Cet article a été rédigé initialement pour la revue anglaise International Socialism Journal
Ce qui se passe en France depuis janvier est ce qui se rapproche le plus, par sa durée et son ampleur, d’une situation révolutionnaire dans un pays développé depuis des décennies. C’est aussi, dans le temps cette fois, ce qui nous en rapproche le plus.
Aux facteurs objectifs – le développement de toutes les contradictions du capitalisme et la crise politique que cela entraîne – s’est ajouté un facteur clef : un mouvement de révolte de masse.
La signification de ce mouvement et les enseignements à en tirer sont, du coup, décisifs pour les révolutionnaires en France. Mais ils le sont aussi pour tous ceux et toutes celles qui se battent contre le capitalisme dans le monde entier.
8 mai : Macron fuit le « pays réel »
Le 8 mai, comme tous les ans de puis 40 ans, le président de la République française a descendu l’avenue la plus célèbre du pays, l’avenue des Champs-Élysées. Pour la première fois totalement déserte.
Pour éviter une foule le conspuant, la gigantesque avenue avait tout simplement été interdite au public par la police, rappelant la remarque ironique du poète allemand Bertolt Brecht : « Puisque le peuple vote contre le gouvernement il faut dissoudre le peuple ».
Trois semaines plus tôt après la promulgation de la loi sur les retraites, Emmanuel Macron avait, avec son arrogance habituelle, fanfaronné. Il déclarait close la séquence des retraites. Et il allait « retourner sur le terrain, au contact » à la rencontre du « pays réel ». Celui qui, selon lui, veut travailler et aspire au retour à l’ordre.
Le pays réel lui a répondu immédiatement. Électricité coupée par le syndicat de l’énergie dans les lieux visités, foule hostile refusant toute discussion, Emmanuel Macron a dû renoncer très vite, la semaine suivant sa déclaration, à ses tentatives d’aller « au contact ». Cela s’est étendu à tous ses ministres. A tel point que c’est même devenu l’objet d’un jeu national, « les 100 jours de zbeul », avec un site internet établissant jour après jour un classement des différentes régions sur la base de l’efficacité des rassemblements et actions organisés pour harceler les membres du pouvoir.
Cette crise de légitimité du pouvoir, et avec lui des partis traditionnels, des partis « de gouvernement », ne date pas des derniers mois. Emmanuel Macron avait été élu en 2017 sur la base d’un effondrement total du Parti socialiste alors au pouvoir et d’une quasi-désintégration des partis de la droite conservatrice. Il a été réélu, il y a juste un an, sur la base d’un barrage contre Marine Le Pen sur fond d’abstention record, ne parvenant même plus à faire élire une majorité au parlement.
Le mouvement a considérablement accéléré ce processus.
Durant toute la séquence qui a précédé la promulgation de la loi plus de 2/3 de l’opinion publique a exprimé dans les sondages son opposition à la loi, l’opposition atteignant même 9 salarié·es sur 10.
Cette opposition n’a pas été passive. Dirigée par les syndicats elle a pris très rapidement une nature de classe. Elle a donné lieu à ce jour à 13 journées de manifestations nationales accompagnées pour la plupart d’appels à la grève regroupant pour la plupart plus de 2 millions de manifestant·es, avec deux journées à près de 3,5 millions de manifestant·es. Ces manifestations ont mobilisé tous les secteurs de notre classe et tout le territoire. Pour ne prendre qu’un exemple significatif : il y avait 15 000 manifestant·es à Albi, dans le sud de la France, le 19 janvier (1ère journée de manifestations), 20 000 le 31 janvier et le 23 mars et… 55 000 le 16 février. Albi est une ville de… 50 000 habitant·es !
Face à une telle opposition populaire Emmanuel Macron a dû utiliser tous les ressorts anti-démocratiques de la Constitution française pour passer en force sa loi. Le 16 mars, incertain d’une majorité, le gouvernement a imposé la loi sans avoir recours au vote des députés.
Ce coup de force institutionnel a été un tournant provoquant la colère du mouvement, une multiplication de manifestations spontanées pendant plusieurs jours et un accroissement significatif de la répression policière.
