Thomas Sankara, quel héritage pour la jeunesse africaine  et pour les révolutionnaires dans le monde?

Au milieu des années 80, en plein cœur de l’Afrique, a eu  lieu l’une des dernière expérience révolutionnaire de la période dite de « guerre froide » et du XXè siècle. Le capitaine Thomas Sankara et les populations du Burkina Fasso  ont tenté au cours de cette courte période (83/87), une expérience singulière pour sortir des griffes du néocolonialisme.  Cette expérience, ses succès et ses limites, ont des leçons à nous donner pour préparer les Révolutions qui viennent.1Cet article reprend les notes préparées pour un exposé lors de nos week end de débats et de formation

Les Cahiers d’A2C #02 – MARS 2022

Si Thomas Sankara est devenu une icône anti-impérialiste, un « Che Guevara africain », si sa mémoire est présente dans chaque villages, quartier, bidonvilles ouest africain, et que ses discours commencent à être diffusés et étudiés, notamment à l’extrême gauche, les réalisations concrètes de la « Révolution Démocratique et Populaire » (RDP) et les débats stratégiques qu’elle a dû se poser sont encore peu connus.

Thomas Sankara et la Révolution du 4 Aout 1983 

Thomas Sankara conduit une Révolution « démocratique et populaire »  en Haute Volta, un petit pays d’Afrique de l’Ouest de 274 200 km², ancienne colonie Française, frontalier avec le Mali, la Côte d’Ivoire, le Ghana, le Bénin, le Niger et le Togo qu’il renomme Burkina Faso (pays des hommes intègre). 

La Haute Volta est établie par l’administration française en 1919, à partir de territoires  du Haut Sénégal, de la Côte d’Ivoire et du Niger. Elle fut dissoute en 1939 (réparti entre Mali – à l’époque le Soudan Français, la Côte d’ivoire, le Niger) et recréer après la seconde guerre mondiale à la demande des «élites » locales (et cela sert les intérêts de la France : morceler ses colonies en petits territoires). 

 Un « gouvernement local » est créé en 1958 et le pays devient formellement indépendant le 5 Août 1960. 

C’est dans ce contexte que naît Thomas Sankara le 21 décembre 1949. Son père est infirmier militaire, il est enfant de cœur, il hésite à rentrer au séminaire pour devenir prêtre, mais choisit la carrière militaire. 

Au lycée il rencontre un militant du PAI (Parti Africain de l’Indépendance – Marxiste léniniste), Adama Touré qui organise des cercles anti-impérialistes clandestins où Sankara commence sa formation politique. 

En 1969 il va à Madagascar pour son école militaire. En 1972, il y a une révolution à Madagascar ou des jeunes officiers et des militants politiques et syndicaux obtiennent la chute du régime néo-colonial soutenu par la France, ils parlent de « Seconde Indépendance ». Cela va beaucoup le marquer.

Il rentre en Haute Volta, se fait remarquer lors de la guerre frontalière avec le Mali de 1974 et devient responsable de l’entraînement des commandos, il est nommé Capitaine et jouit d’une certaine popularité dans l’armée et au-delà.

 Depuis l’indépendance, un premier coup d’État à installer un régime autoritaire en 1966. En 1980, il y a un nouveau coup d’État militaire suite à une grève générale, mais les jeunes officiers issues des milieux populaires organisés autour de Sankara n’y participent pas, mais ne s’y opposent pas. Les militaires au pouvoir lui ordonnent (un ordre militaire) de devenir secrétaire d’Etat à l’information en septembre 1981 pour neutraliser sa popularité et sa dénonciation de la hiérarchie militaire. Le gouvernement interdit le droit de grève, et suite à une grève générale contre cette mesure, il démissionne en disant à la radio « Malheur à ceux qui bâillonnent le peuple ».  Il est dégradé et  envoyé loin de la capitale, Ouagadougou. 

Un nouveau coup d’État à lieu en 1982. Le groupe de Thomas Sankara n’est pas à l’initiative mais pense qu’il y a une opportunité à saisir pour améliorer le sort du peuple, il devient 1er ministre. Ce pouvoir est divisé, il y a opposition entre les révolutionnaires représentés par le 1er Ministre, Thomas Sankara, et ceux qui veulent juste utiliser la popularité de ce dernier, comme le président du Conseil du Salut du Peuple. Cette opposition s’affiche publiquement dans les meetings, par exemple le 14 mai 1983, à Bobo Dioulasso quand Sankara promet qu’il n’y aura pas de ralentissement dans les changements, sous les applaudissements alors que le Président veut imposer une pose dans le processus révolutionnaire. 3 jours plus tard, l’aile conservatrice fait arrêter et jeter en prison Thomas Sankara, qui sera libéré grâce à la mobilisation populaire. Craignant leur élimination physique, les révolutionnaires (sous officiers,  leaders syndicaux, organisations de gauche) regroupés autour du Capitaine décident de tenter une prise du pouvoir. 

