Ça s’est agité sur les réseaux sociaux, au moins pour une minorité, et ça s’agite encore. Informations, analyses, revendications, pétitions, réunions virtuelles plus ou moins concluantes. Bien.
Mais tout cela est présenté, légitimé, dans le meilleur des cas, comme la seule possibilité d’action ou plutôt par l’impossibilité de faire autre chose. Dans la plupart des cas, parce que le confinement serait la seule manière d’arrêter la propagation du virus et, plus ou moins accessoirement (mais de manière en réalité déterminante, et cela peut se comprendre), de se protéger, soi et ses proches.
A cela s’ajoute parfois l’argument de la répression. Mais en réalité l’argument est totalement différent.
Pour certainEs, nécessité faisant vertu, l’outil virtuel est présenté comme une alternative aux « anciens » moyens de lutte. Pour d’autres, il s’agit juste d’attendre. « Après ce sera notre tour ». La situation se prolongeant, cette position attentiste deviendra de plus en plus présent. Une fois la crise sanitaire passée, le confinement dépassé, la colère serait explosive. Nous devrions donc employer ce temps à lire, écrire, critiquer le système, faire de la propagande.
Ces arguments doivent être contredits et, même s’il s’agit au départ d’une minorité, il faut montrer, de manière pratique et pas seulement théorique, qu’une autre voie est possible, prenant en compte la situation sanitaire, mais en l’intégrant dans un ensemble qui est aussi social et politique.
Parce que la lutte de classe est rien moins que virtuelle, les moyens de la mener ne peuvent être virtuels.
La suspension de la lutte de classes ?
La pandémie due au coronavirus n’est pas un complot de la classe dirigeante ou d’une de ses fractions. Mais elle se produit dans une société donnée qui elle est une société de classe, dans une phase historique donnée. Une phase de crise.
Ce qui signifie que la crise du coronavirus ne suspend ni les divisions de classe, ni la lutte de classe. Là-dessus, beaucoup à gauche, en théorie du moins, n’en doutent pas.
D’où les réponses du pouvoir qui sont des réponses de classe, aussi bien dans les réponses concrètes et spécifiques à la crise sanitaire, que dans le fait que cela ne modifie en rien la trajectoire générale de sa politique.
Pas besoin de longues analyses pour s’en convaincre. La gestion de la crise est en train de justifier et d’accélérer toutes les mesures qui permettent globalement d’augmenter la balance Capital/travail. Via les aides de l’État aux entreprises, via l’accroissement du taux d’exploitation des travailleurs et travailleuses (augmentation globale du temps de travail) et via la restructuration de l’organisation du travail (flexibilité, télé-travail…).
Mais à ces mesures « économiques » s’ajoute toute une logique politique amplifiant là encore une trajectoire préexistante : vers le nationalisme, le racisme et l’autoritarisme de l’État 1à propos de cette trajectoire, voir l’article publié ici le 18 mars : Les sales virus.
Bref, s’il y a quelque chose d’évident, c’est que le pouvoir, et avec lui, les classes dirigeantes, n’ont pas suspendu, de leur côté, la lutte de classe. Elles l’ont durcie. Considérablement.
Où est la gauche ?
Par contre, de manière tout à fait pratique, l’essentiel de « la gauche », tous courants confondus, a, de fait, considéré qu’il fallait suspendre, de notre côté, les moyens de mener la lutte de classe. En effet, depuis le 13 mars dernier, des annulations de manifestations ont été annoncées par les organisations elles-mêmes, avant même qu’elles soient interdites.
A tel point, et c’est là un saut qualitatif, que les directions de FO et de la CGT (avec la CFDT, la CFTC et la CGC) ont pu signer une déclaration commune avec le Medef. Ceci au moment où celui-ci obtenait du gouvernement un plan pour remettre en cause, excusez du peu, la durée du temps de travail et les congés payés.
Toute la gauche organisée n’en est, heureusement, pas rendue à ce point. Cependant, à l’heure qu’il est, l’absence d’initiatives, la suspension de tout mode d’action « physique » laissent la voie totalement libre au pouvoir. On observe même la condamnation de toute initiative allant dans le sens de la remise en cause d’un confinement strict. Ce silence au mieux, cet unanimisme au pire, facilite tous les durcissements autoritaires du pouvoir. A quand le traçage individuel et obligatoire de tous nos mouvements et échanges via les téléphones et ordinateurs ?
D’autres moyens ?
Bien sûr, tout le monde contestera cela. « Non, bien sûr, nous ne suspendons pas la lutte de classe. Nous disons seulement (seulement !) qu’il faut changer nos moyens de la mener ». On viendra plus loin sur l’argument du confinement qui est le point de départ justifiant cela.
