Pour une analyse plus détaillée de la façon dont les classes dirigeantes utilise les divisions confessionnelles pour diviser la société libanaise, voir cet article de Bassem Chit, socialiste révolutionnaire libanais mort prématurément en 2014.
La révolution dans le monde arabe est têtue et dure à cuire. Étouffée en Egypte, elle respire au Soudan. Amadouée en Tunisie, elle bat le pavé en Algérie. Ecrasée en Syrie, elle sort de terre au Liban pour répéter son cri de guerre qui hante les puissants de ce monde, “le peuple veut renverser le régime!”
Divisions confessionnelles ou antagonisme de classe?
C’est la “taxe whatsapp” morte-née qui a mis le feu aux poudres, qui a confirmé aux masses ce qu’elles savaient déjà : que la note salée de la crise économique allait être payée par les pauvres, les ouvrièrEs et les employéEs sunnites, chiites et chrétiennEs et non par les banquiers, les grands commerçants et les spéculateurs immobiliers sunnites, chiites et chrétiens. Les masses laborieuses ont ainsi arraché aux politiques un aveu tout simple: la lutte des classes existe bien au Liban, elle est menée depuis longtemps par ceux d’en-haut contre celles et ceux d’en-bas.
On ne pourrait réaliser la portée historique du mouvement actuel contre la corruption et l’austérité sans comprendre la nature des divisions confessionnelles au Liban. Contrairement à ce qui est répété par les intellectuels paresseux de tous bords, ces dernières ne sont pas l’expression d’une mentalité féodale survivante ni du triomphe de la tradition sur la modernité. Comme l’écrit le socialiste libanais Bassem Chit, le confessionnalisme constitue “une intervention de la classe dirigeante qui vise à transformer et contenir la lutte sociale dans des moules confessionnels.” En d’autres mots, les propriétaires capitalistes du Liban, par leur État, leurs partis et leurs institutions justifient leur hégémonie économique et la protègent politiquement par le biais du confessionnalisme religieux.
Le confessionnalisme n’est pas simplement un marché de dupes idéologiques, mais se voit reproduit sur des bases matérielles et sociales. Par exemple, le Hezbollah ne s’est pas contenté d’organiser la résistance armée populaire à l’occupation israélienne du Sud-Liban (dont la population est majoritairement chiite), mais a également mis en place tout un système de services sociaux, éducatifs et hospitaliers à destination de la population chiite. Il a ainsi rempli le vide laissé par l’Etat néolibéral et amorti les effets traumatiques du développement inégal et combiné, de l’exode rural et du chômage de masse, et servi d’ascenseur social à toute une génération. C’est ainsi que les masses chiites ont appris à lier leur sort à celui du Hezbollah, devenu bien plus qu’un simple parti politique, et à se dévouer quasi religieusement à “Sayyid Hassan” (Nasrallah), son charismatique secrétaire général. Le Hezbollah n’était pourtant jamais révolutionnaire et ne vit pas dans un monde parallèle, dispensé des contradictions des régimes bourgeois du Liban et de la région. D’un côté, il a accompagné l’émergence d’une minorité bourgeoise (surtout commerciale) parmi les chiites à laquelle il est désormais lié, et a intégré le régime politique libanais par le biais du médiateur Nabih Berri, chef du parti chiite Amal et “parrain” de la corruption. De l’autre, il s’est lié au régime syrien et a profité de la pauvreté, du chômage et d’une propagande religieuse pour mobiliser des dizaines de milliers de combattants, partis tuer et mourir en Syrie pour Bachar Al-Assad.
Ce schéma se retrouve sous des formes et à des degrés divers dans toutes les “communautés religieuses”, par exemple la famille du premier ministre – et milliardaire – Hariri a pu jouer un rôle similaire chez les sunnites, par le biais de ses entreprises et de ses associations caritatives. Il est ainsi responsable devant ses partenaires de la classe dirigeante de contenir la “rue sunnite”, de dévier les revendications sociales vers les marécages confessionnels. Il s’agit d’un jeu dangereux dont la classe dirigeante peut perdre le contrôle, comme on l’a vu lors des affrontements armés à répétition entre des quartiers sunnites et alaouites qui ont secoué Tripoli, deuxième ville du Liban, ces dernières années. Encore plus que le Hezbollah, Hariri est sujet aux fluctuations du marché, et ses entreprises au Liban et en Arabie Saoudite subissent la crise de plein fouet et des dizaines de milliers de salariés cumulent plusieurs mois de retards de paiement.
Une crise profonde et générale
Ce schéma se retrouve sous des formes et à des degrés divers dans toutes les “communautés religieuses”, par exemple la famille du premier ministre – et milliardaire – Hariri a pu jouer un rôle similaire chez les sunnites, par le biais de ses entreprises et de ses associations caritatives. Il est ainsi responsable devant ses partenaires de la classe dirigeante de contenir la “rue sunnite”, de dévier les revendications sociales vers les marécages confessionnels. Il s’agit d’un jeu dangereux dont la classe dirigeante peut perdre le contrôle, comme on l’a vu lors des affrontements armés à répétition entre des quartiers sunnites et alaouites qui ont secoué Tripoli, deuxième ville du Liban, ces dernières années. Encore plus que le Hezbollah, Hariri est sujet aux fluctuations du marché, et ses entreprises au Liban et en Arabie Saoudite subissent la crise de plein fouet et des dizaines de milliers de salariés cumulent plusieurs mois de retards de paiement.
