Les livres sur l’impérialisme de Lénine et Boukharine ont le malheur d’avoir suivi les destins post-mortems de leurs auteurs. Celui de Lénine est érigé en dogme intemporel, alors que celui de Boukharine est tombé aux oubliettes. Les deux méritent pourtant notre attention critique aujourd’hui.
Le monde de Boukharine semble très différent du nôtre : il utilise le nombre de machines à vapeur comme indice de l’investissement industriel. Son exposé magistral qui décrit la « première mondialisation » de la fin du 19e siècle, trace une méthode d’analyse de l’économie politique qui serait très utile pour celles et ceux d’entre nous qui souhaitent étudier et comprendre le Capital d’aujourd’hui et son rapport à l’Etat, et dépasser les clichés mystificateurs.
La division du travail prend des proportions mondiales. Des pays se spécialisent dans l’industrie et d’autres se « spécialisent » dans l’agriculture et les matières premières destinées à nourrir les pays colonisateurs. L’économie mondiale forme une unité d’oppositions. Le jeu de la libre concurrence fait que le capital se concentre et se centralise en des entreprises toujours plus grandes et moins nombreuses. Le capital financier n’est pas un parasite extérieur mais incarne et accélère cette concentration du capital industriel. Le rapport à l’Etat change : ce n’est plus le simple veilleur de nuit, désormais il « exprime la volonté collective » de la bourgeoisie nationale, et la défend dans l’arène mondiale où la véritable concurrence a lieu. Ainsi les politiques douanières, les accords commerciaux, mais surtout l’armement et la guerre, émanent de la logique économique du capitalisme dans sa phase impérialiste. C’est elle qui exige la concentration de toutes les forces de la nation dans l’intérêt de la classe dirigeante : c’est le temps du nationalisme et du racisme. « Le parlement sert désormais d’institution décorative qui passe des lois décidées par les syndicats patronaux. L’idéal du bourgeois est le ‘pouvoir fort’ ».
Le phrasé de Boukharine est celui d’un exposé pédagogue et élégant, alors que celui de Lénine est à l’image de l’époque et de la guerre : acéré, polémique et respirant la contradiction. L’un fait de la propagande scientifique, l’autre de l’agitation politique.
Mais ces deux interventions se complètent l’une l’autre. Boukharine n’a pas totalement résolu l’énigme de Kautsky (dirigeant de la seconde internationale), qui considérait que la concentration et la centralisation du capital devaient donner naissance à un « capitalisme d’Etat mondial », une seule organisation centralisée et dénuée de contradictions : l’ultra impérialisme. La guerre est donc une folie irrationnelle commise par des capitalistes qui auraient un intérêt économique à s’entendre. Il justifia ainsi sa politique de l’autruche qui consistait simplement à attendre la fin de la guerre, le jour d’après.
Pour Lénine, au contraire, la guerre elle-même montre que l’ultra impérialisme de Kautsky n’est qu’un « rêve d’un capitalisme pacifique » : c’est possible théoriquement et dans un monde abstrait, mais « les faits sont têtus ». Pour le démontrer, Lénine ajoute son grain de sel à l’exposé de Boukharine : le développement ne se fait pas de manière harmonieuse mais inégale. L’économie forme un système mondial, une totalité dialectique traversée de contradictions. Le centre de gravité de l’accumulation capitaliste ne reste jamais très longtemps au même endroit car sa dynamique change constamment : par conséquent, les accords commerciaux, politiques, le partage des colonies, etc, reflètent des rapports de force obsolètes. Hier, l’Angleterre et sa flotte étaient toutes-puissantes, aujourd’hui la dynamique de l’accumulation favorise l’Allemagne et les Etats-Unis (et demain, l’Asie du Sud-Est, la Chine). Toutes ces questions trouvent leur « résolution » dans une guerre de brigandage, dans une guerre qui est à l’image de l’économie : mondiale.
La guerre et ses horreurs sont donc rationnelles dans le système capitaliste. Rien ne sert d’attendre, il faut exploiter cette opportunité pour transformer la guerre mondiale en guerre civile, entre les classes sociales d’un même pays. Conjurer la crise par la révolution.