Le 4 Août 1983, une colonne insurgée qui vient de Pô entre à Ouagadougou grâce à l’aide des civils, et accompagnés d’une foule en liesse qui refusent de rentrer chez elle et continue à danser et crier sa joie dans la rue, malgré le couvre feu décrété par le nouveau pouvoir.  On a donc une forme hybride de prise de pouvoir, mi-coup d’état militaire, mi-insurrection populaire. Le 21 Août Sankara déclare « le pouvoir est d’abord l’affaire d’un peuple conscient, par conséquent les armes ne représentent qu’une solution ponctuelle, occasionnelle, complémentaire ».

Instauration du Conseil National de la Révolution qui nomme Sankara président, c’est le début de la Révolution démocratique et populaire qui va durer 4 ans 2 mois et 11 jours jusqu’au 15 octobre 1987 et le coup d’état soutenue par les force impérialistes au cours duquel Thomas Sankara est assassiné. 

La Révolution est porté par le CNR où sont représentés la plupart des organisations de gauche radicale, marxistes : PAI, Union de Lutte Communistes – Reconstruite… mais aussi les Comité de Défense de la Révolution, dont l’objectif est de « détruire la machine d’état néocoloniale et de garantir la souveraineté du peuple ». Ce sont des organes d’auto-organisation et de démocratie directe, avec des responsabilités importantes : recensement de la population, production des cartes d’identité, collecte de l’impôt, ils assurent aussi la formation politique, l’assainissement des quartiers, la gestion des conflits de voisinage,… . Des Tribunaux Populaires de la Révolution, élus dans les CDR sont mis en place pour  « juger les crimes et délits des fonctionnaires et des agents préposés de l’Etat ».  

Quelques réalisations de la RDP :

  • Autosuffisance alimentaire : 2ème pays le plus pauvre du monde avant la révolution, mais si en 1984, le Burkina importe 220 000 tonnes de céréale, en 1986 l’objectif de 2 repas et 10 litres d’eau par jour et par personnes est atteint, l’ONU  dit dans un rapport: « en 4 ans le Burkina est devenu autosuffisant alimentairement et a vaincu la faim »

Ce résultat est obtenu, dans un contexte de restriction de l’aide internationale est notamment française, grâce à la mobilisation des paysans, l’envoie de l’armé aux champs pour “servir le peuple” (le Capitaine lui-même va labourer une charrue à la main) ainsi qu’à la mobilisation populaire pour la construction d’infrastructures (barrages pour l’irrigation, route, chemin de fer). Saïd Bouamama dit que ça rappelle la Révolution Chinoise.2 Voir : Saïd Bouamama « figures de la révolution africaine » (Zones, 2014) dont on peut lire un extrait consacré à Sankara sur Contre Temps : https://www.contretemps.eu/sankara-revolution-burkina-bouamama/

