Un texte de 2012, utile dans le nécessaire débat sur la stratégie antifasciste aujourd’hui
Crédité d’un taux d’intentions de vote élevé, le Front National peut raisonnablement espérer jouer à nouveau un rôle important dans les prochaines échéances électorales, tant présidentielles où il n’est pas encore exclu qu’il puisse postuler au second tour, qu’aux législatives qui suivront. Avec un score entre 15 et 20 %, son pouvoir de nuisance serait tel qu’il pourrait alors imposer ses conditions et son programme dans bon nombre de circonscriptions dirigées par la droite, et mener bataille pour exiger une représentation proportionnelle au parlement.
Pourtant, nombre d’exemples tendent à prouver que le FN n’a pas changé. Si c’est une tâche prioritaire pour tous les anticapitalistes, antiracistes et anti-impérialistes qui se respectent de combattre cette vermine, il est nécessaire de revenir sur les expériences du passé, en particulier sur le travail effectué par le réseau Ras l’front.
Les « années Miterrand » et la montée du FN
Pour comprendre comment le FN a pu acquérir une telle place au sein de ce qu’il appelait il n’y a pas si longtemps « l’establishment », et se construire une respectabilité, il convient de se replonger dans un passé encore récent : l’accession de la gauche au pouvoir en 1981.
La fin des trente glorieuses, les chocs pétroliers de 1973 et de 1979, les fermetures d’entreprises, le désarroi social et l’absence de réponses de la gauche à la situation économique et aux attentes populaires sont, certes, l’explication première de la percée du Front National. Mais sur le plan politique, François Mitterrand et le Parti Socialiste portent une énorme responsabilité dans cette ascension qu’ils ont largement favorisée et instrumentalisée. Lorsque François Mitterrand arrive à la présidence en mai 1981, le FN est inexistant, et Jean Marie Le Pen qui n’avait obtenu que 0,75 % des votes en 1974 ne participe pas à l’élection. L’extrême droite, très marginale, ne peut prétendre à s’inscrire dans le paysage politique institutionnel sans y être aidé. C’est ce que fera François Mitterrand dés 1982 en parlant « d’iniquité de traitement dont est victime Jean Marie Le Pen à la radio télévision », ordonnant au ministre de la communication de lui faire le cadeau de l’inviter à une heure de grande écoute. En février, les pressions de l’Elysée paient, si l’on peut dire, et Le Pen est la vedette de l’émission politique phare du PAF français « l’heure de vérité » animée par le très réactionnaire François Henri De Virieu.
Ce traitement de faveur pour JMLP amènera de ce dernier une reconnaissance appuyée pour un président qui avait brisé « l’omerta ». Mais, au delà de Mitterrand, c’est la direction du Parti Socialiste qui fait le choix de favoriser Le Pen. Ainsi le premier ministre socialiste Pierre Bérégovoy en juin 1984 osait déclarer « on a tout intérêt à POUSSER le FN, il rend la droite inéligible. Plus il sera fort, plus on sera imbattables », Laurent Fabius en septembre 1984 surenchérissait par son resté « fameux » : « Le Pen pose de vraies questions auxquelles il apporte de fausses réponses ».
Cette stratégie cynique n’empêchait pas l’Elysée de promouvoir et subventionner les coûteux concerts du mouvement SOS racisme, lui permettant simultanément vis à vis de la jeunesse de défendre un antiracisme de façade (combien de lois et de décrets anti immigration furent adoptés ensuite ?) tout en mettant en place une stratégie utilisant le FN à des fins bassement électoralistes. Cette « ligne » opportuniste sera catastrophique et mènera à exaucer les vœux d’un FN qui rêvait, depuis sa création en 72, de sortir du marigot où il aurait toujours dû rester. Son ascension l’amènera à dépasser rapidement les scores confidentiels auxquels il était habitué. Aux élections européennes de 1984, le FN passe la barre des 10 %, et à la présidentielle de 95, JMLP fait plus de 15 %. La banalisation des « idées » racistes et les mesures anti-immigration adoptées sous les différents gouvernements de gauche, puis de cohabitation ne feront qu’accompagner cette résistible montée.
1990 : l’heure de la contre-offensive est venue !
