« Résolution 2023 : ne pas laisser passer la loi Darmanin ». Notre éditorial de janvier 2023 proposait une stratégie pour combattre ce qui était encore un projet de loi. Cette analyse en a entraîné bien d’autres durant ces derniers mois quant aux liens intrinsèques entre l’explosion du racisme, du nationalisme et du danger du fascisme. Plus de deux mois après la promulgation de la loi Darmanin, le constat est limpide : le mouvement qui s’est enraciné durant plus d’un an a perdu une bataille. Cette défaite pourrait avoir des conséquences ignobles pour beaucoup d’immigré·es. Elle va aussi affaiblir l’ensemble de notre classe en brisant plus encore l’égalité entre toutes et tous. Une autre question est de savoir si l’ensemble des forces qui ont combattues sortent renforcées ou affaiblies d’une telle séquence.
Les Cahiers d’A2C #12 – MARS 2024
Pour entamer l’analyse nécessaire de la situation créée par le passage de la loi, des tâches qui en découlent et des leçons à en tirer, nous avons décidé de commencer par des remontées d’expériences faites par des camarades d’A2C dans plusieurs villes avec la conscience que celles-ci restent bien entendu limitées. N’hésitez pas à nous faire parvenir vos expériences, questionnements ou éléments de débats.
Automne 2022, le front se lève
À Marseille : Nous sommes impliqué·es dans le lancement de Marseille contre Darmanin en novembre 2022. Au départ, nous pensons ce collectif comme une coordination dans laquelle s’impliquent des collectifs de personnes migrantes et de quartier.
À Paris : Une spécificité est l’existence de collectifs de sans-papiers et celle de la Marche des Solidarités qui, depuis plusieurs années, au travers de réunions hebdomadaires, permet de coordonner plusieurs collectifs de sans-papiers avec, selon les périodes et les campagnes, d’autres collectifs, associations et syndicats. C’est la Marche des Solidarités et les collectifs de sans-papiers qui ont lancé dès avant le 18 décembre 2022 la lutte contre la loi Darmanin.
À Toulouse : Des mobilisations ont eu lieu contre la loi Darmanin à l’initiative d’une Assemblée proposée par des membres d’a2c en janvier 2023. Le but est de lutter contre la loi, nous proposons de suivre le calendrier national de la Marche des Solidarités sur Toulouse. La première AG a regroupé environ 50 personnes de différents milieux : luttes antiracistes, étudiant·es et profs de la fac du Mirail, et des camarades actif·ves dans l’accès aux droits de personnes migrantes, des organisations féministes, membres d’un club de foot militant, des militant·es autonomes et une partie de la gauche révolutionnaire.
« Retraite pour tou·tes, papiers pour tou·tes ! »
À Paris 18e : C’est 18e en lutte, le collectif issu de l’assemblée interprofessionnelle de Paris 18e, active pendant le mouvement des retraites de 2019, qui construit les mobilisations de la Marche des Solidarités sur le quartier. C’est aussi lui qui a pris l’initiative, conjointement avec l’UL CGT, d’appeler à la constitution d’une nouvelle assemblée interpro lors du dernier mouvement des retraites.
Dès janvier et le début de la mobilisation retraite on sort des affiches et pancartes qui font le lien : « Ni tri des migrant·es ni retraite à 64 ans » et « Liberté de circulation, liberté d’installation = + d’argent pour nos pensions » qui nous suivront dans toute la période.
La question est systématiquement discutée dans l’interpro locale et fait très vite consensus. Une introduction contre la loi Darmanin est actée dès la première réunion publique qui a lieu à la Mairie du 18e, le 13 février 2023 et réunit environ 70 personnes.
À Rennes : Avant le vote de la loi, des manifestations ont eu lieu. D’abord des tentatives durant le mouvement contre la réforme des retraites, où avec des camarades du cadre Rennes vs Darmanin, nous avons distribué des tracts pour appeler à des soirées, à des réunions, à des manifestations notamment celles du 25 mars 2023 puis du samedi 29 avril 2023. Nous étions 47 personnes à la Maison Internationale de Rennes, venues à titre individuel et issues de différentes organisations, pour lancer le cadre Rennes contre Darmanin (syndicats, asso, partis, collectifs, personnes solidaires sur les campements).