Dans toute société de classe, la stabilité de la domination de la classe dominante repose principalement sur le consentement d’une large majorité de la population. L’utilisation de la force, toujours présente, ne peut suffire et est, en général, limitée. Les pôles consentement/force sont en train de s’inverser considérablement en France aujourd’hui.
Moins de dix jours après le 16 mars, lors de la manifestation contre les méga-bassines (centre de rétention d’eau anti-écologique) à Sainte-Soline, interdite mais regroupant 30 000 manifestant·es en pleine campagne, la police a tiré plus de 5000 grenades de toutes sortes en 2 heures, soit une grenade toutes les 2 secondes, faisant 200 blessé·es parmi les manifestant·es. L’un d’entre eux se bat toujours aujourd’hui pour revenir à la vie.
Le gouvernement a tenté alors d’interdire un des collectifs qui avait organisé la manifestation (Les Soulèvements de la Terre) ne faisant que provoquer une vague de solidarité dans tout le pays qui, à la défiance envers les institutions a ajouté un profond antagonisme avec la police.
Macron a perdu
Pour prendre la mesure des enjeux il faut revenir à l’objectif poursuivi par le pouvoir avec l’attaque sur les retraites. La réforme du système des retraites a été tentée par tous les gouvernements successifs depuis maintenant près de trente ans. Elle est au cœur d’un rapport de forces entre acquis passés du mouvement ouvrier (système de répartition reposant sur la solidarité entre générations, réduction du temps de travail) et offensive néo-libérale (atomisation des travailleurs et augmentation de la part de la plus-value allant au Capital).
Pour cette raison, à chaque fois que les gouvernements en place ont tenté une réforme globale sur les retraites ils ont fait face à une mobilisation importante… et dû reculer. C’est d’ailleurs sur cette question que l’époque de mouvements de masse est revenue en décembre 1995 en France.
L’adaptation à l’idéologie néo-libérale au sein des directions syndicales a permis à certains des gouvernements précédents d’entamer partiellement le système des retraites.
Emmanuel Macron a décidé de reprendre l’offensive générale en se concentrant sur la seule ligne rouge que ne pouvaient accepter les directions des syndicats même les plus modérés (les 64 ans). Même ceux qui, comme la CFDT, ont accompagné depuis trente ans toutes les attaques du gouvernement sur cette question.
L’objectif était donc clair. Il s’agissait, en faisant passer cette attaque, de provoquer et briser tout mouvement de résistance et, notamment, les organisations syndicales. D’ailleurs, à l’attaque sur les retraites, le gouvernement ajoutait une offensive contre les chômeur·euses, contre les locataires ne pouvant plus payer leur loyer et contre les migrant·es et tou·tes les étranger·es.
Le 15 avril, la loi sur les retraites a été promulguée.
Pourtant Macron a perdu. Les syndicats sont plus forts qu’il y a 4 mois et ont inversé la tendance qui, depuis des années, leur faisait perdre des effectifs et des implantations. Même si ce n’est pas massif les adhésions sont reparties à la hausse, des syndicats se créent dans des nouveaux secteurs de l’économie et ce sont principalement des jeunes et des femmes qui se syndiquent.
Et le mouvement n’a pas été brisé. Les « 100 jours de zbeul » en sont le symbole tout comme les 2,5 millions de manifestant·es de la journée du 1er mai.
Et si ce mouvement est confronté à de nombreuses questions, s’il doit affronter toutes ses limites c’est parce qu’il a lui-même élevé les enjeux. Le pouvoir s’est considérablement affaibli et pas seulement le pouvoir. Plus que jamais c’est la logique elle-même des institutions et du capitalisme qui sont remises en question à une échelle de masse.
19 avril : Laurent Berger est satisfait
Le 19 avril, quatre jours seulement après la promulgation de la loi – signant en apparence la défaite du mouvement – Laurent Berger, secrétaire national de la CFDT et personnalité perçue comme le principal dirigeant du mouvement, annonçait qu’il quittait ses fonctions.
Il ajoutait qu’il pouvait quitter ses fonctions avec le sentiment d’avoir renforcé son organisation. Et d’autre part qu’une nouvelle séquence s’ouvrait, qu’il allait falloir « passer à autre chose » et retourner, tôt ou tard, à la table des négociations avec le gouvernement.
