De la pente glissante entre les idées antitrans et l’extrême droite ou la nécessité de la prise en compte du danger des mouvements antitrans pour notre classe. Perspectives antifascistes sur la question.
Les Cahiers d’A2C #06 – JANVIER 2023
En août 2022, l’Université Humboldt de Berlin a invité Marie-Luise Vollbrecht, une biologiste marine, à donner une conférence sur le genre. Le titre provocateur de sa conférence, « Sexe, genre, et pourquoi il existe deux sexes en biologie », a attiré l’attention d’associations LGBT+ ou de défense juridique étudiantes, qui ont organisé une manifestation sur le campus de l’université pour mettre en lumière la position loin d’être vide de sens politique de la scientifique, qui s’illustrait sur les réseaux sociaux depuis longtemps par des positions antitrans virulentes. Suite à la volonté des mouvements réactionnaires soutenant Vollbrecht d’organiser une contre-manifestation, la conférence a finalement été annulée par l’administration universitaire, pour éviter des violences. S’en est suivie une polémique d’ampleur reportée dans de nombreux médias nationaux : les mouvements de défense des droits des personnes trans ont été accusés par les allié·es conservateur·ices de la biologiste de « nier la liberté d’expression » ; les expressions « cancel culture » et « culture woke »1La « culture woke » est un concept d’extrême droite, inventé pour discréditer les mouvements de gauche prônant la justice sociale. ont été utilisées à tout-va pour décrier les collectifs de personnes trans. Les forces réactionnaires ont réussi à créer une atmosphère de panique morale autour de ce qui a été nommé « l’affaire Vollbrecht », diffusant leurs rhétoriques transphobes dans les journaux, et Marie-Luise Vollbrecht a été interviewée à de nombreuses reprises pour défendre sa position en tant que « victime du lobby trans empêchant une scientifique de s’exprimer ».
Des liens dangereux avec l’extrême droite
Au-delà de la facilité des médias nationaux allemands à relayer des théories réactionnaires sur le sujet de la transidentité, cette affaire nous montre surtout une chose : la pente glissante existant entre les idées transphobes et l’extrême droite. La situation de Vollbrecht n’a en effet pas seulement suscité l’affolement de personnalités du centre ou de la droite, mais aussi la sympathie d’acteur·ices de la scène politique fasciste et néonazie allemande. Sur Twitter, le débat s’est déplacé sur le fameux point Godwin : Marie-Luise Vollbrecht a, comme un an auparavant, hiérarchisé dans un tweet les victimes du nazisme, en disant que parler de l’oppression des personnes trans sous le nazisme serait « bafouer les vraies victimes des nazis », à savoir les juif·ves. Suite à cela, un hashtag a été popularisé par des scientifiques féministes pour dénoncer l’argumentaire de la biologiste : #Marie nie les crimes nazis. Vollbrecht a ensuite intenté une action en justice contre l’utilisation diffamatoire du hashtag, procès qu’elle a perdu au tribunal de Cologne.
Ce qui est intéressant, c’est qu’autour de cette affaire, en se plaçant comme victime de la « cancel culture woke », elle a commencé à récolter des fonds. Plus de 80 000 € au total, dont une partie provient de membres du parti fasciste AfD (Alternative für Deutschland = Alternative pour l’Allemagne), qui comptent parmi les plus grands donateurs. Créé en 2013, l’AfD est un parti nationaliste, xénophobe et raciste, plus spécifiquement islamophobe, proche de Pegida, le mouvement des « Européens patriotes contre l’islamisation de l’Occident » (le nom est parlant). L’AfD est entré au Parlement allemand en 2017 et est actuellement une des plus puissantes organisations fascistes allemandes.
