Ukraine : face à l’horreur, qu’est-ce qu’il faut faire ? Et qu’est-ce qu’on peut faire, nous ?

Arguments

La première des choses, et la plus essentielle, est de chercher à comprendre la nature de cette guerre et le cadre général d’une rivalité inter-impérialiste, entre la Russie et les pays de l’Otan, dans lequel elle se déroule. C’est pourquoi, après l’éditorial du dernier numéro de cette revue, nous revenons en détail, ailleurs dans ces pages, sur l’analyse de l’impérialisme aujourd’hui. Cette boussole nous permet de mieux répondre à une série d’arguments que nous entendons dans les médias et autour de nous et de décider où et comment nous pouvons intervenir de manière concrète.
Les Cahiers d’A2C #03 – MAI 2022

Les réponses, à certains arguments sont plus faciles que d’autres comme l’idée que nous serions face une guerre entre un monde « libre et démocratique » et un monde de « dictateurs autocratiques » même si l’argument est tellement martelé dans les médias qu’il finit par sembler comme du simple bon sens pour beaucoup de gens.

D’autres sont plus complexes. Il est évident que la Russie est le pays envahisseur et il faut qu’il se retire. Mais comment faire ? Faut-il envoyer des troupes de l’Otan ? Seuls les Docteurs Folamour y pensent. Mais faut-il envoyer des armes ? Faut-il des sanctions ? La guerre en Ukraine ne serait-elle pas une simple guerre de libération nationale comparable à celle de l’Algérie ou du Vietnam et qu’il faudrait donc soutenir par tous les moyens ?

Monde libre contre dictatures ?

Est-ce vraiment un argument de bon sens ? Pourtant il suffit de regarder la politique étrangère passée et présente ne serait-ce que de l’État français pour voir que ce sont des fadaises.

Au moment de l’écriture de ces lignes, les médias couvrent le défilé du 8 mai commémorant la victoire en 1945 et la « guerre pour un monde libre » et en profitent pour la comparer à la guerre en Ukraine. Mais sur ces mêmes ondes, pas un mot sur ce même 8 mai à Sétif en Algérie et la répression brutale du mouvement d’indépendance – le même jour par le même gouvernement français « libre ». Malgré les engagements pendant la guerre1Dans la Charte de l’Atlantique de 1941 et la Déclaration des Nations unies de 1942 il était question du respect du droit de « chaque peuple de choisir la forme de gouvernement sous laquelle il doit vivre. » Et que « soient rendus les droits souverains et le libre exercice du gouvernement à ceux qui en ont été privés par la force. », les résistances anticoloniales seront noyées dans le sang – jusqu’à 20 000 morts à Sétif en 1945, des dizaines de milliers de morts dans les massacres coloniaux au Vietnam, à Madagascar, au Cameroun… et des centaines de milliers de morts pendant la Guerre d’Algérie2Voir Yves Benot, Massacres coloniaux, La Découverte. Est-ce de l’histoire ancienne d’une époque coloniale révolue, comme le prétendraient certains ? Toute l’histoire de la Françafrique depuis nous montre le contraire – dictateurs tortionnaires installés et armés par l’État français et quarante interventions militaires depuis 1960 pour les soutenir au nom du « maintien de la paix », sans compter l’emprisonnement, voire l’élimination d’opposant·es trop démocratiques…

Dans les années 1960, c’était un des régimes les plus brutaux du monde, l’Afrique du Sud et son régime d’apartheid, qui faisait partie du monde « libre » ! Hier, cela voulait dire tout simplement qu’elle faisait partie du bloc impérialiste occidental opposé au bloc impérialiste de l’est « communiste ». D’après cette même logique tordue, aujourd’hui, font partie du monde « libre » l’Égypte du dictateur Al Sissi ou l’Arabie saoudite de Bin Salman. Après des années de bombardements du Yemen par l’Arabie saoudite et plus de 200 000 morts, si on suivait les mêmes arguments utilisés pour l’Ukraine, la France, le Royaume Uni et les USA devraient être en train de vendre ou de donner des armes aux résistant·es ou au moins d’organiser des sanctions contre cette dictature. Ces pays sont pourtant les trois plus grands fournisseurs d’armes à l’Arabie saoudite. Et ce n’est qu’un seul exemple. Comment croire alors que les États français, étatsunien et autres interviennent aujourd’hui en Ukraine pour défendre la liberté, la démocratie et un monde libre ? La « défense de la souveraineté de l’Ukraine » tout comme les justifications de Poutine sur la dénazification ne sont que des prétextes dans la bataille pour dominer cette partie de l’Europe.