Il faut rappeler que le syndicalisme en France est divisé en plusieurs syndicats interprofessionnels. La constitution d’un front uni de tous les syndicats en janvier dernier était un véritable événement. Cela n’était plus arrivé depuis des décennies. C’est ce qui a permis à l’Intersyndicale, organisme regroupant les directions de tous les syndicats, des plus combatifs au plus modérés, de s’imposer comme la direction incontournable, du mouvement. C’est elle qui, semaine après semaine, a fixé l’agenda du mouvement.
Cette unité a joué un rôle indéniable immédiat dans l’ampleur du mouvement dès sa première journée en janvier dernier. Le succès, principalement en nombre de manifestant·es de cette première journée, avec plus de 2 millions sur tout le territoire, a lancé la dynamique. Et la publication de sondages annonçant une opposition ultra majoritaire à la loi dans toute l’opinion publique.
Et cette unité a comblé, au moins temporairement, le vide créé, depuis des années, par la crise d’hégémonie des relais de l’idéologie dominante en faisant soudain des dirigeants syndicaux, dans tous les sondages, les principaux opposants – politiques – du pouvoir. Cela a une signification considérable, déplaçant le champ de la représentation du terrain des partis institutionnels au terrain du mouvement social, du terrain de la démocratie parlementaire au terrain de la lutte de classes.
Cette unité des directions syndicales et l’écho qu’elle a eu n’est pas que formelle. Elle a une base matérielle et un contenu idéologique.
Sa base matérielle repose dans la position sociale spécifique des bureaucraties syndicales. Si elles ont engagé la bataille ce n’était pas parce que notre classe était attaquée. Après tout la CFDT notamment a soutenu depuis des décennies la logique même de la remise en cause du système des retraites quand les autres directions syndicales s’y adaptaient. Mais ce qui était cette fois en jeu pour elles c’est qu’elles n’étaient même plus conviées à la table des négociations avec l’État et le patronat. C’était donc leur rôle comme « représentantes » de notre classe qui était nié… et qu’elles ont retrouvé grâce à la mobilisation du mouvement. Le gouvernement n’a désormais de cesse de les convier à des négociations. D’où la satisfaction de Laurent Berger.
Son contenu idéologique c’est que ces directions défendent leur position au sein du système tel qu’il est. Elles ne sont pas révolutionnaires mais réformistes.
Leur stratégie a donc constamment été centrée sur les moyens institutionnels de résoudre le conflit : peser sur les parlementaires en vue du vote à l’Assemblée (jusqu’au 16 mars) puis peser sur le Conseil constitutionnel qui devait juger de la conformité constitutionnelle de la loi (jusqu’au 14 avril) puis, brièvement, prier Emmanuel Macron de ne pas promulguer la loi (jusqu’au 15 avril) puis demander un référendum « citoyen » puis… plus rien. Sinon appeler à manifester le 1er mai et dire qu’il allait falloir « passer à autre chose »1Une semaine après les manifestations du 1er mai l’Intersyndicale publie un communiqué… en forme d’adresse aux député·es. Le mouvement, encore une fois, n’est pas la solution mais un simple instrument de pression. D’ailleurs l’argument essentiel pour convaincre les députés est qu’il faut éviter une « explosion sociale ». Outre que cette unique perspective est vouée à l’échec du fait de la majorité favorable à la politique du gouvernement au Sénat, elle repose, cerise sur le gâteau, sur une alliance électorale de fait avec le groupe de député·es du RN à l’Assemblée..
Et cela avait des conséquences sur la manière de construire, par en haut, le mouvement en paralysant tout ce qui permet à notre classe de développer son pouvoir propre.
Tony Cliff distinguait la « collection d’individus » – qui est la vision de la société dans les termes de l’idéologie dominante – et le « pouvoir collectif de classe »2Tony Cliff, The working class and the oppressed. Les directions syndicales ont tout misé sur le nombre, la « collection d’individus » pour imposer des négociations : nombre de manifestant·es dans les rues et sondages d’opinion.