L’affaire Vollbrecht n’est pas un cas isolé
Cet événement récent n’est qu’un exemple parmi d’autres où les idées transphobes d’une personnalité scientifique ou politique la conduisent à collaborer avec des partis néonazis ou des personnalités fascistes ou complotistes. C’est le cas aussi en France, où nos FARTs2FART signifie Feminism Appropriating Reactionary Transphobe, Transphobe réactionnaire s’appropriant le féminisme. J’ai préféré cet acronyme à celui de TERF (Trans-exclusionary radical feminist), plus souvent utilisé. nationales Dora Moutot et Marguerite Stern s’affichent en compagnie de personnalités telles que le complotiste anti-avortement Thierry Casasnovas, et flirtent régulièrement avec l’extrême droite. Un exemple récent est celui de la tribune attaquant les politiques d’inclusion du Planning familial, publiée par les deux activistes dans Marianne suite à la mise en circulation d’une affiche pour l’accès aux droits reproductifs à tou·te·s représentant un homme trans enceint3« Planning familial : les anti-trans, «cautions progressistes» des réacs », par Pauline Bock dans Arrêt sur images et relayée principalement par l’extrême droite. De nombreuses femmes se revendiquant du féminisme suivent leur chemin : d’une ignorance des problématiques trans dans leur cheminement féministe, elles finissent par faire de la lutte antitrans le cheval de bataille de leur militantisme, et la logique de leur acharnement contre les droits des personnes trans attise leur sympathie pour des courants réactionnaires et même fascistes, que l’on pourrait penser contraires à leurs idées féministes d’origine. Elles finissent par se constituer en véritables mouvements antitrans.
La transphobie est un ressort important de l’extrême droite qu’il ne faut pas négliger dans nos luttes
Les mouvements antitrans sont dangereux, et organisés. Et le pire, c’est qu’ils sont très efficaces. Le sujet de la transidentité est un ressort que la droite et l’extrême droite activent de plus en plus parce qu’il fonctionne. En propageant de la désinformation et suscitant la confusion et la peur sur un sujet qui est pour beaucoup nouveau, l’extrême droite investit un nouveau terrain fertile pour ses idées politiques. En se ralliant aux mouvements antitrans, dont certains peuvent encore se doter d’un déguisement progressiste (féministe en l’occurrence), les fascistes gagnent du terrain.
Suite à la tribune écrite par Dora Moutot et Marguerite Stern dans Marianne, les deux militantes antitrans ont été reçues par la présidente de la majorité LREM à l’Assemblée, qui a trouvé pertinentes leurs remarques sur les « déviances idéologiques » du Planning familial. Dans le cadre de la loi bioéthique et de propositions de loi pour des avancées féministes sur les droits reproductifs, des amendements sont quasi systématiquement proposés par des politicien·nes de droite et d’extrême droite pour spécifier une interdiction ou une restriction de ces droits pour les personnes trans. Le travail des mouvements antitrans paie, jusqu’à l’Assemblée.
Les représentant·es de ces mouvements sont invité·es partout, y compris par des médias de gauche, en faisant jouer leur étiquette « féministe » : interviews dans des journaux nationaux de tous bords, passages à la télévision dans des émissions de grande audience… Elles et ils prennent la parole non pas pour argumenter en faveur de droits mais contre une partie de la population. L’espace médiatique conféré aux mouvements antitrans contribue à diffuser des rhétoriques véritablement mortifères pour nos camarades trans, mais pas que. Grâce à son intervention sur ce que l’extrême droite appelle « la question trans »4Voir la vidéo Comment la droite réactionnaire construit une «question trans» ? par le collectif Toutes Des Femmes sur la page Youtube de XY Media, elle se garantit un espace de parole et cela contribue à rendre plus recevable ce que les fascistes ont à dire, quel que soit le sujet. Les partis et mouvements d’extrême droite s’offrent ainsi une tribune dans les instances politiques et dans les médias, qu’ils peuvent réutiliser ensuite pour avancer leurs pions et faire des percées dans l’échiquier politique.
En plus des conséquences directes pour les personnes visées par les mouvements antitrans, ces mouvements, ralliés par des organisations fascistes et d’extrême droite plus traditionnelles, sont aussi un danger pour l’entièreté de notre classe. Le moindre centimètre laissé à l’extrême droite, quel qu’en soit le sujet de départ, nous rapproche du fascisme.
