Le temps est relatif. Ce que le mouvement a accompli depuis le mois de mars n’était inscrit dans aucun calendrier. S’il a autant surpris, s’il a été durant des mois si difficile de pronostiquer ce qu’allaient être les prochaines étapes de la lutte, c’est avant tout parce que ses initiatives ont été décidées et mises en œuvre essentiellement en-dehors des cadres des organisations syndicales ou politiques. Il a puisé son énergie et établi sa stratégie grâce à la convergence de milliers d’activistes et d’équipes militantes, à la base.
Les commentateurs politiques pressés d’en diagnostiquer la fin ont été plus d’une fois désavoués. Au mois d’avril, malgré la baisse du nombre de grévistes et de manifestantEs après la journée du 31 mars, plusieurs secteurs préparaient la grève reconductible. En mai, après plusieurs semaines d’occupation à la participation chaotique, la place de la République rassemble plusieurs milliers de personnes qui débattent avec les directions syndicales des moyens de gagner. En juin, alors que la répression et les violences policières sévissent depuis plusieurs semaines, c’est le cortège de tête et celui des dockers du Havre, forts de plusieurs milliers de personnes, qui s’affrontent à la police.
Cette impression est d’autant plus forte sur l’échelle du temps de ces cinq à six dernières années que le « sens commun » nous disait que rien n’était plus possible, que rien ne mobilise et ne se mobilise, et que, de toute façon, les grèves, les manifs et le reste, ça ne sert plus à rien. Cela n’a jamais été vrai avant, et ces derniers mois nous ont donné les preuves nous permettant de restaurer du « bon sens ».
Ce mouvement est devenu exemplaire par sa longévité, sa résilience et sa combativité, y compris physique : grèves reconductibles dans certains secteurs, massivité des cortèges de tête qui se confrontaient à la police, multiplication des manifestations sauvages et des blocages, radicalité des slogans scandés ou des graffitis tagués, solidarité face à la répression.
Il n’y a que si l’on se focalise sur la loi travail que l’on parlera de défaite. On comparera alors cette mobilisation avec celle de 2010 (« on n’était encore moins nombreux ce coup-ci ! »), et on fera sans doute un parallèle avec la campagne présidentielle de 2012 (« il faut donc un débouché politique aux luttes ! »).
Pour nous, le mouvement n’est pas fini. Son importance va bien au-delà des chiffres et des journées de mobilisation contre la loi travail. Son moteur le plus puissant est toujours là, qui constitue aussi à cette échelle un phénomène nouveau : son caractère politique. C’est ce que le mouvement lui-même a proclamé dès les premières semaines : il contestait la loi « travaille ! », mais aussi « son monde ». Dégradations des permanences du PS, actions de solidarité avec les migrantEs, rassemblement contre la tenue d’un meeting du FN, saccage des banques et assurances, mais aussi ce que nous pouvons appeler des débordements politiques généralisés, cristallisés, pour leurs formes organisationnelles, dans les occupations des places et les Nuits Debout, avec des rassemblements recensés dans plus de 250 villes en France : débats autour de la démocratie, l’Etat, la violence, le racisme, le revenu universel, le féminisme, l’écologie, etc. qui ont rassemblé des dizaines de milliers de personnes. Tout cela n’était pas en marge des manifestations, chaque initiative était organisée par et rassemblait celles et ceux-là-même qui se sont mobiliséEs de façon ininterrompue durant des mois.
C’est ce moteur politique qui a donné sa force propulsive au mouvement, sa capacité à fédérer, à tenir, à rebondir. Et la leçon doit être apprise : c’est cette force « globale » qui a permis l’obtention d’avancées notables dans un certain nombre de secteurs (les intermittents, les routiers, les cheminots, etc.) sur leurs revendications spécifiques. Les milliers de personnes qui les ont soutenus par des actions de blocages, des collectes d’argent, la participation à leurs manifestations ont contribué à pousser le gouvernement à lâcher du lest afin de contenir les possibilités de généralisation.
Ce mouvement sort renforcé de cette lutte de plusieurs mois et ouvre de nouvelles possibilités.
Et la suite ?
Soyons clairEs : ce mouvement n’a pas modifié la trajectoire de la classe dirigeante et de l’État, qui ne changera pas tant elle est liée aux impératifs du Capital. Mais le niveau de confrontation a passé un cap, et la polarisation s’accélère.
Du côté du MEDEF et de l’État, du PS ou de LR, la gestion de la crise en univers concurrentiel impose depuis maintenant plusieurs années la réorganisation autoritaire de la société : état d’urgence sans fin où les vestiges d’une façade démocratique tombent jour après jour, renforcement presque quotidien de l’appareil sécuritaire, militarisation de la société avec plus de guerres à l’étranger et plus de guerres dans les rues ici, contre les musulmanEs et les migrantEs, les jeunes des quartiers, celles et ceux qui osent riposter. Il ne faut pas sous-estimer ce que nous avons en face. Les exigences d’un capitalisme toujours en crise poussent l’État et ceux qui l’animent à se démasquer de plus en plus. Mais si leurs actions provoquent des résistances, à travers lesquelles il y a la possibilité de lier l’unité et la radicalité, elles posent aussi des questions importantes, des obstacles et des dangers pour le mouvement. Les interdictions de manifester, les perquisitions et les assignations à résidence s’alignent avec les 49.3, l’austérité et la guerre.