Pour favoriser ce nombre et, potentiellement ne pas s’aliéner le soutien de couches sociales opposées « au désordre », elles n’ont rien fait pour construire le pouvoir collectif de classe par les grèves. Début mars, alors que le dénouement est proche à l’Assemblée et que le pouvoir reste sourd aux demandes de l’Intersyndicale, celle-ci monte le ton en appelant à « mettre le pays à l’arrêt » le 7 mars. C’est le signal qu’attendent certains secteurs pour tenter de lancer une grève reconductible. Interpellé dans les médias sur ce qui apparaît comme un appel à « bloquer le pays » Laurent Berger proteste… pour s’opposer aux grèves.
L’Intersyndicale a tout concentré sur l’unique question des 64 ans, refusant d’appeler, dans chaque secteur, chaque lieu de travail à relier cette revendication à des revendications plus spécifiques (conditions de travail, salaires) qui auraient permis d’élargir et d’enraciner une implication active à la grève.
Elle a aussi refusé d’articuler le mouvement avec la lutte contre le sexisme ou le racisme qui permettent de développer une conception plus forte de la conscience de classe et, pratiquement, une solidarité organique plus puissante.
17 avril : « Nous, aussi, on va passer en force »
Le 17 avril, deux jours après la promulgation de la loi, Emmanuel Macron décide de « s’adresser à la nation » lors d’une intervention solennelle à la télévision. Au moment de son intervention, des rassemblements, suivis de manifestations sauvages, ont lieu devant de nombreuses mairies sur tout le territoire avec concerts de casseroles. Le message est clair : « on ne t’écoute même plus ». Émerge alors un nouveau slogan : « Nous, aussi, on va passer en force » en écho au « passage en force » de la loi par Emmanuel Macron.
Ce slogan témoigne du développement, au sein du mouvement, d’une dynamique en rupture avec la stratégie des directions syndicales. Institutions contre mouvement, classe contre classe, force contre force. Nous ne sommes plus dans la négociation. A la force du pouvoir, il faut opposer la force du mouvement.
Ce slogan est au-dessus des capacités actuelles du mouvement à le mettre en œuvre mais son émergence et son audience auprès d’une fraction significative du mouvement signale le potentiel d’une autre voie, produit des expériences du mouvement et fruit de l’impasse de la stratégie des directions syndicales.
Dès les premières semaines du mouvement des tentatives ont été faites, principalement à partir du secteur de l’éducation – et en son sein de l’école primaire – pour organiser et élargir la grève. C’est un secteur qui a la tradition d’organiser des assemblées par quartiers pour réunir sur un même secteur les personnels des écoles. Par ailleurs les revendications de ce secteur (lutte contre les fermetures de classe et contre l’augmentation du nombre d’élèves par classe) articulées à l’opposition à la loi avaient la capacité d’organiser aussi les parents d’élèves, doublement concernés en tant que parents et en tant que travailleur·euses.
Ce sont donc souvent ces assemblées d’enseignant·es qui, à des rythmes différents selon les expériences antérieures du mouvement, ont été les moteurs d’assemblées de quartiers et d’assemblées interprofessionnelles3Voir notamment le récit de camarades de Marseille dans « Quelques questions et hypothèses à partir du mouvement ».
Dès le départ, ce qui pèse sur la possibilité d’extension de la grève c’est le refus légitime de « la grève par procuration », un seul secteur assumant le poids essentiel de la grève. Tout le monde sent qu’un secteur ne sera pas suffisant… et attend le signal d’un appel général… qui ne viendra bien sûr jamais des directions.
Le 7 mars et dans les jours qui suivent le 16 mars, avec le passage en force de la loi à l’Assemblée, des grèves reconductibles démarrent dans plusieurs secteurs (cheminots, raffineries, éboueurs, énergie…). C’est aussi le moment où la jeunesse lycéenne et étudiante commence à se joindre au mouvement. Pendant plusieurs jours les manifestations spontanées et les blocages divers (péages d’autoroutes, périphériques des grandes villes, plateformes logistiques, centres d’incinération…) se multiplient. Mais, laissant officiellement l’initiative aux syndicats de secteurs, les directions syndicales ne font rien, ni pour généraliser la grève et coordonner les secteurs en lutte ni même, a minima, pour se battre contre les réquisitions de grévistes et la répression policière. Isolées, les grèves reconductibles vont s’épuiser.
