La police s’autonomise-t-elle de l’État ?

Depuis le mandat Valls / Hollande, on assiste à des confrontations de plus en plus régulières et de plus en plus directes entre l’appareil policier et le gouvernement, et à des initiatives des organisations de policiers hors de tout cadre légal. La police serait-elle en train de s’autonomiser de l’État, qui pourtant la mandate pour faire respecter la loi ?

Les Cahiers d’A2C #10 – Novembre 2023

Le 17 octobre 2016, date symbolique, les policiers créent une association « mouvement des policiers en colère » et manifestent en voiture de police et cagoulés sur les Champs Élysées. Rapidement les « syndicats » policiers se ralient aux manifestations réunissant à chaque fois plusieurs dizaines voire centaines de manifestant·es pour réclamer plus de moyens, un cadre élargi pour la légitime défense et des peines plus lourdes pour les agresseurs de policiers. Dans la foulée, Cazeneuve et Hollande reçoivent les syndicats et cèdent sur la légitime défense.

Le 26 septembre 2019, le syndicat Alliance manifeste devant le siège de La France insoumise après que Mélenchon les a, légitimement, qualifiés de barbares.

Le 3 janvier 2020, des policiers étranglent Cédric Chouviat lors d’un contrôle routier et prétextent un arrêt cardiaque pour couvrir le meurtre. Suite à la médiatisation de l’affaire et l’accumulation de preuves accablantes du mensonge policier, Castaner propose que la technique d’étranglement soit interdite, un jour, quand une autre technique sera mise au point. Rapidement et malgré la timidité de la réforme proposée, les syndicats policiers demandent la démission du ministre et l’obtiennent.

Le 19 mai 2021, les syndicats de police organisent une manifestation devant l’Assemblée nationale pour s’en prendre frontalement à l’État de droit « le problème de la police, c’est la justice ! » et porter deux revendications : plus de moyens et des peines plus dures pour les agresseurs de policiers.

Été 2023, mouvement d’arrêt de travail et de mise en service minimum des policiers de Marseille après l’incarcération préventive d’un des policiers tortionnaires qui ont mutilé le jeune Hedi lors de la répression des révoltes suite à un nouveau meurtre, celui de Nahel, par des policiers.1

Par ailleurs, ces démonstrations de force des policiers s’accompagnent de nombreuses prises de paroles ouvertement racistes et de menaces plus ou moins directes à l’endroit du gouvernement2. À la lecture de ces exemples, on voit que les policiers et leurs organisations mènent des actions de plus en plus spectaculaires pour porter des revendications qui sont, elles, à peu près constantes : plus de moyens matériels et humains pour la police, une plus grande impunité pour les policiers dans le cadre de leur travail et une plus grande sévérité pour les agresseurs de policiers.

Pourtant, depuis les trente dernières années, contrairement à la plupart des services publics, les moyens de la police ont considérablement augmenté : le budget et les effectifs ont augmenté de plus de + 30 %, tant et si bien que la France a plus de policiers par habitant·es que la RDA en 19603. Dans le même temps, les enquêtes de victimation4 montrent que les atteintes aux personnes restent stables voire diminuent dans certains cas5.

Par ailleurs, les policiers bénéficient de fait, d’une impunité quasi totale, dès lors qu’ils sont mis en cause pour des actes racistes ou des violences policières. En effet, pour obtenir ne serait-ce qu’une mise en examen, il faut rassembler des preuves accablantes, notamment des vidéos amateurs, et que l’affaire soit portée, soit médiatiquement soit par une contestation populaire.

Enfin, sur les condamnations d’agresseurs de policiers, il n’est pas nécessaire de s’étendre sur le sujet tant les condamnations sont lourdes et les procès totalement bâclés. L’exemple des adolescents innocents emprisonnés pendant plusieurs années après l’affaire Viry-Chatillon6 illustre l’arbitraire total de l’État dès lors qu’il s’agit de juger des attaques sur ses policiers chéris.

Partant de ce constat, nous sommes en droit de nous demander pourquoi, alors même que l’État passe son temps à céder aux demandes de la police, la police semble aller toujours plus loin dans la contestation des gouvernements. Et de nous demander si cette conflictualité exacerbée entre l’État et sa police s’inscrit dans la crise plus globale du système capitaliste. En d’autres termes, existe-t-il des contradictions structurelles entre l’État et sa police qui sont mises sous tension à cause de la crise capitaliste actuelle.