Du côté du mouvement, des dizaines de milliers de personnes ont montré leur détermination à monter « à l’assaut du ciel ». Les partis institutionnels n’ont jamais été autant discrédités. D’ailleurs, une des perspectives largement débattue depuis des mois concerne la remise en question de l’échéance présidentielle sous sa forme habituelle : reconnaissance du vote blanc, « piratons 2017 », « 2017 n’aura pas lieu » sont autant de signaux de ce qui pourrait se profiler dans les mois qui viennent. Nous avons ensemble au sein de ce mouvement, commencé à développer, à partir de nos expériences partagées, une conscience collective, une convergence des personnes et des idées, pour aller vers une convergence des luttes. Une conscience que le cœur du problème n’est pas simplement un débat sur le type de loi travail dont nous avons besoin, mais sur le type de monde. Que combattre la loi travail de la manière la plus profonde implique aussi de combattre le système à sa racine, et de combattre ceux qui le défendent. Que pour faire tout cela, il faut discuter, mais aussi s’organiser, construire des cadres et des méthodes nouvelles. Qu’il faut créer des liens entre les collégienNEs, les lycéenNEs, les étudiantEs, les cheminotEs, les raffineurs, les dockers, les intermittentEs et précaires… mais aussi les migrantEs, les raciséEs, les victimes de l’islamophobie. Qu’il faut lutter, se défendre, et qu’il faut attaquer.
Mais la contestation à l’ordre établi prend aussi un autre visage. Il existe une analyse qui dit que nous vivons, ces derniers temps, « les années 30 » au ralenti. Sans rentrer dans cette analyse, une chose est sûre : le ralenti s’accélère. Vous n’êtes pas obligéEs de simplement nous croire. Parfois (c’est rare, mais oui, parfois quand même), il est bien d’écouter ce que pense « l’autre côté », écouter ce qu’ils se disent entre eux, comment ils se préparent pour les batailles à venir. Deux rapports ont été rédigés à un mois d’écart, provenant d’analyses de nos chers espions internes (la DGSI – direction générale de la sécurité intérieure) : l’un d’eux parle de l’évolution du mouvement contre la loi travail vers une contestation systémique généralisée, l’autre évoque le risque de guerre civile en lien avec la croissance des groupes et des milices d’extrême droite.
Ce visage-là, c’est aussi le Front National, qui n’a pas régressé en termes d’audience malgré la sympathie de la majorité de la population à l’égard de notre mouvement. Le Pen (version Marine) reste aux alentours des 30% dans les sondages et Le Pen (version Marion Maréchal) lance un appel aux gens à « se lever » et rejoindre la réserve militaire suite au meurtre du prêtre à Saint-Etienne-du-Rouvray. Cela contredit toutes les théories selon lesquelles l’antifascisme serait réductible à la construction de fortes mobilisations sociales.
Enfin, la majorité des 70% de la population en faveur du retrait de la loi travail n’est pas anticapitaliste. D’ailleurs, une bonne partie d’entre elle n’aura pas fait l’expérience de mois de luttes, de grèves ou de manifestations collectives. La question devient alors : de quel côté de la contestation cette majorité, qui a un intérêt à s’opposer aux attaques contre notre classe, basculera-t-elle ?
De quoi avons-nous besoin ?
Dans ce contexte, quelle implication pour une activité militante digne de ce nom ? Deux éléments préalables conditionnent la réponse.
Le premier est la situation très instable décrite ci-dessus. Si l’on peut affirmer que les confrontations avec l’ordre établi vont se poursuivre et s’intensifier, que les conflits prendront une forme de plus en plus directement politique, personne ne peut prédire ce que seront les terrains ou les rythmes d’affrontements dans les mois qui viennent : la continuation d’une lutte politique centrale ? La démultiplication de conflits locaux ou spécifiques ?
Le second est que toute solution, même « parfaite », présentée sur une assiette de l’extérieur, peu importe de quel parti, candidat, organisation ou syndicat elle viendrait, est destinée à l’échec précisément parce qu’un vrai projet pour changer le monde, pour révolutionner la société, pour la révolution, ne peut grandir qu’avec celles et ceux qui le développent, qui le mettent en pratique, qui apprennent de chaque victoire et de chaque défaite.
Il nous faut prendre ces éléments tels qu’ils sont, et en faire une force : si nous ne pouvons prédire les prochains affrontements, faisons en sorte que notre camp en soit le meneur ; s’il n’existe pas de feuille de route parfaite et que le chemin est encore à tracer – l’important est que nous nous y engagions. En cela, posséder une boussole stratégique est précieux.