Cependant cela montre comment, à chaque étape s’exprime une énergie et un potentiel pour la grève. Mais aussi pour la généralisation politique au sein du mouvement.
Le lendemain du 7 mars, la date du 8 mars, journée internationale des femmes et journée de lutte, la question de la grève féministe va être utilisée par de nombreux collectifs féministes comme levier pour favoriser à la fois la dynamique de reconduction des grèves et l’élargissement des revendications de lutte contre le sexisme. De nombreux collectifs féministes locaux vont ainsi développer leur audience.
Suite à un travail acharné de réseaux limités de militant·es, les revendications contre un nouveau projet de loi raciste contre les étrangers ont progressivement gagné un écho dans le mouvement. Le 25 mars des manifestations contre cette loi et en soutien aux sans-papiers ont lieu dans une cinquantaine de villes à des niveaux bien plus élevés que d’ordinaire. A Paris la manifestation regroupe plus de 10 000 manifestant·es. Une nouvelle journée sur ce thème a eu lieu aussi le 29 avril dans plusieurs villes dont Paris, Toulouse, Rennes, Grenoble ou Marseille.
Rappelons aussi ici les 30 000 manifestant·es, le même 25 mars, à Sainte-Soline sur les questions d’environnement et de gestion de l’eau. Plutôt que de tuer le mouvement, la répression brutale de cette manifestation va généraliser l’opposition à la police. Et dans les semaines qui suivent 140 nouveaux comités locaux du collectif menacé d’interdiction (Les Soulèvements de la Terre) sont créés.
La critique des directions syndicales nécessaire pour une autre voie
Il est évident que la politique de l’Intersyndicale a été, à chacun des stades, un obstacle au renforcement et à la généralisation de ces dynamiques.
Les courants politiques dominants à gauche et à l’extrême-gauche exonèrent pourtant la responsabilité de l’Intersyndicale en expliquant que le problème est qu’il n’existait pas de poussée suffisante, à la base, vers le débordement de sa stratégie, que les initiatives d’auto-organisation ont recueilli, partout, une audience limitée.
Une des raisons avancées pour expliquer cela est la situation objective du syndicalisme sur les lieux de travail. Des sociologues 4Etienne Pénissat, La dynamique des grèves et la faiblesse de l’infrastructure militante ont démontré que, non seulement les effectifs syndicaux ont reculé, y compris ces dernières années, mais que la participation aux grèves a aussi baissé dans la même période. Outre l’existence de quasi déserts syndicaux dans certains secteurs, les équipes syndicales ont de moins en moins de pratiques de terrain.
Une chose est d’analyser que ces facteurs jouent à l’évidence un rôle indéniable dans le développement et la possibilité de grèves. En tirer la conclusion qu’il n’y a pas d’alternative à la stratégie des directions syndicales est par contre une abdication. D’une part parce que cette situation est déjà le fruit des mêmes stratégies antérieurement au mouvement. D’autre part parce que le mouvement a montré qu’il était possible d’inverser la tendance.
Une des conséquences de l’impulsion donnée par le mouvement combinée à l’impasse créée sur la question des retraites est l’ouverture d’une période qu’on pourrait qualifier de guérilla sociale et politique : le report de la dynamique générale sur la multiplication de conflits économiques locaux (grèves sur les salaires et/ou les conditions de travail) et de combats politiques.
La critique des directions syndicales et de leur stratégie doit donc servir à armer les militants du mouvement pour commencer à résoudre ce qui a été identifié comme un obstacle. Et donc construire et renforcer, dans ces conflits, toutes les formes d’organisations de base, sections syndicales combatives, assemblées locales, collectifs de lutte.
1er mai : meeting fasciste au Havre
Le 1er mai, date de la Journée de solidarité internationale des travailleur·euses, le Rassemblement National, le parti de Marine Le Pen, a tenu un meeting national au Havre, ville portuaire qui est un des symboles des luttes ouvrières, celles des dockers et des raffineurs.
Le fait même que ce meeting a eu lieu, à cet endroit, dans cette période de mouvement de masse peut sembler une aberration.