Donner des armes à l’Ukraine pour résister ?

Dans ce contexte de réchauffement de la guerre froide, l’envoi massif d’armes en Ukraine, ainsi que les votes de budget militaires de plus en plus importants partout en Europe sont plus qu’inquiétants. C’est notamment le cas pour l’Allemagne qui a décidé d’investir 100 milliards d’euros – le double de son budget militaire annuel actuel – dans la modernisation de son armée, en augmentant la part des dépenses à 2 % du PIB. Après l’envoi de troupes en Afghanistan et l’envoi de matériel en Ukraine, l’Allemagne est en train de faire un pas supplémentaire dans l’abandon de sa politique de non-intervention à l’étranger qui date de 1945.

Sérieusement affaibli depuis la chute du mur, l’impérialisme russe, tel un animal blessé, est capable de réagir de façon encore plus imprévisible et brutale. Les dirigeants de l’Otan en sont conscients et hésitent à soutenir la mise en place d’une zone d’exclusion aérienne au-dessus de l’Ukraine, de peur de provoquer un conflit direct avec l’armée russe et le risque d’une guerre d’une ampleur beaucoup plus grande, voir mondiale. La stratégie est plutôt celle d’une guerre d’usure pour saigner l’opposition et leur saper le moral. En attendant ce sera la population ukrainienne qui continuera à payer un prix encore plus fort sans aucune garantie qu’on n’assiste pas à une escalade dans l’affrontement avec tous les risques que cela comporte.

Et l’exemple du Vietnam ou d’autres mouvement de libération nationale ?

Certain·es militant·es de gauche, qui sont pourtant opposées à la politique globale de l’Otan, argumentent que, par le passé, des mouvements de résistance ont profité des armes d’une puissance impérialiste rivale, comme les vietnamien·nes qui ont reçu de l’aide militaire de la Russie ou de la Chine et qu’il faudrait donc soutenir l’envoi d’armes par l’Otan. Mais il s’agissait là d’un mouvement très différent qui était historiquement indépendant que ce soit de la France, des USA, de la Russie ou de la Chine. Le Vietnam poursuivait ses propres buts. Dans le cas de l’Ukraine, son avenir, en cas de victoire sera entièrement déterminée par les puissances de l’Otan.

Les sanctions sont-elles une solution ?

Dans d’autres conflits, comme celui des Africain·es noirs contre l’apartheid en Afrique du Sud ou des palestinien·nes contre l’apartheid imposé par l’État d’Israël, ce sont les victimes et opposant·es intérieurs aux régimes oppresseurs qui ont été ou sont encore à l’origine de la demande de sanctions. Ce n’est pas le cas aujourd’hui en Russie. De manière générale, d’ailleurs, les sanctions économiques sont rarement efficaces dans le court terme pour changer la politique d’un pays. Imposées à l’Iran, à l’Irak ou plus récemment à la Corée du Nord, les sanctions n’ont pas fait plier les régimes en question. Par contre, pour les populations de ces pays le résultat a été catastrophique. En mars dernier après la mort de Madeleine Albright, ancienne secrétaire d’État des USA sous la présidence de Bill Clinton, toutes les figures du monde politique américain ont unanimement chanté ses louanges. En 2001, interrogée devant les caméras sur les 500 000 enfants morts en Irak à cause des sanctions – « plus d’enfants morts qu’à Hiroshima », on lui a demandé si elle pensait si cela en valait le prix. Elle a répondu, « Je pense que c’est un choix très dur, mais nous pensons que cela en valait le prix. » De telles sanctions imposées à la Russie ne toucheront pas les riches de ce pays pas plus qu’en Irak. Par contre, elles pourraient très bien dresser les populations contre les Occidentaux qu’on pointerait comme responsables. Enfin, lorsque les sanctions échouent à faire plier un régime, les appels à l’utilisation des armes se font sentir encore davantage.

Quelle alternative aux sanctions et aux armes de l’Otan ?

Car si on est opposé à l’ingérence des forces de l’Otan comment serait-il possible d’obliger l’armée russe à se retirer ? Plusieurs alternatives existent qui pourraient permettre une issue positive à la guerre.

