Union populaire et Front populaire : Mythe et critique du réformisme

réformisme

L’Union populaire, puis la Nupes, ont créé une espérance mobilisatrice en redonnant crédit et forme à une idée qui, en réalité, n’a jamais cessé d’être dominante, sous différentes formes, au sein de la gauche et du mouvement : le réformisme. Les références au Front populaire ont été multiples durant la campagne.

Les Cahiers d’A2C #04 – SEPTEMBRE 2022

Le récit « Front populaire » de la gauche colle particulièrement bien : l’unité de la gauche, partis et syndicats, construite sur la base d’une riposte au fascisme aboutit à la victoire électorale du 3 mai 1936. Le gouvernement qui se forme va accoucher en un temps record d’avancées sociales historiques : semaine des 40 heures, congés payés, conventions collectives. Sans parler des augmentations de salaires et de l’interdiction des ligues d’extrême droite.

D’autant plus qu’il existe une version un peu plus « gauche » : si le gouvernement a pu agir aussi vite et aussi radicalement c’est parce qu’il s’est appuyé sur un des mouvements sociaux les plus importants de l’histoire, celui des grèves et occupations d’usine de juin 1936.

Ajoutons que la version la plus radicale de ce récit – qui légitime aujourd’hui le ralliement de courants de la gauche radicale à l’Union populaire – fait de la dynamique électorale victorieuse le ferment du mouvement et de sa radicalisation.

Une dynamique électorale?

Aux législatives de 1936 il y a en réalité eu peu de dynamique électorale. Au total l’accroissement des voix par rapport aux élections précédentes est très faible. Ce sont les accords de désistement au  second tour qui permettent à la coalition Front populaire d’obtenir la majorité parlementaire. 

Signe de la polarisation globale, des trois formations qui composent le regroupement, le parti radical (parti non ouvrier, sorte d’équivalent du Modem) s’écroule, le parti socialiste se maintient et c’est le parti communiste (considéré comme l’aile gauche) qui progresse. 

Par contre la victoire et la perspective d’un gouvernement plus à gauche que ce qui était prévu suscitent tout de suite l’enthousiasme populaire. Des manifestations éclatent dans de nombreuses villes dès le résultat des élections. Le 24 mai une vague humaine de 600 000 manifestant·es défile au Père-Lachaise à Paris à l’occasion de l’anniversaire de la Commune et ovationne les dirigeants de gauche unis à la tribune dont Léon Blum qui va former le gouvernement. 

Et c’est dans ce contexte que va se déclencher un des mouvements de grèves les plus importants de l’histoire. 

Les élections, ferment des luttes?

Le processus démarre quelques jours après la victoire électorale les 10 et 11 mai par deux grèves (à Toulouse et au Havre) exigeant la réintégration d’ouvriers licenciés pour avoir chômé le 1er mai (qui n’était pas encore un jour férié). Le 14 mai une grève éclate aux usines Bloch de Courbevoie avec cette fois des revendications sur les salaires et le temps de travail. Tout est déjà là, les grèves se font par occupation et elles sont très courtes car rapidement victorieuses. 

Et cela est contagieux. Jusqu’au cours du mois de juillet le mouvement va s’étendre en termes géographiques comme en termes de secteurs touchés. Des grèves et occupations se déclenchent sans  avoir parfois encore formulé de revendications. Il y aura plusieurs millions de grévistes : 1 million au moment où Blum prend ses fonctions le 4 juin, 2 millions le 11 juin, trois jours après les accords de Matignon. Au milieu de l’été les grèves auront concerné plus de 12 000 entreprises dont près de 9 000 ont été occupées. 

Il est indéniable que la victoire électorale joue un rôle dans le développement du mouvement. Encore faut-il préciser. Après une quinzaine d’années de reculs sociaux et politiques les conditions du conflit étaient là n’attendant qu’un élément déclencheur. Ce que donne, à ce moment-là, la victoire électorale, c’est la confiance nourrie par le sentiment que le gouvernement, pour cette fois, «est de notre côté».  

Le relai sera pris par le cycle des victoires obtenues très rapidement, les patrons cédant très vite en  espérant éviter une radicalisation du mouvement. Joue aussi, grâce aux occupations, le sentiment d’une dignité retrouvée. En bref, plus que la victoire électorale, c’est la dynamique du mouvement lui-même qui en est le moteur.