Défendre les luttes trans et queer, c’est s’attaquer aux fondements du fascisme
L’acharnement des organisations fascistes et réactionnaires contre les droits et la reconnaissance des personnes trans n’est pas seulement une stratégie politique de leur part : il provient de leur vision théorique de l’humanité. En effet, l’existence même des personnes trans et plus largement les revendications des mouvements LGBT+ viennent mettre en péril ce qui est au fondement de leur théorie : la famille patriarcale, qui serait la garantie de la reproduction de l’idée que les fascistes se font de leur prétendue race. La vision alternative de ce qu’est « faire famille » portée par les mouvements LGBT+, qui s’accompagne de revendications politiques (pour les droits reproductifs, d’alliance, pour la prise en charge des enfants, pour la reconnaissance des familles sortant du schéma traditionnel…) porte atteinte à l’idéal familial sur lequel se construit l’imaginaire fasciste, fondé sur les principes de fécondité, de binarité, de rôles genrés misogynes, et de hiérarchie entre les individus composant la famille. Les mouvements fascistes sont perturbés par les mouvements queer. Le pouvoir politique de notre implication auprès des mouvements trans et la défense organisée de nos intérêts communs est à prendre en considération. Soyons sur tous les fronts pour combattre l’extrême droite.
Nos grand-mères transphobes ne sont pas le vrai danger
Le pouvoir d’action politique des mouvements antitrans ne doit pas être pris à la légère. Il ne s’agit pas ici des propos de nos grand-mères en repas de famille, ni du mégenrage à la fac, ni des questions intrusives de nos camarades pendant le piquet de grève. Mépriser des personnes pour des erreurs et un manque d’information ne fera pas reculer significativement les mouvements antitrans et les fascistes. La différence avec les personnes et organisations politiques antitrans est celle du but politique de destruction des personnes trans et de l’action politique en ce sens. L’Institut Lemkin pour la prévention du génocide a même récemment caractérisé de « génocidaire » le mouvement autoproclamé « critique du genre », que l’on peut appeler mouvement antitrans5« Statement on the Genocidal Nature of the Gender Critical Movement’s Ideology and Practice », publié le 29 novembre 2022 sur lemkininstitute.com. Constitué de scientifiques aux théories essentialistes, de polémistes de métier, des actrices de la scène FART, de politicien·nes de droite et des mouvements d’extrême droite, le mouvement antitrans est large, éclectique mais organisé. Il sévit à plusieurs niveaux d’organisation politique : au niveau institutionnel, dans la rue, dans les médias. Si le combat contre la transphobie est en partie culturel (lutter contre la désinformation en repas de famille peut aider), il doit surtout être stratégique et politique.
Groupons-nous, et demain…
Reconnaître l’importance de soutenir les luttes trans et LGBT+ dans notre antifascisme et identifier les mouvements antitrans comme nos ennemis politiques sont les premières étapes. Prendre en considération les velléités homophobes et transphobes de l’extrême droite dans notre compréhension du fascisme est fondamental. Pour gagner dans la lutte contre le fascisme, il ne faut reléguer aucun sujet où il s’exprime à un plan inférieur. En tant que révolutionnaires antifascistes, allons massivement à l’ExistransInter chaque année. Rejoignons les manifestations pour les droits LGBT+. Argumentons pour une prise en compte des luttes trans et LGBT+ dans le mouvement. Soutenons les médias indépendants transféministes comme XY Media. Relayons les appels et communiqués pertinents lorsque la communauté LGBT+ est attaquée par l’extrême droite. Soutenons matériellement les luttes trans.
Ju Lhullier-Le Moal, Rennes
Notes
↑1 | La « culture woke » est un concept d’extrême droite, inventé pour discréditer les mouvements de gauche prônant la justice sociale. |
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↑2 | FART signifie Feminism Appropriating Reactionary Transphobe, Transphobe réactionnaire s’appropriant le féminisme. J’ai préféré cet acronyme à celui de TERF (Trans-exclusionary radical feminist), plus souvent utilisé. |
↑3 | « Planning familial : les anti-trans, «cautions progressistes» des réacs », par Pauline Bock dans Arrêt sur images |
↑4 | Voir la vidéo Comment la droite réactionnaire construit une «question trans» ? par le collectif Toutes Des Femmes sur la page Youtube de XY Media |
↑5 | « Statement on the Genocidal Nature of the Gender Critical Movement’s Ideology and Practice », publié le 29 novembre 2022 sur lemkininstitute.com |