Pourquoi l’égalité des droits ne se gagnera que dans les luttes collectives contre le patronat et l’État

Régularisation par le travail

Posé dans le débat public rapidement après les élections de 2022, le projet de loi Darmanin est au départ présenté par le gouvernement comme « équilibré », en permettant selon Darmanin d’être « gentil avec les gentils et méchant avec les méchants ».

Les Cahiers d’A2C #10 – Novembre 2023

Le tandem Dussopt-Darmanin est supposé incarner cet équilibre. Côté Ministère du travail, le projet de loi propose de fournir au patronat dans les secteurs dits « en tension » (les secteurs dans lesquels il existe des emplois non pourvus, comprendre en réalité les secteurs de « haute exploitation » en termes de conditions de travail, d’horaires décalés, de volume horaire, de rémunération…) de la main-d’œuvre immigrée « légale » en octroyant des titres de séjour, pour une durée limitée. Côté ministère de l’Intérieur, ce projet de loi amplifie les dispositifs d’expulsion des personnes sans-papiers.

Pourquoi une 29e loi sur l’immigration depuis 1980 ?

Au début, les médias ont beaucoup mis en avant des témoignages de patron·nes favorables à la régularisation de leurs salarié·es, laissant entendre que ce projet de loi constituerait donc une réelle avancée pour les personnes sans-papiers qui triment dans les secteurs de la restauration, du bâtiment, du nettoyage… Mais au fil des mois, le projet est apparu pour ce qu’il est réellement : une base à partir de laquelle s’opère une surenchère raciste entre le gouvernement, les Républicains et le Rassemblement national. Au point que l’article 3 — celui qui crée des titres de séjour « métiers en tension » — est susceptible d’être supprimé et qu’aucune organisation patronale n’a finalement pris position sur ce projet, l’ancien président du Medef invoquant un débat « pollué politiquement ».

Faut-il voir une contradiction entre les intérêts du patronat et la surenchère politique raciste ? En fait, le concept même de titre de séjour « métiers en tension » acte que les personnes sans-papiers ne seront susceptibles d’être régularisées que si elles acceptent de se soumettre aux besoins du patronat, et uniquement pour des métiers que les autres auront préalablement refusés. C’est donc bien une tentative de synthèse politique entre les intérêts économiques immédiats de certains secteurs du patronat, et l’intérêt plus général de la classe dirigeante au renforcement du racisme et du nationalisme. Cela suffit à le rendre inacceptable. Alors qu’il a décidé de tou·te·s nous soumettre aux conditions du patronat (réformes du RSA et du chômage, généralisation de l’apprentissage pour 1/3 des lycéen·es, réforme des retraites etc.), le gouvernement a besoin de nous convaincre que les frontières, la police, l’armée, nous protègent contre les immigré·es qui sont des délinquant·es, veulent prendre les boulots, profiter du système de santé, etc. Vous pouvez constater que cela marche, à chaque fois que vous entendez quelqu’un·e se plaindre que des migrant·es vivent mieux que des Français·es.

Le patronat a-t-il intérêt à la régularisation des travailleur·euses sans-papiers qu’il (sur)exploite ?

Les capitalistes ont avant tout intérêt à l’exploitation maximale de leur main-d’œuvre. Au-delà de leur position personnelle, c’est la dynamique générale du système, la concurrence des entreprises entre elles, qui les pousse à cela. Écoutez les témoignages des personnes sans-papiers sur leur travail, c’est une démonstration de la faible considération que les patron·nes ont pour les salarié·es. Historiquement, les immigré·es ont toujours été utilisé·es par les patron·nes pour réaliser les pires boulots. Après l’abolition de l’esclavage, ce sont par exemple les travailleur·euses immigré·es qui ont été utilisé·es par les économies coloniales pour remplacer le travail des esclaves.

Le patronat peut avoir intérêt à ce que leurs salarié·es sans papiers soient régularisé·es, pour s’assurer de la stabilité du personnel qu’il a pris le temps de former (c’est un argument qu’on trouve par exemple chez certain·es patron·nes dans la restauration). Car en fait, le statut de « sans-papiers » n’est pas le seul moyen de permettre la surexploitation. Après tout, durant la période des Trente Glorieuses, la politique dominante était l’octroi de cartes de séjour aux travailleur·euses immigré·es, ce qui n’a pas empêché qu’ils et elles travaillent dans les mêmes secteurs qu’aujourd’hui : à la fin des années 1970, on estime que les immigré·es ont construit près d’un logement sur deux et 90 % des autoroutes. Une étude réalisée sur le devenir des personnes sans-papiers régularisées lors de la « grande régularisation » de 131 000 personnes décidée en 1981 révèle aussi que la grande majorité des personnes occupent deux ans après leur régularisation un emploi similaire à celui exercé avant le changement de statut.

L’absence de titre de séjour contraint les personnes à accepter les boulots les plus pénibles. Mais cette contrainte est elle-même imbriquée dans la contrainte plus générale du racisme, qui permet de justifier qu’elles fassent ces boulots-là. Par exemple, en 2019, une entreprise du BTP est condamnée pour « discrimination raciale systémique » vis-à-vis de 25 travailleurs maliens sans papiers. Le conseil des drud’hommes a ainsi sanctionné « un système pyramidal d’affectation professionnelle en raison de l’origine »sur les chantiers. Cette réalité, du racisme au sein des entreprises, n’est pas exceptionnelle. Nicolas Jounin, sociologue qui a réalisé sa thèse de doctorat sur les chantiers, témoigne ainsi lors du procès : « En observant les chantiers, l’ensemble des entreprises et les salariés qui les composent, on constate une correspondance entre une hiérarchie professionnelle […] et une hiérarchie ethnique ».