Contradictions structurelles de la fonction policière

Walter Benjamin dans son livre Critique de la violence analyse la violence de l’État. En fait, en allemand, Benjamin utilise le mot gewalt, généralement traduit par violence, mais qui signifie également pouvoir. Ainsi, chez Benjamin, violence prend un sens plus large que celui de la seule violence physique et c’est cette signification large que nous allons utiliser dans cet article. Dans son livre, Benjamin distingue deux types de violence : d’une part une violence dite fondatrice de droit et d’autre part, une violence dite conservatrice de droit. Plus précisément, la violence est fondatrice de droit dans le cas où elle n’obéit pas au droit actuel, dans le cas où elle crée sa propre règle, où elle institue un nouvel ordre. L’exemple paradigmatique d’une telle violence fondatrice de droit est la violence révolutionnaire. Cette violence, illégale du point de vue du pouvoir en place, crée ses propres règles et, ce faisant, engendre un pouvoir nouveau, pouvoir qui à son tour créra son propre droit. A contrario, la violence est conservatrice de droit quand, comme son nom l’indique, elle s’exerce au profit d’un droit, d’un pouvoir déjà institué. De ce point de vue, l’exemple paragdigmatique est celui de la peine de mort : l’État exerce la violence ultime, celle qui donne la mort, en s’appuyant sur des règles connues de toutes et tous et définies au préalable.

Par ailleurs, Benjamin ne s’intéresse pas qu’au but de la violence mais aussi au corps qui l’exerce au profit de l’État : la police. Selon lui, la police est l’institution qui concentre la contradiction essentielle de l’État : elle a pour mission de mettre en œuvre le droit (c’est-à-dire faire respecter la loi) mais pour le faire elle doit s’affranchir du droit, elle doit créer sa propre règle. Les exemples de cette illégalité permanente de l’action policière sont nombreux : contrôle au faciès, violences illégitimes, fouilles illégales, humiliations, insultes, etc. Ainsi, la police agit dans une zone floue selon des principes délibérément vagues, lui conférant une grande liberté d’action tout en maintenant une lointaine apparence de légalité. Plus cette zone est floue, plus la police a de latitude. À ce propos, l’augmentation brutale après des tirs meurtriers de policiers pour des refus d’obtempérer constatée depuis 2017 est la conséquence directe d’une loi rendant délibérément plus flou qu’il ne l’était le cadre de la légitime défense dans ces circonstances. Un criminologue québecois, Jean-Paul Brodeur donne une définition de la police qui participe de la même idée que celle de Benjamin : 

« Les agents de police sont des agents de diverses organisations reliées entre elles et autorisées de manière plus ou moins controlées à utiliser des outils et moyens divers généralement interdits au reste de la population pour mettre en œuvre un certain nombre de lois et de règles qui définissent un ordre : la police se déploie dans un certain illegalisme. Au fond la police est une profession sale, une profession souillée, exerçant à la fois une violence conservatrice de droit et une violence fondatrice de droit. »

La police dans la crise capitaliste

Cette contradiction structurelle entre violence fondatrice et conservatrice semble abstraite. Cependant, les contradictions structurelles de la société deviennent dramatiquement concrètes et visibles dès lors qu’elles sont mises sous tension par une crise globale de la société. Ce qu’il s’est passé en France ces dernières années permet de l’illustrer. Depuis 2008 et la crise des subprimes, le système capitaliste est entré dans une crise profonde. Pour la surmonter, les gouvernements successifs se sont attaqués directement aux droits des travailleur·euses : Lois travail 1 et 2, réforme des retraites et de l’assurance chômage… Ces lois économiques s’accompagnent d’une propagande et de lois racistes visant à diviser notre classe : loi asile immigration, loi séparatisme, interdiction de l’abaya, loi Darmanin. Face aux multiples résistances, l’État s’est reposé sur une augmentation drastique des violences policières pour les faire taire. Depuis le mouvement des Gilets jaunes nous avons pu constater empiriquement que, bien qu’illégales, les mutilations et les exécutions arbitraires font désormais partie des pratiques policières : c’est la violence fondatrice de droit. Pourtant, la torture et la mutilation du jeune Hedi à Marseille ont valu une incarcération préventive et probablement un futur procès aux policiers tortionnaires. On voit alors la contradiction dans laquelle est prise la police. Elle peut réprimer, mutiler, tuer en toute illégalité et couverte par le pouvoir politique, mais, jusqu’à une certaine limite, floue, indéfinie, au-delà de laquelle les policiers s’exposent à des sanctions potentielles, même rares. Pour surmonter cette contradiction, la police n’a que deux options :

– soit refuser de réprimer, refuser d’entrer dans cette zone de flou pour s’en tenir purement à la loi quitte à ne pas parvenir à rétablir l’ordre,

– soit exiger que l’action de la police ne soit ni entravée ni soumise à la loi : que les violences policières puissent se déchaîner sans qu’aucun compte ne soit rendu.

