La dette des États connaît une augmentation rapide depuis le début de la pandémie de Covid. Alors les ministres de l’Économie, Bruno Le Maire en tête, ressortent leurs éternelles « réformes structurelles », celles qu’ils n’ont pas eu le temps de mettre en place ces 40 dernières années, mais qui seraient nécessaires pour sauver l’économie. Dans le débat public, beaucoup de figures de gauche, intellectuel·les, journalistes et économistes, voient dans le « quoi qu’il en coûte » affirmé par Macron une évolution positive vers moins de néolibéralisme et plus d’intervention de l’État. Mais est-ce vraiment la trajectoire et la dynamique du capitalisme ?
Les Cahiers d’A2C #01 – Janvier 2022
On entend généralement par néolibéralisme, une configuration financiarisée du capitalisme dans laquelle toute forme de régulation est laissée à la main invisible du marché mondialisé. Le rôle de l’État se réduirait alors à la protection de la propriété privée et la suppression de supposées barrières réglementaires, empêchant les marchés de s’autoréguler, libérant ainsi tout le potentiel de croissance. Voilà pour la théorie, ou plutôt pour l’idéologie néolibérale. Présenté comme un fait scientifique dans les universités, les institutions internationales, les médias et les programmes des partis, le catéchisme du retrait de l’État de l’économie est pourtant loin de refléter la réalité.
Reprenons le fil de l’histoire : confrontés à la crise économique des années 70 et 80 et à la baisse tendancielle des taux de profit des entreprises, les États capitalistes développés ont commencé à mettre en place les réformes dites « néolibérales ». Ces transformations ont permis d’augmenter la part de la valeur produite qui allait aux capitalistes plutôt qu’à la classe ouvrière sous forme de salaires et de services publics. La baisse forcée des taux d’intérêts, qui ont atteint une valeur quasi nulle depuis plusieurs années, devait aussi permettre aux entreprises d’avoir un accès plus facile et moins coûteux au crédit. Beaucoup ont ainsi pu maintenir voire étendre leur activité malgré des taux de profit peu élevés voire négatifs. Enfin, si les privatisations ont permis dans certains cas d’ouvrir de nouveaux domaines à l’accumulation capitaliste, elles ont surtout eu pour effet de remodeler la relation entre travailleur·euses et patrons au profit de ces derniers dans les entreprises et les domaines concernés.
Toutes ces mesures parmi tant d’autres ne sont pas celles d’un désengagement de l’État, mais bien d’une intervention active de sa part pour remodeler les conditions d’accumulation capitaliste et d’exploitation de la force de travail, dans un contexte de crise de longue durée. En effet, ça a nécessité des lois antisyndicales, des privatisations, un renforcement de la police et des prisons et un abandon conscient et assumé des services publics.
Un autre exemple de l’intervention active de l’État est bien sûr celle des grandes banques centrales lors des crises. La baisse historique des taux de profits, conjuguée avec la dérégulation des marchés financiers, a augmenté la spéculation boursière et provoqué des krachs historiques. Depuis la crise des subprimes de 2008, les taux de profit mondiaux ont continué à baisser et l’activité est maintenue artificiellement par les grandes banques centrales. Ces dernières utilisent massivement et en continu des outils non conventionnels comme « l’assouplissement quantitatif », rachetant des dettes, des obligations et autres produits toxiques détenus par les banques privées. C’est en fait un moyen d’injecter des quantités colossales d’argent frais dans les circuits financiers tout en débarrassant les banques de leurs produits dangereux.
Enfin, il y a les subventions directes aux capitalistes, comme le CICE en France qui a permis à lui seul d’injecter des dizaines de milliards d’euros en quelques années pour améliorer les marges des entreprises, mais sans effet notable sur l’investissement et l’emploi. Sans parler de l’industrie d’armement qui tourne à plein régime et à pleins profits, dopée aux commandes de l’État (voire aux commandes venant d’États étrangers mais garanties par le Trésor français, comme pour la dernière vente de Rafale à la dictature égyptienne) et des interventions impérialistes à l’étranger permettant de protéger les intérêts des multinationales françaises et de perpétuer la françafrique.
L’État bourgeois vu sous cet angle est bien dans son rôle d’outil politique de la classe dirigeante qui possède les moyens de production ; il n’est pas « notre » État et ne l’a jamais été.
Une impulsion venue d’Amérique ?
Le président américain Joe Biden a pris une série de mesures et en a annoncé d’autres qui laissent présager un tournant stratégique dans la politique de la classe dirigeante étatsunienne. Des allocations « covid » exceptionnelles continuent d’être distribuées à la majorité de la population, et d’énormes investissements publics sont annoncés dans l’infrastructure des transports, les télécommunications, les écoles et les universités publiques. Pour enfoncer le clou, Biden lui-même prétend être le président le plus « pro-syndicaliste » de l’histoire des États-Unis ! Tout ceci amène Jean-Luc Mélenchon à voir dans le nouvel occupant de la Maison-Blanche un « appui » dans le cadre de sa campagne pour 2022.