Rôle des organisations

Les grèves sont spontanées, ce qui n’exclut pas ici et là l’initiative de militant·es syndicaux et politiques. Antoine Prost écrit : « Il est clair qu’aucune force politique ou syndicale nationale n’a voulu ces grèves ». Sur l’ensemble du mouvement de juin 1936, les taux de syndicalisation sont très faibles dans les secteurs à fortes grèves comme la métallurgie (4 %) ou le textile (5 %). Inversement ces taux de syndicalisation sont de 22 % dans les chemins de fer, 44 % à la poste, 35 % dans l’enseignement… où il n’y a pas de grèves. Il n’y aura aucun appel syndical à la grève générale ou même à des grèves interprofessionnelles. Le secrétaire général de la CGT, Léon Jouhaux, admettra le 15 juin : « le mouvement s’est déclenché sans qu’on sût exactement comment et où ».

Mais les organisations ne vont pas rester passives face à la dynamique d’élargissement et les dangers de radicalisation. Leurs directions vont très rapidement se mobiliser… pour l’arrêter. 

La classe dirigeante et le patronat sont aux abois. Ce sont leurs représentants qui seront à l’origine des négociations qui aboutissent aux accords de Matignon. L’urgence pour eux c’est de faire stopper les occupations. L’accord de Matignon du 7 juin aboutit à des augmentations de salaires de 7 à 15 %, la reconnaissance des syndicats et l’ouverture de négociations sur les conventions collectives. La semaine des 40 heures et les congés payés feront l’objet de lois votées en urgence les 11 et 12 juin par le Parlement et le Sénat. 

Mais plutôt que de faire refluer le mouvement c’est l’inverse qui se produit. C’est dans les jours qui suivent l’accord que le mouvement prend sa plus grande extension notamment en dehors de la région parisienne et malgré les consignes syndicales. 

Là où Blum et Jouhaux échouent à stopper le mouvement il va revenir au Parti communiste et à Maurice Thorez de mettre tout leur poids dans la balance. Le 11 juin Thorez prononce un discours qui restera célèbre : « il faut savoir terminer une grève (…) il faut même savoir consentir au compromis si toutes les revendications n’ont pas encore été acceptées ».

Après le reflux la contre-offensive patronale

Il faudra encore quelques semaines… et l’arrivée d’août et des congés payés pour faire réellement refluer le mouvement. Des grèves recommenceront à l’automne mais la dynamique n’est plus la même. Entre temps le patronat s’est ressaisi, a modifié son organisation pour se coordonner et l’inflation grignote rapidement les augmentations de salaires.

Laissé à sa dynamique propre, le gouvernement du Front populaire se met à reculer sur tous les fronts. Fin septembre c’est la dévaluation qui va exacerber la hausse des prix. En janvier Léon Blum annonce « la pause » dans les réformes. « C’est plus qu’une pause, c’est une conversion » écrit le Temps, journal patronal. Le gouvernement Blum va tomber en juin 1937 sur un simple vote du Sénat. Les gouvernements qui se succèdent, de crise en crise, vont de plus en plus vers la droite. 

En 1940 c’est l’assemblée du Front populaire dont ont été exclus les communistes, le Parti communiste ayant été interdit, qui vote les pleins pouvoirs à Pétain.

L’insuffisance de la thèse de la trahison

La thèse de la trahison du mouvement par les dirigeants est, au mieux, insuffisante. Elle reste dans le cadre réformiste : il suffirait de trouver de bons dirigeants. Elle laisse de côté la critique de la base même du réformisme, l’idée que les antagonismes sociaux peuvent être conciliés en prenant les leviers de commande d’une institution qui serait neutre, l’État.

Sa conséquence stratégique est de limiter le passage de l’antagonisme social et politique en affrontement de classe. Les directions réformistes auront beau jeu ensuite, comme elles l’ont fait en juin 1936 et après, de se justifier en disant que la classe ouvrière et la majorité de la société n’étaient pas révolutionnaires.

Pour Marx le processus révolutionnaire et l’affrontement de classe, au patronat et à l’État, ne sont pas uniquement nécessaires pour transformer la structure de la société. Ce processus est aussi nécessaire pour transformer la classe ouvrière elle-même : « l’émancipation des travailleur·euses sera l’œuvre des travailleur·euses eux et elles-mêmes ».

Il n’en reste pas moins que, aussi paradoxal que cela puisse paraître, l’effet du mouvement de juin 1936 sera une croissance extraordinaire des organisations, syndicats et partis, principalement la CGT et le Parti communiste, qui va continuer encore pendant des mois. L’échec du réformisme ne se traduira pas par des conclusions révolutionnaires mais par la démoralisation et la passivité. Cela est-il inévitable ? Comment le conjurer ? Un prochain article essaiera, sur la base de cette période, de tracer des pistes.

Denis Godard