Il est, en réalité, le produit essentiel de deux facteurs : la polarisation déjà présente de la société et la faiblesse politique de la gauche française, tous courants confondus, sur la question du racisme et du fascisme.
Il faut se rappeler que Marine Le Pen a obtenu 13 millions de voix aux élections présidentielles il y a un an. Contre le pessimisme général et les appels à voter pour Macron, nous disions alors que ce vote était le résultat d’une polarisation générale vers la droite mais aussi vers la gauche.
Cette polarisation n’a pas disparu comme par magie sous l’influence du mouvement. La tendance générale d’évolution de toute la situation n’est pas vers une stabilisation de la démocratie parlementaire, elle est vers une alternative entre fascisme et communisme.
A l’opposé de la théorie générale de la gauche qui présente constamment le Rassemblement National (et parfois le fascisme) comme une variété plus radicale de la politique du Capital 5Il faut absolument lire le texte de Vanina Giudicelli, Existe-t-il un danger fasciste en France ?, le RN a pris fermement position contre le projet de loi.
Et, aussi surprenant que cela puisse paraître après plusieurs mois de lutte de masse, Marine Le Pen apparaît dans tous les sondages loin derrière les dirigeants syndicaux, comme la première opposante politique à Emmanuel Macron. Largement devant Jean-Luc Mélenchon. Et plus la perspective reste sur le terrain institutionnel, plus elle risque de gagner en audience. A moins que le développement d’un parti fasciste soit combattu spécifiquement en lui refusant toute légitimité et toute présence.
Le Havre est devenu ce 1er mai le symbole combiné à la fois des possibilités qui existent pour cela et de la faillite de la gauche.
Faillite, car il est évident que si le syndicat CGT des dockers ou la CGT nationale avaient décidé que le meeting du RN ne pouvait avoir lieu…il n’aurait tout simplement pas eu lieu. Voilà qui montre que le développement du fascisme en France n’est pas une fatalité. Mais au-delà de la CGT, c’est toute la gauche qui a préféré, nationalement, faire l’impasse sur la nécessité d’un combat uni et spécifique contre la menace fasciste portée par le RN. Selon l’idée qui ne cesse de s’avérer fausse, que le développement d’un mouvement social suffirait à bloquer la route au fascisme. Conclusion partagée tant par les courants qui refusent de caractériser le RN comme parti fasciste que par ceux qui considèrent que c’est le gouvernement qui dérive vers le fascisme.
La Marche des Solidarités, front antiraciste impliquant notamment des collectifs de sans-papiers, a organisé une délégation d’une centaine de membres pour aller manifester au Havre. Localement des organisations avaient appelé à une mobilisation contre le meeting du RN au sein de la manifestation du 1er mai puis à des prises de paroles et des concerts l’après-midi contre le RN. Le cortège, ouvert par la délégation parisienne et les Sans-Papiers, a reçu un écho enthousiaste. Des milliers de personnes sont venues écouter les prises de parole et ont ovationné toutes celles qui mettaient en avant la lutte contre le racisme et la nécessité de barrer, en tous lieux, la route aux fascistes. Montrant le potentiel existant pour une lutte antifasciste large et offensive.
Révolution et pouvoir ouvrier
La première conséquence d’un mouvement de cette ampleur c’est qu’il a considérablement élevé les enjeux tout en ouvrant les possibilités pour y répondre.
Une anecdote le reflète. Dans le groupe révolutionnaire construit par des activistes autour des Cahiers de l’Autonomie de Classe, composé d’activistes issus des luttes féministes et antiracistes, et plus récemment de milieux syndicaux, un sondage a été fait pour déterminer les sujets abordés lors d’un week-end les 14 et 15 mai. Les trois sujets choisis sont significatifs de l’impact du mouvement : « Qu’est-ce que la classe ouvrière ? », « Pouvoir ouvrier » et « Rôle des révolutionnaires ». Reflétant dans un milieu déjà très radicalisé le fait plus général que le mouvement a replacé la question de classe au cœur des problématiques politiques.
Parce qu’elle implique plus ou moins activement et collectivement des centaines de milliers de jeunes et de travailleur·euses qui deviennent des activistes, un des effets d’une riposte de classe de masse est qu’elle tend à une fusion entre la théorie et la pratique au travers de la question stratégique.