D’abord, il n’est pas impossible qu’une opposition à la guerre se développe au sein de la Russie elle-même. Les magnifiques manifestations d’opposition dans les villes russes au lendemain de l’invasion sont incroyablement encourageantes surtout quand on connaît le niveau de répression qu’elles ont subi. Embourbés dans une guerre qu’on leur a présenté comme une mission de libération d’un pays sous le contrôle de nazis, les soldats qui reviendront du front n’hésiteront pas à raconter à leurs ami·es et familles les mensonges grossiers de l’État major et des médias. L’opposition peut grossir.

Deuxièmement, les soldats envoyés en Ukraine peuvent aussi déchanter sur place, montrer une opposition passive voire dans certains cas se livrer à des actions contre leurs officiers comme ce fut le cas en Afghanistan pour les Russes ou au Vietnam pour les Américains. Cela pourrait être favorisé par des tentatives des soldats ukrainiens de s’opposer aux troupes russes tout en multipliant les actions de fraternisation – actions qui ont déjà eu lieu.

Enfin, dans les pays alliés de l’Otan comme la France, nous devons trouver le chemin de l’agitation antiguerre avec la revendication du retrait des troupes russes tout en pointant la responsabilité aussi de l’Otan dans l’escalade de la guerre. Cela aiderait les antiguerre russes à éviter d’être désigné·es comme de simples suppôts de l’Otan. Pendant la guerre du Vietnam, dans les abris sous terre, les vietnamien·nes projetaient des films des manifestations antiguerre aux États-Unis tout comme les antiguerre aux USA passaient des films des résistances au Vietnam. Des scènes similaires se passaient aussi pendant la guerre contre l’Irak. C’est ainsi qu’on commençait à casser le nationalisme qui monte les peuples les uns contre les autres et nous pourrit la vie.

C’est aussi sur cette question du nationalisme et du racisme que nous pouvons intervenir concrètement en France pour casser la spirale vers la guerre. Nous devons continuer à dénoncer l’hypocrisie et le racisme des États européens qui accueillent à bras ouverts des ukrainien·nes tout en continuant à rejeter les réfugié·es noir·es et arabes qui cherchent un asile. Les mesures d’urgence mises en place en moins de deux pour les ukrainien·nes nous montrent qu’on avait raison de dire qu’il était possible d’accueillir tout le monde.

Comme militant·es d’A2C, nous sommes convaincu·es de la justesse de notre choix d’investir nos forces à côté des migrant·es et des sans-papiers dans la lutte pour la régularisation, pour l’égalité des droits et plus largement contre le racisme et le fascisme. C’est pourquoi nous sommes plus que d’accord avec la célèbre militante étatsunienne, Angela Davis, qui tout récemment, lors d’une conférence à Bruxelles a affirmé que, pour elle, « la lutte des personnes sans-papiers est sûrement la plus importante des luttes aujourd’hui, car la quête des organisations qui défendent leurs droits remet en question des États-Nations qui ont été dessinées en relation avec le colonialisme. » C’est en renforçant cette lutte que concrètement on peut contribuer à reconstruire l’internationalisme dont nous avons tant besoin.

« Pas de guerres entre les peuples. Pas de paix entre les classes. » titrions-nous à la une du dernier numéro de notre revue. Les frontières sont bien entre les classes sociales. Elles ne sont pas entre les populations des différents États.

Aujourd’hui la tâche peut sembler énorme mais souvenons-nous qu’en 1914, au début de la Première Guerre mondiale lorsque les sociétés européennes presque toutes entières se sont livrées à une frénésie nationaliste terrifiante, une petite minorité de militant·es révolutionnaires a continué à maintenir allumée la flamme de l’internationalisme et à construire la résistance à la boucherie impérialiste. Trois ans plus tard, des mutineries éclataient dans les tranchées, des révolutions en Russie et en Allemagne ont provoqué la fin de la guerre et des soulèvements dans des dizaines de pays ouvraient la possibilité de révolutions et d’une nouvelle ère de fraternité et de paix. À l’époque le rêve ne s’est pas réalisé mais cela doit rester notre boussole aujourd’hui.

Ross Harrold

Notes

Notes
1 Dans la Charte de l’Atlantique de 1941 et la Déclaration des Nations unies de 1942 il était question du respect du droit de « chaque peuple de choisir la forme de gouvernement sous laquelle il doit vivre. » Et que « soient rendus les droits souverains et le libre exercice du gouvernement à ceux qui en ont été privés par la force. »
2 Voir Yves Benot, Massacres coloniaux, La Découverte