à toutes celles qui se sont succédées ces dernières années pour allonger le temps de travail. Cette fois, le gouvernement, en plus d’allonger la date de départ, veut en finir avec l’idée d’un droit collectif pour passer à des contrats individuels. Ce qu’il appelle la retraite à points. Symbole de l’arrogance des riches qui cherchent à nous expliquer qu’on peut vivre avec 1000 euros par mois et travailler jusqu’à la tombe, le ministre responsable du projet a dû démissionner ce lundi : Il avait menti sur ses déclarations de revenus ! Cerise sur le gâteau, il avait caché les emplois qu’il cumulait avec des fonctions de ministre et notamment ses liens avec des compagnies d’assurances et même avec la SNCF, l’entreprise qui emploie les cheminot·e·s !
Mais l’opposition à ce projet, pour importante qu’elle soit, ne résume pas tout le mouvement. C’est une – énorme – goutte qui fait déborder le vase de la colère. Lors d’une réunion pour organiser le mouvement dans mon quartier jeudi dernier un militant interpellé sur la mobilisation des jeunes a donné son sentiment : « C’est vrai que je m’en fous de la retraite. De toute manière je ne l’aurai jamais. En fait c’est simple, soit ce sera le communisme soit il n’y aura même plus d’eau potable ! »
De ce point de vue le mouvement actuel est la suite des mouvements précédents et notamment de 2016 où la grève contre la précarisation du travail s’était accompagnée d’un mouvement d’occupation des places. Le mouvement se battait « contre la loi travail et son monde ». C’est aussi la suite du mouvement de 2018 où la plus longue grève des cheminot·e·s de l’histoire s’était accompagnée du phénomène des cortèges de tête où des milliers de manifestant·e·s se portaient en tête des manifestations, dépassant les cortèges traditionnels et bien ordonnés pour clamer leur rage et leur détermination et pour s’affronter à la police. C’est la suite du mouvement des Gilets jaunes de l’an dernier qui a mobilisé des couches de la population plus précaires, généralement non organisées dans les syndicats, avec des modes d’action beaucoup plus directs.
Il n’en reste pas moins que, si cette succession a une logique, celle-ci n’est pas arithmétique. L’addition des forces n’est pas automatique. Ceux et celles qui ont été mobilisé·e·s sur un de ces mouvements ne le sont pas forcément sur le suivant. Le cœur du mouvement actuel est constitué par des travailleur·e·s de la fonction publique organisé·e·s dans les syndicats même s’il dépasse largement, dans les secteurs mobilisés, les effectifs syndicaux. La grève montre sa force. Son impact économique est déjà autrement considérable que celui de Gilets Jaunes. Numériquement elle entraîne des millions de travailleur·e·s là où les Gilets Jaunes n’ont mobilisé, au plus fort, que des centaines de milliers de manifestant·e·s. Et elle interrompt le temps du système : tout le monde est disponible pour choisir son camp ! Mais, politiquement, le mouvement des Gilets Jaunes, moins traditionnel et avec toutes ses ambiguïtés, portait plus directement la confrontation avec « le pouvoir des riches » et l’idée d’un affrontement sans compromis possible. Paradoxalement c’est cette radicalité qui a suscité une sympathie très générale sans mesure avec le nombre de personnes impliquées activement.
C’est désormais l’enjeu pour le mouvement actuel : le féconder des expériences précédentes, « gilet-jauner » son contenu et ses modes de lutte. Le pouvoir tente d’opposer un projet « universel » à des « privilèges » catégoriels sur les retraites ? En réalité, il veut « universaliser » la précarité et la misère. Mais les grévistes doivent démontrer que leur lutte n’est pas une simple défense d’acquis gagnés par certains secteurs.
Et les réserves de force sont immenses. Aussi impressionnante soit-elle la grève doit encore se généraliser, notamment dans le secteur privé. Elle doit s’organiser, pour s’implanter et impliquer plus largement, au niveau de chaque lieu de grève et aussi, géographiquement, dans chaque quartier, autour des gares, des dépôts de bus, des écoles…
Pour faire cela elle doit se politiser, montrer que chaque revendication particulière est liée à une logique générale, que pour gagner il faut viser plus haut. Aujourd’hui des centaines de milliers seront dans la rue sur la question des retraites. Demain, mercredi 18 décembre, des manifestations sont appelées dans tout le pays, à l’occasion de la Journée Internationale des Migrant·e·s. Les principaux syndicats appellent à ces manifestations aux côtés des collectifs de sans-papiers. C’est une opportunité mais aussi une nécessité pour le mouvement. L’égalité ne se divise pas : si le mouvement accepte qu’il n’y a pas de moyens pour les migrant·e·s, accepte que certains n’aient pas les mêmes droits, il n’arrivera pas non plus à convaincre les couches actuellement non impliquées de notre classe dans sa lutte.
Ce qui se joue est désormais politique au sens le plus fort du terme : c’est la société tout entière qu’il faut entraîner dans l’antagonisme de classe. Ironiquement, Noël, fête « chrétienne » et commerciale, est devenu un enjeu. Les riches et les dominant·e·s utilisent la perspective d’un blocage du pays pendant cette période pour opposer les grévistes au reste de la population. C’est l’inverse qu’il faut construire. Bloquer l’économie pour faire descendre dans la rue, les lieux collectifs : faire que cette période soit celle d’une fête de tout le pays, une vraie fête populaire, une fête qui donne espoir enfin en un autre avenir. Du pain et des roses ! « Les cœurs meurent de faim autant que les corps ; donnez-nous du pain, mais donnez-nous des roses ! » dit le poème.
Nous sommes au point où la question subjective devient un facteur déterminant : celui où l’audience et la détermination d’un discours et d’une pratique révolutionnaire peuvent faire la différence pour l’évolution de tout le mouvement.
Paris, 17 décembre 2019