On dit souvent que l’histoire ne se répète jamais à l’identique, mais qu’elle bégaye parfois ! C’est ce que l’on ressent en relisant vingt ans après l’appel des 250 personnalités lancé en mai 1990 contre le Front National. N’en citons que deux extraits, le début et la phrase de fin :
« La montée en puissance d’un parti fascisant et raciste met la France à l’heure de tous les périls. Ses avancées sont faites de nos reculs. Il faut, pour commencer, avoir le simple courage de nommer les choses et les gens. Quelles qu’en soient les conséquences judiciaires, nous affirmons ici que Le Pen, en filiation directe avec l’idéologie nazie, est un fasciste et un raciste […] L’heure de la contre offensive est venue ! »
Cet appel initié par Maurice Rajfus et Gilles Perrault [1] connaît un grand succès. Il est rapidement signé par d’anciens résistants, d’anciens porteurs de valises, d’intellectuels prestigieux, de syndicalistes, de sportifs, de gens du spectacle, toutes tendances de gauche confondues. Intergénérationnel, il réunissait tout autant d’anciens résistants ayant souffert dans leur chair les horreurs du nazisme et des camps de concentration, des militants anticolonialistes — « porteurs de valises » qui avaient soutenu la guerre de libération nationale algérienne et combattu l’OAS, Bigeard, ses tortionnaires tels Le Pen qui se vante encore aujourd’hui des tortures auxquelles il s’était livré. Il réunissait enfin des participants de Mai 68 qui avaient longtemps combattu les groupes royalistes et fascistes tel Occident, dont le slogan « fusillez Jean Paul Sartre » raisonnait dans des mémoires encore fraîches.
Naissance et activité de Ras l’front
C’est à partir de cet appel que fût monté le réseau Ras l’front. Très vite des dizaines de comités voyaient le jour à travers la France, se fédéraient, se dotaient d’un outil indispensable pour organiser la contre offensive au Front National, un journal mensuel Ras l’front. L’initiative n’était certes pas spontanée, et la mise en place du réseau fut le fruit d’un choix politique de la LCR qui rencontra l’adhésion, outre de non organisés, de militants associatifs, des libertaires, des autonomes, des adhérents des verts, du parti communiste, d’Alternative Libertaire ou de la CNT.
Les interventions des 150 / 200 comités étaient très hétérogènes, et correspondaient à une réalité de « terrain ». Pour centraliser l’ensemble des activités du réseau, il fut rapidement décidé de se doter d’un mensuel qui rende compte de la vie des comités, qui relaie les débats menés en leur sein. Le combat idéologique y avait une grande place, et de nombreuses initiatives culturelles en émergeaient : salons du livre antifasciste, Jazz contre le FN, et d’innombrables réunions publiques et fêtes antifascistes. Une vie militante à plein temps ! Rapidement, le journal devint un outil de confrontation directe avec le FN. La seule présence des militants de Ras l’front vendant leur journal en face du Front National sur les marchés devint un élément d’élargissement du rejet de la population. Le choix était clair, soit prendre les tracts diffusés par les fachos, soit prendre celui des antifascistes et acheter leur journal. Les incidents bien sûr se multipliaient, faisant perdre leur sang froid aux frontistes qui se montraient alors sous leur vrai visage.
La seule présence des militants de Ras l’front vendant leur journal en face du Front National sur les marchés devint un élément d’élargissement du rejet de la population. L’énumération des actions et des mobilisations antifascistes à l’initiative de Ras l’front mériteraient à elles seules tout un livre, c’est pourquoi nous n’en citerons ici que quelques unes : Le congrès du FN à Strasbourg parvint à réunir plus de 50 000 manifestants venus de toute la France, le plus souvent dans des cadres unitaires. À l’occasion du défilé annuel du FN lors du 1er mai 1995, deux banderoles furent déployées place de l’Opéra, au moment même où se tenait le meeting traditionnel de Le Pen. Une immense banderole couvrant toute la façade fût déployée du toit de l’Opéra humiliant un Le Pen, furieux et ridiculisé, après qu’une première (grande également) ait été mise en place à partir du Grand Hotel, au nez et la barbe des frontistes qui avaient réservé plusieurs chambres pour l’occasion ! Évoquons également la surprise de Le Pen sortant du bureau où il avait été voter, seul avec son garde du corps, se retrouvant nez à nez avec une quarantaine de militants brandissant une banderole antifasciste…
Contradictions au sein du mouvement antifasciste
Comme dans toutes les expériences agrégeant des courants politiques hétérogènes, Ras l’front ne fut pas épargné par des débats et des divergences concernant le positionnement du réseau sur les questions électorales. Pris entre la contestation d’un PS chargé de lourdes responsabilités dans la banalisation du FN (avec la complicité silencieuse parfois des autres partis de la gauche parlementaire) et la nécessité de faire barrage dans tous les cas de figures à l’extrême droite, un concept nouveau, celui des fronts républicains, amenait à plusieurs occasion à discuter de la posture « républicaine » de certains candidats de la droite. Certains les appelant même, cordons sanitaires contre le fascisme. Cette illusion fût la raison de bon nombre de défections et départs de militants qui refusaient ces alliances contre-nature et sans aucune efficacité. 20 années plus tard, la présence de Le Pen au deuxième tour de l’élection présidentielle redonnera à ce débat une actualité qui divise encore aujourd’hui le mouvement ouvrier… y compris, nous le supposons, au sein du NPA.