Mais restons d’abord sur ce point : existe-t-il d’autres moyens de mener la lutte que les moyens collectifs physiques (manifestations, réunions, grèves, blocages, occupations, etc…) ?
C’est évident. La lutte de classe se mène par exemple aussi sur le terrain des analyses et des arguments qui, jusqu’à un certain point du moins, n’exigent pas la confrontation physique. Et l’imagination, en général, doit effectivement travailler d’autant plus pour trouver TOUS les moyens possibles de mener la lutte. D’autant plus que nous en sommes… là où nous sommes.
Mais, pour ce qui est de la lutte de classe, ces moyens ne peuvent aller que dans le sens de ce que j’ai appelé les « moyens collectifs physiques ». Les moyens alternatifs que nous pouvons trouver ne peuvent les remplacer. J’irai jusqu’à dire que ce ne sont pas des moyens en soi de la lutte de classe.
Pourquoi ? Pour des raisons « de principe » théorique si on veut. Quand nous disons avec Marx « l’émancipation des travailleur·ses ne peut être que l’œuvre des travailleurs eux-mêmes », ce n’est pas un slogan. C’est la conclusion d’une analyse générale du système capitaliste.
Les idées dominantes au sein de notre classe, ajoutait Marx, sont celles de la classe dominante : « il y aura toujours des riches et des pauvres », « ça a toujours été comme ça, c’est dans la nature humaine », « s’il n’y avait pas de police, ce serait n’importe quoi », etc. Les raisons en sont à la fois simples et complexes, et ce n’est pas principalement le fruit d’une manipulation. Pour en rester aux raisons simples, disons que nous faisons, pour l’essentiel de notre vie sociale, l’expérience du système tel qu’il est, c’est-à-dire d’un système reposant sur l’aliénation, la domination, la concurrence et l’exploitation. Les idées dominantes permettent de justifier ce système quand les idées qui le contestent apparaissent comme – au mieux – utopiques, pour celles et ceux à qui elles sont accessibles.
Toute notre vie, à des niveaux différents selon notre position de classe, notre genre, notre origine, notre race, etc. nous faisons l’expérience individuelle de la domination. Cela peut amener à une critique du système qui reste cependant prisonnière du cadre de l’idéologie dominante. Ce n’est qu’au travers d’expériences de résistances et de luttes collectives contre cette domination que les idées « utopiques » prennent une consistance et que se forge un processus d’émancipation. Nous avons toutes et tous fait, notamment ces dernières années, ces derniers mois, l’expérience du caractère déterminants des phénomènes collectifs pour faire évoluer un groupe en lutte… et les individus qui le composent. Pensons seulement aux Gilets jaunes, aux semaines allant du 5 décembre dernier… jusqu’au 13 mars.
Le confinement est une forme extrême de l’atomisation sociale et l’atomisation favorise la domination de l’idéologie dominante.
Confinement et suspension des moyens de mener la lutte de classe
A ce stade, nous n’avons pas encore abordé la question d’une alternative. Mais finissons-en d’abord avec cette question du confinement et ses implications.
Si nous sommes d’accord sur le fait que le confinement paralyse toute possibilité de mener effectivement la lutte de classe de notre côté et que, de plus, elle favorise l’emprise des idées dominantes, nous devrons être alors d’accord sur le fait qu’argumenter sur la nécessité de « respecter » les mesures de confinement, a fortiori sur la nécessité de les renforcer/généraliser, signifie de facto, argumenter pour la nécessité de suspendre temporairement, de notre côté, c’est-à-dire du côté de notre classe, la lutte de classe. Ou, mais c’est la même chose pour quiconque ne se satisfait pas de grandes déclarations, des moyens de la mener.
Cela signifie qu’il existerait des situations – de crise bien sûr – exceptionnelles bien sûr – où il faudrait, de notre côté, suspendre la lutte de classe. Mais comme les possibilités révolutionnaires sont aussi organiquement liées à des situations de crises extrêmes du capitalisme, toutes les sections de la gauche qui défendent cela aujourd’hui ne feront pas que boire le calice jusqu’à la lie, elles mangeront demain le calice et s’étrangleront avec. Au passage, la crise actuelle, aussi grave soit-elle, n’est sans doute rien comparé à la période dans laquelle nous entrons globalement.
Pendant la première guerre mondiale, Karl Kautsky, figure éminente du marxisme, avait au moins été conséquent en disant ouvertement qu’il fallait suspendre la lutte de classe jusqu’à la fin de la guerre. En 1917, il avait ensuite condamné la révolution russe en disant que les conditions objectives n’étaient pas réunies pour le communisme. Quand Macron aura résolu la crise (mais laquelle ?), alors on pourra, sans doute entre gentlemen et gentlewomen, discuter des avantages du communisme, non ?