  • Mais avec en plus l’écologie : « je suis l’humble représentant d’un peuple qui refuse de se regarder mourir pour avoir regardé mourir son environnement naturel ». Se met en place une véritable lutte contre la désertification : des bosquets sont plantés dans chaque village, un plan de 15 mois pour planter 10 millions d’arbres est réalisé en 85/86. « L’impérialisme est le pyromane qui brûle nos forêts et nos savane, la lutte contre la désertification est une lutte anti-impérialiste ». 
  • Au niveau sanitaire : campagne de vaccination, et notamment des enfants, sans distinction de nationalité, les enfants des pays voisins viennent se faire vacciner au Burkina; construction de dispensaires par les populations 
  • Concernant la Lutte contre l’analphabétisme : construction d’écoles, création de comités d’élèves qui dénoncent les professeurs et les directeurs réactionnaires. Un plan spécifique d’alphabétisation pour les  femmes, même si le taux d’analphabétisme reste plus élevé que chez les hommes (qui lui diminue fortement). Le projet école nouvelle, est rejeté après un débat au sein des CDR. 
  • Par rapport à la place des femmes : Nomination à des postes importants (ministres, préfet,…) ; mise en place d’une Union des Femmes du Burkina qui lutte contre l’excision et la polygamie, instauration d’une journée du « marché des hommes » durant  laquelle les taches ménagères reviennent aux males ; campagne pour un « salaire vitale » (prélevé sur le salaire des hommes et versé aux épouses) qui soulève l’espoir des femmes mais ne sera pas appliqué ; Le 8 Mars 87 Sankara déclare « L’émancipation comme la liberté ne s’octroie pas, elle se conquiert et il appartient aux femmes elles même d’avancer leur revendications et de les faire aboutir ». 
  • Un régime internationaliste : campagne de solidarité anticolonialiste pour l’indépendance de la Kanaky, ce qui met Paris en rage, ou en soutien à la Palestine.  Soutien à l’autodétermination du Sahara occidentale face au Maroc (remise en cause des frontières coloniales). Appuis concret à la lutte contre l’apartheid (des fusils et des passeports sont fournis à l’ANC, attaque contre Mitterrand qui reçoit les leaders Afrikaners).  Lutte pour l’unité africaine, mais contre l’Organisation de l’Unité Africaine qualifiée de « syndicat de chef d’état », notamment sur la question de la dette. Un discours de classe à l’international : « Ceux qui sont exploités en France sont ceux qui sont exploités en Haute Volta et ceux qui souhaitent se libéré de toutes les formes de domination en Haute Volta existent aussi en France » (Discours au Sommet France Afrique de 83 à Vichy). 

Said Buamama conclu : « Dans tous les domaine de la vie sociale, l’appel à l’auto-organisation des premiers concernés est une constante pendant les 4 ans de l’expérience Sankariste ».3 Ibid

Les difficultés, les erreurs, et les débats que ça pose :

  • Guerre frontalières avec le Mali en décembre 1985 : 4 villages que se disputent le Mali et le Burkina Faso. Cette guerre est un héritage du tracé des frontières coloniales. 
  • Sur quelle  classe s’appuyer pour faire la révolution dans un pays comme le Burkina ? Baisse du pouvoir d’achat des urbain (estimé à 30% entre 1982 et 1987, malgré les baisse des loyer de 50 à 70% en 1984 et leur suppression en 1985), attaque contre les fonctionnaires : 1380 enseignants grévistes licenciés en 1984, dénonciation de l’anarchosyndicalisme  : « Ou bien nous cherchons à contenter les fonctionnaire qui sont 25000, 0,3% de la population ou bien tous les autres qui ne peuvent même pas avoir un comprimé de nivaquine ou d’aspirine et qui meurent simplement quand il sont malades » .
  •  Des critiques venus de la bourgeoisie sur le respect de l’état de droit, auxquels Sankara répond par avance : « à la morale immonde de la minorité exploiteuse et corrompue, nous opposons la morale révolutionnaire de tout un peuple pour la justice social ». Par exemple on reproche aux tribunaux populaires de ne pas respecter la présomption d’innocence, mais aujourd’hui les féministes rappelle que la présomption d’innocence des hommes c’est une présomption de mythomanie pour les femmes victime de viol (par exemple, l’affaire Darmanin). On ne peut limiter la question de la démocratie au respect des formes bourgeoises de démocratie, de justice,… . 
  • Pour nous la question centrale sur la démocratie c’est le respect de l’auto-organisation à la base. Saïd Bouamama pointe par exemple la main mise du Secrétariat Général National (aux mains des militaires) sur les  CDR de base qui tendent à se transformer en « courroies de transmission » et sont instrumentalisés dans les luttes entre  factions au sein du CNR. Un sociologue à essayer de montrer la main mise des chefferies traditionnelles sur les CDR, et que donc le  pouvoir révolutionnaire était subordonné aux pouvoirs coutumiers. Dans un discours à Bobo Dioulasso, 15 jours avant son assassinat le Capitaine semble conscient des problèmes : « le devoir de tout révolutionnaire c’est d’éviter que la Révolution ne se replie sur elle-même, que la Révolution ne commence à se scléroser, que la Révolution ne commence à se réduire à peau de chagrin ».  

Samba et Thomas (Paris 20)

Notes

Notes
1 Cet article reprend les notes préparées pour un exposé lors de nos week end de débats et de formation
2 Voir : Saïd Bouamama « figures de la révolution africaine » (Zones, 2014) dont on peut lire un extrait consacré à Sankara sur Contre Temps : https://www.contretemps.eu/sankara-revolution-burkina-bouamama/
3  Ibid