Le secteur de la construction ne semble pas être une exception. N’oublions pas que plus de 20 % des emplois sont par exemple réservés en France aux personnes qui ont la nationalité française, comme ceux de la fonction publique.

Le racisme qui se déchaîne dans la sphère politique n’est donc pas quelque chose de séparé des enjeux économiques liés à la situation de travail des sans-papiers. Différent·es théoricien·es ont analysé l’intérêt pour la bourgeoisie au développement du racisme, dont le sociologue américain Du Bois. En voulant comprendre pourquoi l’unité entre les Blanc·hes pauvres et les Noir·es pauvres s’était arrêtée bien qu’elle se soit développée dans la lutte contre l’esclavage, il a montré comment le racisme est une construction délibérée de la classe dirigeante. Son but est d’empêcher les travailleur·euses de se rassembler pour lutter ensemble, en faisant croire aux travailleur·euses blanc·hes qu’il existe une autre voie d’avancement que la lutte des classes, leur nationalité ou leur couleur de peau leur donnant droit à un meilleur traitement que celles et ceux qui en sont exclu·es. Le sociologue marxiste américain Al Szymanski, qui a étudié les inégalités salariales entre Noir·es et Blanc·hes aux USA, a montré que « plus la discrimination raciale est intense, plus bas sont les salaires des blancs du fait de la variable intermédiaire de la solidarité de la classe ouvrière – en d’autres termes, le racisme désavantage économiquement les travailleurs blancs parce qu’il affaiblit l’organisation syndicale en détruisant la solidarité entre travailleurs noirs et blancs ».

Par ailleurs, l’immigration peut susciter des tensions entre les différents capitalistes, qui ont des besoins en main-d’œuvre différents. Et les besoins immédiats du patronat ne coïncident pas forcément avec leur intérêt à long terme. Cela peut donc créer des difficultés pour les États, chargés de gérer « les affaires communes de toute la classe bourgeoise », dans leur tentative de gérer l’immigration. On comprend alors pourquoi tous les États ont pour préoccupation d’assurer les conditions d’accumulation favorables aux capitalistes de leur pays, mais peuvent opérer des choix différents. Le projet de loi anti-immigré·es proposé par Dussopt et Darmanin, tout comme les surenchères racistes des Républicains ou du RN, sont bien au fond différentes propositions politiques de gestion de ces multiples enjeux.

Alors, pourquoi la gauche est-elle divisée sur ce projet de loi ?

À l’Assemblée nationale, à part La France insoumise, les député·es de la Nupes ont signé une tribune avec des député·es macronistes pour appuyer l’article 3 et demander « des mesures urgentes, humanistes et concrètes pour la régularisation des travailleurs sans papiers ». Elle fait valoir les possibilités de régulariser des dizaines de milliers de personnes avec ce titre de séjour. 

Faire des immigré·es des variables d’ajustement selon les besoins du patronat n’est pas une avancée qu’il s’agirait de promouvoir face au refus de la droite et des fascistes. Mais tous les courants associatifs, syndicaux ou politiques qui pensent les immigré·es comme un groupe à part acceptent l’attribution de statuts différents entre nationaux et immigré·es, et donc d’entamer des discussions, de formuler des amendements, sur les critères de régularisation, parce que plus généralement ils acceptent le cadre de l’État et des frontières nationales définies par le capitalisme.

Or, l’égalité des droits passe par l’exigence de régularisation sans condition de toutes les personnes sans-papiers, et un combat antiraciste permanent. Ce combat ne peut se mener que collectivement, personnes avec papiers et personnes sans papiers. Les employeur·euses chercheront toujours à employer des travailleur·euses aux conditions les plus mauvaises (et les immigré·es sont dans l’histoire du capitalisme des travailleur·euses tout·es désigné·es). Mais leur capacité à réussir est une question politique. Les récentes grèves de sans-papiers ont permis de démontrer qu’il n’y avait pas besoin d’une nouvelle loi répressive comme prix à payer pour régulariser les travailleur·euses sans papiers. Mais sera-t-on capable de nous mobiliser pour détruire les bases qui rendent possibles ces lois à répétition ? La solidarité entre travailleur·euses n’est pas automatique, surtout en période de développement du racisme. L’unité ou la fragmentation de notre classe dépend donc crucialement du rôle joué par les militant·es. Et pour que le sens pris par le mot travailleur·euse ne soit plus celui de la soumission mais redevienne celui de l’action commune : le 18 décembre, en plein débat parlementaire sur ce projet de loi anti-immigré·es, et à l’occasion de la journée internationale des migrant·es, proposons à nos collègues, avec ou sans papiers, de se mettre en grève pour lutter contre ce projet de loi, pour la régularisation de toutes les personnes sans-papiers, pour l’égalité des droits !

Vanina Giudicelli (Paris 20e)