Il est impossible d’ignorer ce qui se passe aux États-Unis, mais il faut tout de même relativiser la portée de ce qui reste pour l’instant de simples annonces. Premièrement, malgré l’extension des allocations chômages et autres aides à la consommation, les largesses du nouvel État providence américain restent bien en-deçà de ce qui se pratique normalement en Europe. Deuxièmement, ces programmes d’investissement certes ambitieux doivent se confronter à une situation économique (aux USA comme dans le reste du monde) qui reste structurellement similaire à l’époque pré-Covid : profitabilité en berne et dette qui explose pour la plupart des entreprises productives, avec des marchés financiers dopés par les mesures des banques centrales et qui se retrouvent encore plus déconnectés de l’économie productive qu’ils ne l’étaient avant la pandémie. Paradoxalement, il y eu moins de faillites d’entreprises en 2020 que lors d’une année normale, car les entreprises insolvables se sont accrochées aux aides Covid pour éviter de couler. Dans un contexte de profitabilité au ras des pâquerettes, un grand programme d’investissements de l’État sans nationalisation des entreprises risque surtout de nourrir l’inflation qui refait déjà son apparition avec les pénuries mondiales post-confinement.
Enfin, le « New Deal » de Biden s’accompagne d’une rhétorique anti-chinoise qui n’a rien à envier à celle de Trump, et c’est loin d’être anodin ou secondaire. Les investissements ciblés dans des secteurs stratégiques où l’industrie chinoise est très avancée comme la 5G et les semi-conducteurs, le renforcement de la présence militaire étatsunienne en Asie du Sud-Est, ainsi que la continuation de la politique Trump à l’égard des migrant·es, tout ceci répond à une seule et même logique : le besoin de renforcer le camp du capitalisme américain face au capitalisme chinois, et de serrer les rangs de la population derrière la classe dirigeante américaine, par le biais des politiques patriotiques et racistes. Tout ceci sur fond d’instabilités des marchés financiers et de crises économiques dont la fréquence et la gravité vont augmenter plutôt que diminuer.
Les étatistes de gauche
Dans le discours dominant à gauche, le mot néolibéralisme (ou libéralisme tout court) est souvent utilisé en lieu et place du mot capitalisme. Ainsi notre lutte pourrait se réduire, au moins à moyen terme, à la question de la lutte contre le néolibéralisme. Dans cette lutte, qui prend au pied de la lettre la définition bourgeoise du néolibéralisme, quel meilleur allié que l’État ? Un État interventionniste, fort et protecteur de ses entreprises et de « ses » (!) travailleur·euses ? Ce point de vue est porté de façon caricaturale par un personnage comme Arnaud Montebourg mais aussi plus sérieusement par Jean-Luc Mélenchon ou François Ruffin. On ne compte plus les discours expliquant que les frontières (fermées), le protectionnisme et le patriotisme économique permettraient de protéger les travailleur·euses des méfaits du capitalisme en évitant les délocalisations et de préserver l’environnement. Pourtant, le monde lui-même est trop petit pour l’appétit du capitalisme et, sitôt les entreprises nationales protégées de la concurrence extérieure, elles chercheront des marchés extérieurs pour croître et se développer, se jetant dans une concurrence acharnée avec d’autres entreprises nationales, chacune soutenue par son État. La perspective du « protectionnisme » capitaliste est donc celle d’une généralisation et d’une amplification des tensions commerciales (comme celles entre la Chine et les USA), encourageant l’armement et les guerres impérialistes !
Mais réfléchissons un instant : pourquoi est-ce que les capitalistes délocalisent, si ce n’est pour aller chercher des profits plus élevés et des marchés plus étendus ? Ils se comportent tout à fait rationnellement puisque l’essence du capitalisme n’est pas dans la production de biens pour subvenir aux besoins des gens et encore moins dans la « création d’emplois », mais bien dans l’extraction de plus-value et dans l’exploitation. Les capitalistes délocalisent car ils trouvent de « meilleures conditions » d’exploitation ailleurs. Donc pour les encourager à relocaliser, il faudra leur prouver que les meilleures conditions d’exploitation se trouvent en France. Il n’y aura pas de miracle, on exigera très vite de notre classe de « faire des efforts », c’est-à-dire d’accepter des salaires plus bas, des journées plus longues et des conditions de travail dégradées… D’accepter de se ranger au garde-à-vous derrière la classe dirigeante, d’encourager le racisme, la fermeture des frontières et le nationalisme. De belles perspectives !
L’histoire concrète du capitalisme est celle d’un mode de production qui peut se présenter sous les formes les plus variées, de la concurrence basée sur le secteur privé au capitalisme d’État, du libre échangisme prôné par les néolibéraux au protectionnisme le plus farouche prôné par les nouveaux patriotes économiques de droite comme de gauche. Mais l’essentiel reste : les entreprises et les nations capitalistes sont en concurrence entre elles, et c’est à qui va exploiter le plus efficacement, le plus brutalement et le plus impitoyablement « ses » travailleur·euses. Tant que celles et ceux qui travaillent ne seront pas en possession des moyens de production, alors ceux-ci seront utilisés contre elles et eux, car le capital, « semblable au vampire, ne s’anime qu’en suçant le travail vivant. » Les conditions historiques peuvent donc amener la classe dirigeante à prôner une intervention plus « dirigiste » de l’État dans certains secteurs de l’économie, avec des bavardages sur la solidarité nationale et le patriotisme économique pour musique de fond. Mais changer son fusil d’épaule ne veut pas dire changer de mire, bien au contraire.
Les forces politiques de gauche militant pour un retour de l’État protecteur des entreprises françaises et des travailleur·euses font donc fausse route et, croyant lutter pour l’émancipation, accompagnent en fait le mouvement vers la catastrophe. La lutte contre le capitalisme n’est pas celle contre le cadavre du néolibéralisme. La lutte anticapitaliste doit, aujourd’hui plus qu’hier, se battre contre l’État, le nationalisme, et le fascisme. À ceux qui nous proposent de troquer la lutte contre les frontières et l’impérialisme en échange de quelques concessions patriotiques et surtout imaginaires, nous opposons la solidarité de classe et son autonomie politique.