Nous considérons qu’une base stratégique pour nous guider se retrouve dans l’idée de défendre – et de lutter pour – l’autonomie de classe, parce que l’émancipation de la classe sera l’œuvre de la classe elle-même, parce que ce ne sont pas les révolutionnaires auto-proclamés qui feront la révolution, mais la masse des exploités et opprimés eux-mêmes. Donc, toute piste d’action doit avoir comme point de départ une implication collective dans les luttes, dans les entreprises, les facs, les lycées, les collèges, aux côtés des migrantEs, des zadistes, des militantEs cibléEs et condamnéEs. Et toute action doit être mesurée en termes de comment elle fait avancer (ou pas) cette autonomie, contre bien sûr la classe en face et sur la base d’une conscience commune.
Ces derniers mois, de manière limitée, des pratiques et des contenus ont commencé à se populariser hors des médiations institutionnelles. Reprise collective de l’espace en plein état d’urgence (occupations de places et de lieux, manifs sauvages), assemblées populaires, comités d’action et de lutte, radios, projections sauvages, ciné-tracts, tags poético-politiques, se sont combinés avec la multiplicité des fronts de lutte et des mots d’ordre antagonistes à la logique du Capital. Cela est encore embryonnaire (par exemple aucune place n’a été réellement occupée : sur la place de la République tout était réinstallé chaque jour) mais a commencé à construire un nouveau vocabulaire. Car l’autonomie de classe consiste à s’emparer de tous les lieux, les moments, à fixer notre planning, à » prendre notre temps « , à partir de nos vécus, dans tous champs : culture, médias, éducation, logement, travail, santé, écologie, bouffe…
Une fois dit cela, en plus des fronts imprévisibles qui s’ouvriront peut-être, il apparaît déjà que parmi les questions importantes se trouvera sans doute la continuation du mouvement contre la loi travail et ses conséquences (avec une journée de mobilisation le 15 septembre). Les questions de la confrontation, de la répression et de la défense sont posées de manière concrète au sein du mouvement. Il y a également la contestation de l’état d’urgence, la contestation sous l’état d’urgence, et tous ses aspects pratiques et théoriques. Enfin, les années de recul idéologique de la gauche sur les questions sécuritaires, de racisme et plus précisément d’islamophobie ou d’accueil inconditionnel des réfugiéEs se paye et se payera durablement si nous ne reconstruisons pas un rapport de force antiraciste et antifasciste durable. Le besoin de construire un bouclier contre les fascistes, en premier lieu du Front National, se fait de plus en plus urgent, car il constitue la menace la plus probable des prochains mois du fait de son omniprésence médiatique, son influence politique, et très probablement son activité militante. Le meilleur moyen d’y résister reste encore de construire la riposte sous les formes seules à même de le faire reculer durablement : l’opposition de masse à ses apparitions. L’échéance internationale du 21 mars, journée de manifestation antiraciste et antifasciste, qui existe depuis maintenant quelques années, constitue d’ores et déjà un point d’appui précieux.
Si les rapports de force ont été difficiles à construire sur toutes ces questions durant les mois précédant le mouvement contre la loi travail et son monde, celui-ci a montré la disponibilité spontanée de milliers de personnes qui n’ont pas hésité à participer aux actions de solidarité avec les migrantEs, avec les victimes des violences policières dans les quartiers populaires ou encore aux actions contre le FN. C’est donc une leçon à tirer pour la suite : à partir d’une logique d’ensemble partagée par des dizaines de milliers de personnes, il est plus facile de construire des fronts spécifiques susceptibles d’en rassembler des centaines de milliers. Il existe de ce point de vue un point d’appui nouveau : la force du mouvement, l’ensemble des activités qu’il a déployée afin de s’élargir et se construire, est le résultat de débats, d’une coordination et d’une réflexion politique de dizaines de milliers d’activistes. Il nous faut tenter de nous regrouper de façon pérenne. C’est ensemble que nous aurons la possibilité de nous adresser au reste de la population pour, avec elle, riposter aux attaques en cours et à venir.
Une idée concrète serait donc d’aller vers le développement d’assemblées, sur les places, dans les quartiers, dans les lieux de travail, dans les facs. Une forme organisationnelle de la conscience politique qui s’est développée au sein du mouvement ces derniers mois, et qui dépasse tous les cadres préexistants. Des endroits d’échange et surtout d’action, à partir desquels la convergence des luttes peut devenir quelque chose de plus qu’un rêve ou qu’un slogan. Bien évidemment, ceci ne nie pas l’importance de certaines organisations (collectifs, associations, partis, syndicats) existantes. Mais la soif de politique ne peut pas être apaisée simplement par les outils que nous avons déjà eus. C’est la raison pour laquelle de nouveaux sont nés. Et c’est certainement par une orientation vers le nouveau que ces formes organisationnelles préexistantes peuvent profiter d’un nouveau souffle, en apprenant au moins autant qu’elles espèrent faire apprendre. Sur plusieurs quartiers, ces assemblées se sont maintenues pendant l’été. Sur la place de la République, un rendez-vous est d’ores et déjà programmé le 31 août. Sur d’autres lieux, il faudra les activer ou les réactiver.
Bien sûr, lorsqu’il s’agit d’abattre un système, les chemins sont escarpés et semblent parfois aventureux. Nous savons les extrêmes difficultés de cette tâche. Mais, en allant au combat, nous devons souhaiter la victoire.
10 août 2016