Au travers de la littérature que ce soit par le biais du témoignage, du récit, du roman ou même de la science-fiction, notre classe raconte son quotidien fait d’exploitation et d’oppression, mais aussi de rages et de révoltes, voire de révolutions. Il faudrait prendre le temps de discuter de la littérature dite ouvrière et étendre ce champ à la littérature des opprimé·es et des exploité·es. Si nous en esquivons la définition, remettant à plus tard ce travail qui nécessite un peu plus de discussions collectives, nous avons voulu présenter ici certaines lectures qui nous semblent correspondre à cette catégorie. En effet, lorsque nous allons en librairie nous voyons très souvent, trop souvent, les mêmes titres sur les tables et trop peu de place est faite à la littérature de ceux et celles d’en bas. Les titres suivants, plus ou moins récents, sont souvent publiés par de petits éditeurs et restent trop peu présents sur les étales.
Les Cahiers d’A2C #04 – SEPTEMBRE 2022
La scierie, Anonyme, Héros-limite édition, 2013
Récit d’un homme issu d’un milieu plutôt aisé qui se retrouve par nécessité à travailler dans une scierie. Au travers de ce témoignage, l’auteur nous raconte sa découverte du milieu ouvrier et des conséquences qu’il a sur lui : son rapport au travail et aux travailleur·euses évolue. Cependant, on se dit en lisant que l’auteur a quand même bien un point de vue assez viriliste sur la société et le monde ouvrier…
De notre monde emporté, Christian Astolfi, Le bruit du monde édition, 2022
L’auteur revient sur sa vie sur les chantiers navals : de la solidarité ouvrière en passant par l’illusion lors de l’élection de Mitterrand et jusqu’au désenchantement. La fermeture des chantiers révèle les conséquences pour ces corps soumis tout au long de leurs vies à l’amiante. Une nouvelle bataille s’ouvre, celle des procès et de la lutte pour faire reconnaître la responsabilité des grands propriétaires des chantiers. Un livre plein de sensibilité qui nous fait vivre les émotions du chantier à hauteur d’ouvrier.
Le bateau Usine, Takiji Kobayashi, traduit du japonais par Evelyne Lesigne-Audoly, Allia, 2015
Ce roman, écrit en 1929, d’abord publié dans une revue littéraire prolétarienne japonaise puis dans la maison du même nom Senki, est vendu à plus de 15 000 exemplaires avant d’être censuré au Japon. Ce n’est qu’en 2008 qu’il est redécouvert, il est même élu livre de l’année. En effet, avec la crise économique et la fin des « trente-glorieuses » les jeunes sont de plus en plus touché·es par la précarité et le chômage. Le livre devient une référence notamment dans la jeunesse, ou l’expression « On se croirait dans une scène du KoniKusen (bateau-usine) » se répand. D’ailleurs, la manifestation du 1er mai 2008 fut très importante et tout laisse à penser que ce livre n’est pas sans rapport avec la remontée de la conscience de classe qui a lieu à ce moment-là.
Sur le livre en lui-même : c’est une écriture qui nous balade dans les crasses et les difficultés quotidiennes des ouvriers d’un bateau-usine qui pêchent et conditionnent le crabe. C’est aussi une écriture qui nous fait vibrer avec la rage des ouvriers et leurs luttes pour défendre leurs droits. Si vous pensez trouver dans ce roman uniquement une approche économiste de la politique, détrompez-vous : l’auteur de ce chef-d’œuvre de la littérature prolétarienne est très au clair sur le nationalisme et l’impérialisme japonais.
La passion de Sacco et Vanzetti, Howard Fast, traduit de l’américain par Bertrand de Jouvenel, Le temps des cerises édition, 2022
Ce livre raconte l’injustice subie par Nicolas Sacco et Bartolomeo Vanzetti et les derniers instants de ces deux militants anarchistes condamnés à mort pour un crime qu’ils n’ont pas commis. Howard Fast nous raconte la répression politique aux États-Unis mais aussi le formidable mouvement international de solidarité pour la libération de Sacco et Vanzetti. Une écriture qui nous fait ressentir la rage et l’impuissance face à la condamnation à mort. Ce livre n’est pas seulement en mémoire de cette injustice et de cette lutte, mais il est aussi un puissant manifeste contre la peine de mort.
Howard Fast (1914-2003) est un journaliste, écrivain et réalisateur américain. Il vient d’un milieu extrêmement pauvre, issu d’une famille d’immigrés juifs ukrainiens. Même après la parution de son premier roman, il doit continuer de travailler dans une usine de confection pour pouvoir écrire. Très tôt, il s’intéresse à la pensée marxiste et s’engage dans une association littéraire proche du Parti Communiste, milite et continue d’écrire. Il subira la répression anti-communiste et fera même un an de prison. Durant le maccarthysme il est placé sur liste rouge et continue de publier sous un pseudonyme. Nous avons choisi de vous parler de deux de ces romans représentatifs de son utilisation de l’écriture pour raconter une autre histoire, celle d’en bas. Mais nous vous invitons à lire ses autres livres, notamment Sylvia qui reste encore aujourd’hui un classique du polar, ou Mémoire d’un rouge, ses mémoires, qui vous permettront d’en savoir plus sur lui et sur la situation politique des États-Unis de son époque.