Après le 16 mars la stratégie portée par les courants syndicalistes de gauche ou révolutionnaires était basée sur une théorie de la grève comme arme exclusivement économique (et, en miroir, du Capital comme acteur déterminé uniquement par ses intérêts économiques immédiats)6Frédéric Lordon a très bien exprimé cela à différentes reprises, avec ses descriptions éloquentes de Macron en autocrate halluciné par son égo. Son argument était que la seule manière de le débrancher était de faire pression sur les intérêts économiques du Capital.. Concrètement il s’agissait d’organiser et de défendre la grève dans les secteurs considérés comme « stratégiques », capables de toucher le Capital au porte-monnaie de la manière la plus immédiate et efficace : énergie, transports, centres d’incinération des déchets, raffineurs… Convergeant en cela avec des courants autonomes théorisant, plutôt que la grève, le blocage des flux : la logistique, le transport de force de travail comme de marchandises.
Des centaines voire des milliers d’activistes se sont alors déplacés d’un endroit à un autre pour aller bloquer une autoroute, défendre un piquet, aider à en constituer.
Nous argumentions que la grève n’est pas qu’une arme économique, elle est d’abord le meilleur outil d’émancipation collective des travailleur·euses sortant de l’atomisation et de l’aliénation du processus de travail, reprenant le contrôle de leur vie pour s’organiser collectivement. D’où l’importance de concentrer nos forces à construire localement, sur les lieux de travail, sur les quartiers, la grève reconductible et son élargissement à tous les lieux de travail, à tous les secteurs, l’importance de l’organisation et des prises de décision collectives par lieu de travail, par quartier. L’importance de l’articuler, sur chacun des lieux aux mobilisations contre le racisme et contre le fascisme.
On peut citer de nombreux autres exemples de débats, théoriques, directement soulevés par des questions pratiques, sur l’analyse du fascisme (faut-il aller au Havre ou rester manifester à Paris ?), sur le racisme ou le sexisme (ces luttes sont-elles une diversion de la lutte de classe ou l’expression de son plus haut niveau), etc.
Les enjeux se sont élevés. Le mouvement accélère les rythmes de développement de la crise tout en construisant aussi les potentialités d’y répondre. Ce qui rend plus urgent que jamais le développement en son sein d’une alternative révolutionnaire et de la lutte contre le fascisme.
Comme je l’écrivais en conclusion d’un article écrit peu de temps après la promulgation de la loi : « la phase actuelle du mouvement est beaucoup plus incertaine que les précédentes. Une nouvelle direction révolutionnaire capable de proposer une alternative auprès de centaines de milliers d’étudiants et de travailleur·euses ne se proclame pas. Les expériences qui vont être faites, les arguments et initiatives testés dans cette phase seront par contre cruciaux pour commencer à la construire. »
Denis Godard – 15 mai 2023
Notes
↑1 | Une semaine après les manifestations du 1er mai l’Intersyndicale publie un communiqué… en forme d’adresse aux député·es. Le mouvement, encore une fois, n’est pas la solution mais un simple instrument de pression. D’ailleurs l’argument essentiel pour convaincre les députés est qu’il faut éviter une « explosion sociale ». Outre que cette unique perspective est vouée à l’échec du fait de la majorité favorable à la politique du gouvernement au Sénat, elle repose, cerise sur le gâteau, sur une alliance électorale de fait avec le groupe de député·es du RN à l’Assemblée. |
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↑2 | Tony Cliff, The working class and the oppressed |
↑3 | Voir notamment le récit de camarades de Marseille dans « Quelques questions et hypothèses à partir du mouvement » |
↑4 | Etienne Pénissat, La dynamique des grèves et la faiblesse de l’infrastructure militante |
↑5 | Il faut absolument lire le texte de Vanina Giudicelli, Existe-t-il un danger fasciste en France ? |
↑6 | Frédéric Lordon a très bien exprimé cela à différentes reprises, avec ses descriptions éloquentes de Macron en autocrate halluciné par son égo. Son argument était que la seule manière de le débrancher était de faire pression sur les intérêts économiques du Capital. |