Plus généralement, le travail d’associations caritatives saupoudré d’opium confessionnel ne suffit plus à amortir les effets de la crise économique et à cacher l’abysse qui se creuse entre les ultra-riches et les autres. La crise d’hégémonie de la classe dirigeante libanaise, si elle se manifeste aujourd’hui par un mouvement de masse spectaculaire, couve en réalité depuis des années. Le mouvement populaire de 2015 déclenché par la gestion catastrophique de la crise des déchets, elle-même causée par la privatisation néolibérale, constitua une répétition générale de la révolte actuelle. Des milliers de jeunes manifestants venus des quartiers pauvres de la périphérie ont “envahi” le centre-ville de Beyrouth, dont même les trottoirs sont privatisés pour les riches, et le mouvement trouva un écho dans des localités semi-rurales du Nord et de la Bekaa où le gouvernement tenta d’ouvrir des décharges sauvages pour soulager les grandes villes. Les luttes syndicales dans le secteur public, notamment l’énergie, les écoles et l’université ont également, par solidarité de classe, rejeté les divisions confessionnelles et partisanes que les dirigeants ont tenté d’utiliser pour briser les grèves. Un mouvement contre les violences faites aux femmes (et, naturellement, la complicité des autorités) est en phase ascendante depuis plusieurs années et dépasse, lui aussi par nécessité, les divisions sectaires et religieuses imposées par en-haut. Enfin, une tentative récente (été 2019) par le ministre du travail de restreindre encore plus les droits des travailleurEs palestiniennEs (déjà soumisEs à une forme d’apartheid) fut contrée par un mouvement de protestation parti des camps de réfugiés, mais qui a trouvé une solidarité de masse avec des travailleurEs libanaisEs lors de manifestations communes dans la ville de Saïda.
De plus en plus de LibanaisEs se rendent compte que les divisions confessionnelles, omniprésentes dans les institutions et les discours politiques, servent de couverture à leur appauvrissement généralisé et sont un luxe que celles et ceux d’en bas ne peuvent plus se permettre. Ce n’est pas un hasard si les deux premiers martyrs de la révolution sont tombés dans la banlieue sud de Beyrouth et à Tripoli, respectivement fief du Hezbollah chiite et “forteresse des sunnites”, mais surtout des territoires où règnent la pauvreté et la précarité. Ce sont bien les pauvres, souvent très croyants, que les intellectuels “progressistes” traitent de moutons et d’esclaves, qui ont brisé les tabous, joué les premiers violons et donné l’opportunité à des centaines de milliers de personnes d’pour exprimer leur ras-le-bol et leur unité nouvelle. La révolution contre la bourgeoisie confessionnelle n’est plus un fantasme lointain mais est bel et bien à l’ordre du jour.
Nous ne sommes pourtant pas face à une révolution purement économique, mais face aux prémices d’une “crise générale des rapports réciproques entre toutes les classes de la société, une crise nationale.” Les pauvres comme les classes moyennes et même de petites sections de la bourgeoisie participent au soulèvement, quoique sous des formes différentes. L’exploitation comme les violences policières, les inégalités comme la corruption, le chômage de masse comme la dégradation de l’environnement font partie des motivations des gens. Mais la réponse à la crise ne saurait être qu’une réponse révolutionnaire de classe. En effet, comme le confessionnalisme, la corruption n’est pas une tumeur greffée sur un corps sain, mais la conséquence logique de tout un système. Les millions dérobés par les politiciens ou les officiers hauts placés passent pour de la petite filouterie comparée aux 50% du budget de l’Etat dédiés chaque années au paiement des intérêts sur la dette souveraine détenue par des banques libanaises !
Renforcer l’autonomie de notre classe
Le morcellement de la base sociale des partis confessionnels, et notamment du Hezbollah, a commencé, mais il doit encore s’approfondir si la révolution veut vraiment renverser le régime.
Celles et ceux qui ont versé leur sang dans la lutte contre Israël, qui ont vécu la pauvreté extrême et l’humiliation policière quotidienne ne vont pas déserter «leur » camp politique et confessionnel pour suivre une petite bourgeoisie libérale qui souhaite limiter la lutte contre la corruption à quelques mesures symboliques, qui rêve d’une économie privatisée, qui veut remplacer le confessionnalisme par un nationalisme libanais et qui fantasme sur un Liban « neutre » et isolé des peuples voisins et de leurs luttes. Toutes ces questions sont en train de se poser lors de luttes politiques au sein même du mouvement.
Il est difficile de prévoir comment va évoluer le mouvement qui se cherche actuellement un second souffle, mais la distance parcourue en six semaines est phénoménale. L’écran de fumée du « régime fort » du président Aoun et les divisions qui semblaient éternelles entre celles et ceux d’en bas ont laissé leur place au slogan le plus populaire du moment : « que chute le régime des banques ! ».