Mais pourtant, le confinement est une nécessité…
Il n’est pas de mon domaine de discuter des arguments « experts » sur le coronavirus et l’épidémiologie en général.
Disons déjà que le confinement n’est pas qu’une mesure sanitaire. Au-delà des conséquences politiques déjà évoquées, il a et aura, plus il dure, des conséquences sociales potentiellement dramatiques : violences contre les femmes et les enfants, dépressions, suicides, évolution psycho-motrice des enfants… 2Lire l’article de Mike Davis https://blogs.mediapart.fr/saintupery/blog/210320/mike-davis-les-vraies-lecons-de-wuhan « Mais chaque fois qu’il sera clair que l’exercice de l’autorité ne répond pas à une exigence médicale mais limite inutilement les libertés individuelles et collectives, nous devons résister. C’est le cas de la transformation de la distanciation sociale en arrêt domiciliaire de facto lorsqu’on interdit toute activité de plein air « non essentielle ». Gavin Newsom vient par exemple d’étendre la consigne de « stay inside » à toute la Californie. Cette pratique est absurde. Comme je l’ai soutenu dans un précédent message de blog, promenades de santé, balades à vélo et excursions dans la nature sauvage devraient être des éléments essentiels de notre régime antiviral quotidien. Soit Newsom, Macron et Conte sont dépourvus de tout bon sens, soit ils nous donnent des conseils contreproductifs (qu’on pense aux ravages possibles de la dépression sur les enfants et les personnes âgées enfermés chez eux) afin de s’imposer comme des « leaders déterminés ». Je suis convaincu que, même en temps de pandémie, nous avons le devoir sacré d’exercer notre droit à la dissidence dans l’espace public, tout en suivant les conseils médicaux raisonnables en matière de distanciation. ».
Que nous prenions en compte les avis experts des scientifiques sur la question du virus est une chose, mais une réponse politique est une réponse qui doit prendre en compte l’ensemble de la société et des rapports sociaux. Et c’est là qu’est le terrain de l’antagonisme de classe3Joseph Choonara, http://isj.org.uk/socialism-in-a-time-of-pandemics/.
Disons ensuite que le confinement n’a pas la même signification selon les classes. Ce n’est pas la même chose de rester à 6 ou à 8 dans un deux-pièces ou d’aller dans une résidence avec jardin ou parc à la campagne.
Ajoutons enfin qu’il n’y a que dans la théorie totalement abstraite que le confinement peut être total. Qui produit la bouffe, la transporte et la distribue ? Et les médicaments, l’électricité, etc. ? A part pour ceux et celles qui se font livrer, et ont les moyens pour cela, il y a la queue devant les boulangeries et les supérettes. Merci au passage pour les livreuses et les livreurs… non confinéEs donc, comme des millions d’autres travailleur·ses.
C’est d’ailleurs parce que l’obligation de sortir existe que celles et ceux qui argumentent pour le respect du confinement trouveront toujours qu’en réalité… il n’est pas assez respecté. Et en viendront à légitimer – celles et ceux qui ne peuvent l’avouer feront simplement silence – les mesures policières (on en revient à la domination… des idées dominantes : « sans la police, c’est le bordel »).
Donc la réalité, c’est que ce n’est pas le confinement total et autoritaire qui est possible et nécessaire, mais toutes les mesures « barrières » et notamment les « distances » limitant au maximum les possibilités de propagation du virus.
De ce point de vue, un certain nombre de mesures qu’on catalogue hâtivement comme du confinement sont certainement nécessaires temporairement, dont la fermeture de tous les lieux fermés où se côtoient de nombreuses personnes, lieux de travail ou de « loisirs ». 4Revendications et « plans d’urgence » pour lutter contre la coronavirus existent à gauche et sont diffusés, mais de manière assez classique sans jamais aborder le comment, dès aujourd’hui, on prend les moyens de se battre pour leur mise en œuvre..
Mais cela signifie que dans la situation telle qu’elle est concrètement, il est possible de trouver comment mener pratiquement, et physiquement, la lutte de classe, la lutte contre le pouvoir et l’État, malgré les limites qu’impose la crise sanitaire.
Reprendre la rue
J’en donne quelques exemples, non parce que ce sont les meilleurs, mais pour montrer que des possibilités existent et pourraient exister à plus grande échelle. Là aussi, l’imagination doit travailler, parce que d’autres idées, meilleures sans doute, pourraient émerger de la volonté d’avancer dans ce sens.
Il y a bien sûr les lieux de travail… où l’on travaille encore. Là, quelques soient les revendications (droit de retrait, fermeture du lieu, matériel de protection, réorganisation pour tenir compte des distances barrières, etc.), les moyens sont « classiques » – paradoxalement parce qu’il n’y a justement pas confinement – et cette lutte-là se mène.