Et puis il ne s’est plus rien passé pour de vrai, les réunions, les tâches pratiques et la liste mail, ont commencé à être portées par les militant·es habituel·les, les nouvelles personnes ont arrêté de venir.
À Toulouse : Les mobilisations contre la réforme des retraites ont donné de la force à l’AG contre Darmanin. Les participant·es étaient convaincu·es qu’il fallait faire le lien entre réforme des retraites et loi Darmanin,. Toutefois, nous avons rencontré des difficultés au début pour convaincre qu’il fallait faire ce lien. Plusieurs organisations syndicales avaient peur que ça divise la lutte. Nous avons beaucoup argumenté sur le besoin de traiter les deux questions et unifier les travailleur·euses dans la compréhension que la réforme des retraites et la loi anti-immigration faisaient partie d’une même offensive à l’encontre de toute notre classe.
Peu à peu, l’AG a gagné de l’espace dans l’AG interpro qui avait lieu après les manifs contre la réforme. À chaque prise de parole on a essayé de mettre sur la table l’importance de lutter contre la loi Darmanin. Pendant les manifs contre la réforme, l’AG contre Darmanin a commencé à organiser des cortèges avec notre principal slogan : « On est toustes exploité·es, toustes solidaires, contre la réforme et contre les frontières ! »
À Marseille : Dès le début du mouvement retraites, la Coordination contre Darmanin est visible et appelle aux échéances propres à la lutte contre la loi lors des manifestations. Nous assumons une banderole mise en débat dans la coordination « Même Classe Même Lutte » et nous organisons des points fixes pour diffuser notre matériel. La coordination contre Darmanin est alors rejointe par des collectifs féministes, des collectifs antifascistes et des syndicalistes. Commencent à émerger des assemblées publiques pour argumenter sur la nécessité de combattre la loi Darmanin en lien avec le mouvement des retraites. La Coordination contre la loi Darmanin parvient ainsi à s’adresser à beaucoup de monde.
L’auto-organisation des opprimé.es ?
À Paris : Au début de la séquence la Marche des Solidarités existe déjà avec une véritable visibilité due à de nombreuses campagnes menées les années précédentes. Ses réunions hebdomadaires regroupent en général une dizaine de personnes (représentant·es des collectifs de sans-papiers et quelques soutiens). Pendant plusieurs semaines dès l’automne 2022 de nombreuses discussions vont être nécessaires avec et entre collectifs de sans-papiers pour arriver à une position d’opposition totale à la loi Darmanin. L’argument est progressivement acquis que le volet « métiers en tension » est en réalité un outil pour limiter et précariser davantage les possibilités de régularisation. Il s’avèrera, a posteriori, que cette phase assez longue de discussions, qui va diffuser au sein des collectifs, permet de comprendre le rôle moteur et dirigeant joué par les collectifs de sans-papiers dans la lutte.
À Montreuil : En parallèle de la mobilisation contre la loi Darmanin, faiblement suivie par les sans-papiers organisé·es au CSP Montreuil lors des premiers mois de la campagne, de nombreuses luttes locales issues de l’immigration, certaines particulièrement exemplaires, s’enracinent à Montreuil entre décembre 2022 et décembre 2023.
Celle du foyer Branly : ce foyer de plus 600 travailleurs maliens est le troisième de la ville à être menacé de démolition pour reconstruire une Résidence Sociale1. Durant la destruction de ces foyers ce sont souvent plus des 2/3 des habitant·es qui sont mis·es à la rue. Il s’agit de sans-papiers ou de personnes régularisées qui ne sont pas sur les baux. Pour la première fois sur la ville, les délégués, le comité des résidents en lutte, et l’ensemble des résidents avec ou sans papiers ont su imposer leur volonté quant à la rénovation du foyer que les décideurs pensaient imaginer sans eux. Les résidents en lutte participaient individuellement à des manifestations contre la loi Darmanin systématiquement relayée par le COPAF et le comité de soutien. Mais c’est d’abord sur l’expérience de la lutte de défense du foyer et de la dignité des résidents que s’est développée l’auto-organisation, un collectif de sans-papiers du foyer notamment, est né de cette lutte.