La Dernière Frontière, Howard Fast, traduit de l’américain par Catherine de Palaminy, Gallmeister édition, 2014
Un western américain qui met en avant les cowboys ? Loin de là ! Ce livre s’inspire de l’histoire vraie des Cheyennes, déplacé·es de force dans ce que l’État américain appelle à l’époque « le territoire indien » où ils sont condamné·es à mourir de faim et de maladies dans ce lieu où rien ne pousse. 300 d’entre elles et eux décident de fuir pour rejoindre leurs terres d’origine. S’engage alors une course poursuite avec l’armée américaine qui déploie toute sa barbarie mais se fait aussi tourner en ridicule par ce peuple bien décidé à ne pas se laisser faire. À travers cette histoire, Howard Fast met à mal le mythe de la création des États-Unis et préfère raconter l’histoire des opprimé·es.
Le visage de Pierre, William Gardner Smith, traduit de l’américain par Brice Matthieussent, Bourgois, 2021
Ce livre, commencé à Paris en 1961 et terminé et édité aux États-Unis en 1963, est publié pour la première fois en France en 2021, au moment des 60 ans du 17 Octobre 1961. Ce roman raconte l’arrivée d’un noir américain à Paris fuyant le racisme et sa violence qu’il symbolise par un visage de pierre. Il est d’abord surpris d’être traité comme un blanc car venant des États-Unis d’Amérique, avant de croiser d’autres visages au travers de rencontres avec des militants du FLN à Paris. Avec ces nouvelles connaissances, l’auteur nous raconte le Paris de la guerre d’Algérie, son racisme et la répression. Il dresse un parallèle entre la situation des noir·es aux États-Unis et celle des Algérien·nes en France. Ce texte dérange, car la France aime se targuer d’être le pays des droits de l’homme et de ne pas pratiquer la ségrégation raciale. Elle se retrouve ici montrée du doigt. Le récit se termine sur la répression meurtrière de la manifestation du 17 Octobre 1961 contre le couvre-feu imposé aux seul·es Algérien·nes.
L’internationale noire, George Samuel Schuyler, traduit de l’américain par Julien Guazzini, Sans soleil, 2022
Un livre dystopique qui s’inscrit dans les débats du mouvement antiraciste américain sur la question du nationalisme noir. Dans ce roman, on suit une sorte d’association dirigée par un riche nanti noir dont l’ambition est de conquérir l’Afrique et de dominer le monde blanc ! Un livre brillant publié en feuilleton dans un journal en 1936, qui sera considéré par la postérité comme un des précurseurs de l’afro-futurisme. Il faudra attendre 2023 pour lire la suite de ces aventures ! À lire absolument !
Glissez nue sur la rampe du temps, Souad Labbize, éditions blast, 2021
Sous forme de petites nouvelles, l’autrice, qui est aussi poétesse et ça se sent et se ressent, nous raconte la violence sexiste et coloniale que subissent des femmes algériennes. Au travers de récits courts, elle nous transporte dans un quotidien fait de brutalité mais aussi de courage et de résistances. Ajoutons un petit mot pour cette maison d’édition de Toulouse qui fait un travail formidable, notamment en publiant des textes comme celui-ci et cherche à faire exister d’autres voix.
Infinitif présent, Jean-Marc Rouillan, Agone, 2020
L’écriture est d’une rare beauté pour un texte rédigé en grande partie dans un des lieux les plus répugnants que le capitalisme ait pu produire : la prison. Jean-Marc Rouillan y partage les souffrances et les exactions carcérales dont il s’échappe grâce à ses souvenirs. Ancien militant d’Action Directe, il a passé plus de 25 ans en prison et l’État continue de s’acharner contre lui qui, comme d’autres, n’a pas renoncé à ses convictions politiques et continue de lutter pour changer le monde. Lisez ce livre, lisez les autres, c’est un auteur, un militant.
Ce texte est résolument anticarcéral. Complétant l’article sur la politique carcérale publié dans le dernier numéro de cette revue (N°3, mai 2022), il vous fera comprendre l’horreur de l’incarcération quels qu’en soient les motifs, mais aussi la ténacité qu’il faut pour y survivre. Un texte poignant dont on ne ressort pas indemne.
NB : n’hésitez pas à le soutenir face à la répression, tout comme à lutter notamment pour la libération de Georges Ibrahim Abdallah, le plus vieux prisonnier politique détenu en France.
Sana (Paris 18e)