Il est clair, qu’à l’heure actuelle, la totalité de l’appareil policier n’envisage que la deuxième option celle de l’impunité totale de la police. Ce n’est pas un hasard et dans le système capitaliste, il ne peut en être autrement.

Police et extrême droite

Dans l’État moderne, la police a en charge le contrôle et la surveillance des classes populaires. Pourtant, dans leur immense majorité, les effectifs de police sont eux-mêmes issus de ces classes populaires, notamment rurales. Alors, le corps social policier est un corps isolé, privé de solidarité en dehors de lui-même. C’est un corps social évoluant parmi la classe des travailleur·euses mais séparé d’elle par sa fonction. Et, dans l’autre sens, un corps social tout au service de la bourgeoisie mais n’ayant ni contact ni lien organique avec cette dernière. C’est bien cette situation d’isolement social qui rend les policiers très perméables aux idées nationalistes et qui crée chez eux un attachement corporatiste très puissant. L’extrême droite leur donne une appartenance qui dépasse le corps policier, celle de la nation, et un but, celui de la lutte contre l’ennemi intérieur qui vise à briser l’unité nationale. Cet isolement produit des effets très concrets sur la pratique policière illustrés notamment par les enquêtes sociologiques sur la culture professionnelle des policiers7. Ces enquêtes montrent qu’elle est :

  • homogène,
  • conflictuelle avec tous les acteurs qui interviennent sur les mêmes problèmes qu’eux : juges, travailleur·euses sociaux, journalistes, chercheur·euses, associations d’habitant·es. Tous soupçonnés d’être anti-flics. Même l’IGPN qui est vue comme étant anti-flics…
  • marquée par une vision rabougrie et binaire de la population : soit  suspect·es potentiel·les soit sources d’information,
  • raciste : les personnes racisées sont considérées comme des éléments dangereux à surveiller et soumettre en permanence.

Par conséquent, le choix de la police de demander toujours plus de latitude dans ses moyens d’action plutôt que de refuser de réprimer aveuglément est une conséquence de la position sociale de la police dans l’État bourgeois. C’est d’ailleurs pour cette raison que, quel que soit le pays considéré, la dynamique d’augmentation des brutalisations policières est toujours corrélée au dynamisme des contestations populaires.

La crise de la démocratie bourgeoise et le danger de l’extrême droite

Maintenant, peut-on dire que la police s’autonomise vis-à-vis de l’État ou même du gouvernement ? En d’autres termes, peut-on dire que la police produit consciemment une vision politique indépendante de celle de l’État ? Il semble que le processus à l’œuvre ne soit pas celui-là. Il s’agit plutôt d’une crise profonde de l’entité État/police. D’un côté l’État ne peut plus parvenir à ses fins en maintenant sa police dans des limites qui sont compatibles avec un quelconque État de droit. De l’autre côté la police, elle, ne s’imagine pas surmonter cette contradiction autrement qu’en faisant fi de l’État de droit. Le conflit apparent entre l’État et la police est en fait une des formes que prend la crise de la démocratie bourgeoise. À l’heure actuelle, l’État n’arrive plus à produire de consensus entre les classes. Il remplace le consentement par la force pour diriger alors qu’il est censé représenter la volonté du grand nombre. L’État de la démocratie bourgeoise scie la branche sur laquelle il est assis.

Dans cette situation, le danger ne vient pas spécialement de la police, mais bien de l’arrivée au pouvoir d’un parti d’extrême droite qui cherchera à résoudre cette contradiction fondamentale en jetant les restes de l’État de droit par dessus bord en assumant pleinement l’autoritarisme de l’État et accordant aux policiers ce qu’ils désirent : l’impunité totale d’action dans leurs interventions pour briser quiconque se dressera devant le gouvernement.

P.V. (Paris 18e

NOTES
  1. « Hedi, 22 ans, « laissé pour mort » après avoir croisé la BAC à Marseille« , Mediapart ↩︎
  2. https://twitter.com/UNSAPOLICE/status/1674749283306749953/photo/1 ↩︎
  3. Paul Rocher : « Une police démocratique est une contradiction », Ballast ↩︎
  4. Enquête de victimation – cadre de vie et sécurité, INSEE  ↩︎
  5. Paul Rocher : « Une police démocratique est une contradiction », Ballast ↩︎
  6. « Affaire de Viry-Châtillon: comment la police a fabriqué de faux coupables« , Mediapart ↩︎
  7. D. Monjardet, « La culture professionnelle des policiers » Revue française de sociologie, 1994. ↩︎