À Marseille : Les émeutes à Marseille suite à l’assassinat de Nahel constituent un moment décisif pour la Coordination contre Darmanin. Dans le local de Solidaires, nous organisons une grosse AG avec un autre collectif, Mémoire en Marche, qui travaille aux 40 ans de la Marche de 1983.
Cela a pu créer des grosses dissensions lorsque nous sommes allé·es discuter dans les quartiers populaires. On nous reprochait d’être des militant·es blanc·hes du centre-ville sans lien avec les populations immigrées. Cette caractérisation était en partie vraie, de moins en moins de personnes immigrées se liaient à la Coordination contre la Loi Darmanin durant l’été 2023. De plus, nous étions essoufflé·es par les rythmes d’un agenda de mobilisation très parisien qui a pu également faire débat.
À Paris : À partir d’octobre, sur la région parisienne, l’organisation d’une action d’occupation d’un chantier des JO avec des grévistes sans-papiers et la focalisation, en termes de manifestation, sur la date du 18 décembre a créé une dynamique inédite autour de la Marche avec des réunions hebdomadaires réunissant régulièrement une centaine de participant·es et l’agrégation autour de la Marche et des Collectifs de sans-papiers de différents réseaux (Soulèvements de la Terre, Assemblée féministe, syndicalistes de l’éducation, des hôpitaux, du travail social, étudiant·es et lycéen·nes).
Pour la première fois de son histoire la Marche a même lancé des appels aux syndicats pour qu’ils organisent la grève. Cela a notamment permis le succès de la manifestation parisienne du 18 décembre, la plus grosse de toute la séquence avant le vote de la loi (15 000 manifestant·es). Même si nous savions que ce ne serait pas suffisant.
Après le vote, sursaut antifasciste ?
Alors que l’opposition à la loi avait été limitée, le vote par les députés fachos et par la Macronie, le 19 décembre 2023, produit une riposte.
À Rennes : Dès le soir du vote de la loi, trois jours plus tard, il y a eu 2 000 personnes dans la rue, et la manifestation a gonflé de minute en minute. Le rassemblement initial s’est transformé en manifestation impressionnante de dynamisme, très jeune, avec un long cortège qui chante, qui crie… une des manifestations les plus dynamiques des dernières années, qui a pu défiler dans le centre-ville contre le fascisme et le racisme.
À Paris : Le 14 janvier va être une manifestation à Paris qui articule lutte contre la loi Darmanin (le racisme) et lutte contre le fascisme. L’ambiance y est extrêmement combative. Elle reflète et amplifie les dynamiques autour de la Marche et des collectifs de sans-papiers constatées avant le vote de la loi : forte mobilisation des collectifs de sans-papiers qui encadrent et animent la manifestation, jonction avec les jeunes mineurs isolés, cortèges des écoles, cortège féministe, cortèges « environnement », forte présence de la jeunesse. Il y a 20 à 25 000 manifestant·es.
À Toulouse : Le soir du vote de la loi : rassemblement appelé par la CGT d’environ 2 000 personnes à Jean-Jaurès avec la présence des syndicats et des partis politiques. Ce vote du gouvernement avec le RN a été un moment de réveil pour beaucoup de monde à Toulouse.
Le 14 janvier : Très peu de personnes mobilisées au sein de l’AG, le peu de personnes présentes, très investies dans le mouvement pour la Palestine, favorisent la date du 13 janvier. À cette date, se tient aussi une journée de mobilisation au Bikini (salle de concert) en soutien aux occupations d’écoles par les familles à la rue. Cette journée organisée par le collectif Jamais sans toit composé d’enseignant·es et de parents d’élèves avec le soutien de RESF et du DAL 31.