Dans les quartiers, outre les solidarités de proximité, il est possible de réoccuper collectivement la rue. Et de se donner ainsi par ailleurs les moyens de protéger, notamment de la répression, celles et ceux qui vont dans les lieux où campent des sans-abris, des migrantEs, etc.
Dans les queues des commerces, qui existent, il est possible de manifester collectivement une revendication politique. Il est d’ailleurs significatif que cet exemple, mis en pratique à Montreuil ou dans le 20è arrondissement à Paris le 21 mars5https://www.autonomiedeclasse.org/antiracisme/nos-luttes-ne-doivent-pas-se-laisser-confiner/. ait déclenché, notamment de la part de membres de la gauche radicale, des cris d’indignation. Vous ne respectez pas le confinement ! Euh, comment dire, à la nécessité d’aller faire les courses, comme le font de nombreux habitantEs de nos quartiers, nous avons juste ajouté une expression politique. C’est donc ça le problème ?
On pourrait même imaginer de véritables manifestations, quartier après quartier, de personnes faisant leur ballade « autorisée », avec distances barrière et passant le relais au quartier suivant sur une revendication commune qui, elle, pourrait être déterminée via des réunions « virtuelles ».
En attendant… parce qu’il ne faut pas attendre
Les contradictions dues à nos positions de classe que révèle chaque crise du système ne se résolvent pas spontanément dans le sens révolutionnaire ou tout simplement de nos intérêts de classe. Elles entraînent immanquablement chez une minorité une réponse qui va dans le sens des idées dominantes et chez une autre minorité, plus ou moins confusément, une réponse qui va dans le sens de nos intérêts de classe. L’évolution de la majorité dépendra de la capacité de cette deuxième minorité à commencer à les entraîner vers des expériences pratiques (et donc physiques) qui les mènent à rompre avec les idées dominantes.
Alors, en tenant compte pratiquement de ce qu’il est possible de faire, selon le nombre prêt à agir et les conditions locales, il faut commencer, même de manière limitée, et surtout ne pas attendre.
L’enjeu est multiple. Croire que les conditions seront plus propices demain, c’est laisser s’installer toutes les idées et toutes les conditions… qui rendront les choses encore plus difficiles demain. Essayer aujourd’hui, et le faire savoir, c’est se donner les moyens de découvrir que d’autres cherchent dans le même sens que soi, que nous. C’est redonner du courage à celles et ceux qui dépriment et subissent. C’est aussi rompre l’apparent unanimisme et provoquer des débats sur le fond et la nécessité de creuser les analyses et les arguments. C’est enfin commencer à construire les moyens organisationnels adaptés à une situation qui, au-delà du coronavirus, va durer.
Alors, sortons du virtuel, sortons couvertEs, sortons, sortons !
Denis Godard
Notes
↑1 | à propos de cette trajectoire, voir l’article publié ici le 18 mars : Les sales virus |
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↑2 | Lire l’article de Mike Davis https://blogs.mediapart.fr/saintupery/blog/210320/mike-davis-les-vraies-lecons-de-wuhan « Mais chaque fois qu’il sera clair que l’exercice de l’autorité ne répond pas à une exigence médicale mais limite inutilement les libertés individuelles et collectives, nous devons résister. C’est le cas de la transformation de la distanciation sociale en arrêt domiciliaire de facto lorsqu’on interdit toute activité de plein air « non essentielle ». Gavin Newsom vient par exemple d’étendre la consigne de « stay inside » à toute la Californie. Cette pratique est absurde. Comme je l’ai soutenu dans un précédent message de blog, promenades de santé, balades à vélo et excursions dans la nature sauvage devraient être des éléments essentiels de notre régime antiviral quotidien. Soit Newsom, Macron et Conte sont dépourvus de tout bon sens, soit ils nous donnent des conseils contreproductifs (qu’on pense aux ravages possibles de la dépression sur les enfants et les personnes âgées enfermés chez eux) afin de s’imposer comme des « leaders déterminés ». Je suis convaincu que, même en temps de pandémie, nous avons le devoir sacré d’exercer notre droit à la dissidence dans l’espace public, tout en suivant les conseils médicaux raisonnables en matière de distanciation. » |
↑3 | Joseph Choonara, http://isj.org.uk/socialism-in-a-time-of-pandemics/ |
↑4 | Revendications et « plans d’urgence » pour lutter contre la coronavirus existent à gauche et sont diffusés, mais de manière assez classique sans jamais aborder le comment, dès aujourd’hui, on prend les moyens de se battre pour leur mise en œuvre. |
↑5 | https://www.autonomiedeclasse.org/antiracisme/nos-luttes-ne-doivent-pas-se-laisser-confiner/. |