Le 20 janvier : La manifestation de Toulouse se tient un jour avant l’appel national. Environ 4 000 personnes sont mobilisées. Présence des syndicats, des partis, des orgas nationales liées à la question de l’exil (LDH, Amnesty, secours cath). C’est pratiquement la seule fois où l’on aura vu les partis et syndicats réformistes mobilisés à Toulouse contre la loi.
À Paris 18e : Dans les manifs de janvier, on a réussi à maintenir des cortèges dynamiques 18e en lutte-UL CGT 18e et à entraîner plusieurs sans-papiers de la permanence. L’essentiel de la mobilisation étant toujours portée par le collectif 18e en lutte.
Depuis le centre de gravité de la mobilisation a un peu changé, en plus de 18e en lutte (encore incontournable pour les diffs et collages) les permanences sans-papiers de la CGT du 18e commencent à devenir le lieu privilégié où se construit la mobilisation.
À Marseille : La coordination contre Darmanin était devenue ces derniers temps un collectif en propre. Lorsque nous préparons le 18 décembre 2023, nos assemblées regroupent encore des dizaines de personne. Avant le départ de la manif, nous organisons des cours de français et des permanences juridiques en lien avec des enseignant·es et des militant·es associatifs et associatives.
Après le 19 décembre, notre groupe WhatsApp passe de 150 personnes à plus de 700. Les mobilisations de janvier 2024 ont pu prendre la forme de grèves, comme dans le secteur de l’associatif par exemple ou dans les écoles avec Sud Éducation 13.
Pour le 14 janvier cela a moins bien marché. La CGT 13 a appelé à cette date, mais n’a pas mobilisé au sens où nous l’entendons.
Pour le 21 janvier, les organisations syndicales se sont vues entre elles, elles n’ont pas contacté Marseille contre Darmanin, ont produit un appel pro-républicain.
À Montreuil : La Kermesse Antifasciste dans laquelle nous sommes investi·es appelle à deux assemblées publiques entre le 21 décembre 2023 et le 14 janvier 2024 regroupant une vingtaine de personnes pour chacune d’entre elle. Le Maire de la Ville réunie quant à lui plus de 500 personnes le lendemain du vote de la loi. Le CSP Montreuil est invité à ouvrir les prises de parole.
Le CSP Montreuil reprend confiance en sa capacité d’initiative. Une déambulation se tient à son appel le 7 janvier qui regroupera près de 50 personnes. Des affiches pour la manif du 14 janvier sont collées dans tous les quartiers de la ville en l’espace d’une semaine. Le jour de la manif, entre 50 et 100 militant·es prennent part au départ collectif.
Des graines semées
À Romainville – Les Lilas : Au moment du mouvement des retraites, des zemouristes viennent diffuser sur les marchés de la ville. Des camarades investi·es dans l’assemblée interpro locale lancent l’idée d’agir spécifiquement contre le racisme et le fascisme.
Le 2 mars 2024, la première réunion se tient. Elle est annoncée par des collages et des diffusions de tract. Sur les 20 personnes présentes, 4 disent être là en raison du travail de militantisme de terrain. Pour le reste, ce sont des camarades de différentes traditions militantes locales qui participent au lancement de ce collectif.
Le samedi 16 mars, les salarié·es de l’éducation appellent à une manifestation allant de la mairie de Romainville aux Lilas. Elle réunit 600 personnes..
Le dimanche 17, les zemouristes sont de retour sur le marché des Lilas. Ce qui s’est construit sur le terrain ces derniers mois contre la loi immigration et la constitution du collectif permet de diffuser l’information assez tôt. C’est finalement lorsqu’une camarade prend un coup de l’une de ces pourritures qu’ils se font gicler du marché par l’ensemble des personnes présentes.
Coordonné par Gaël Braibant (Montreuil)
NOTES
- Lire sur le site du COPAF déclaration du 14 mars 2012 critiquant la politique de transformation des foyers de travailleurs immigrés en résidences sociales et formulant des propositions pour son amélioration. ↩︎