La contestation d’un PS chargé de responsabilités dans la banalisation du FN et la nécessité de faire barrage à l’extrême droite amenèrent à discuter de la posture « républicaine » de certains candidats de la droite. Certains les appelant même, cordons sanitaires contre le fascisme.
Le rapport de Ras l’front à l’antifascisme radical : contrairement à ce que veulent bien se souvenir aujourd’hui certains camarades qui ont vécu cette passionnante expérience, Ras l’front, même s’il était la composante la plus importante du combat anti fasciste, n’en était pas la seule. Pour ne citer que les plus important, parlons du réseau SCALP / Réflex, et No Pasaran où se retrouvaient essentiellement des militants de sensibilité libertaire et autonome. Le CRIDA se proposait lui de centraliser les informations sur l’extrême droite. Le cas des FTP est lui un peu particulier : ce groupe reprenant l’acronyme des Francs Tireurs Partisans revendiquât plusieurs actions de sabotage à l’explosif contre des locaux du Front National. Arrêtés, et lourdement condamnés (5 ans de détention) ses membres ne bénéficièrent d’aucun soutien de la part Ras l’front, dont les dirigeants étaient plus préoccupés par la gestion de leur réseau que par la solidarité à des camarades qu’ils jugeaient irresponsables et aventuristes, dissuadant même le réseau d’organiser des manifestations de solidarité pour leur libération.
Ces deux restrictions faites, ne doivent pas faire oublier l’essentiel, l’existence prolongée d’un vaste réseau antifasciste qui a su considérablement gêner le front National dans sa quête de dédiabolisation.
Mise en sommeil du réseau
Quelques collectifs Ras l’front existent encore aujourd’hui. Ils ont le grand mérite d’avoir, contre vents et marées, continué à mener une lutte antifasciste de terrain, et à transmettre les expériences menées par le réseau. Ces noyaux militants sont précieux dans la période actuelle, car ils peuvent, constituer des cadres de mobilisation rapidement opérants.
Le début du « déclin » du réseau commence en 1999 à la suite de la crise interne qui touche la direction du FN. Profondément divisé, le parti se présente aux élections européennes en ordre dispersé. Le nouveau parti de Mégret, viré comme un malpropre par JMLP, réalise 3,28 % tandis que Le FN peine à récolter 5,7 % des suffrages, soit 9 % en additionnant le score des deux formations.
Dés juillet 1999, les comités voient leurs effectifs fondre. Rémy Barroux déclare à Libération que « La vigilance est d’autant plus nécessaire que le nombre de vigiles diminue. Nous devons rester les gardiens du phare pour éclairer ceux qui ont l’impression que le combat est derrière eux ».
Hélas, ces bonnes intentions resteront sans lendemain, et la plupart des militants du réseau, épuisés par dix années d’activisme, pensant le danger fasciste écarté, le quittèrent pour aller vivre d’autres expériences, certains dans des organisations politiques (essentiellement à la LCR), d’autres dans le mouvement associatif (ATTAC). Beaucoup d’entre eux se retrouveront quelques années plus tard lors de la bataille contre le Traité Constitutionnel européen.
Que faire aujourd’hui de cette expérience ?
Le Front National, son discours, l’influence de ses idées dans une partie de la population écrasée par les effets de la crise et prête à tout essayer par désillusion envers les partis politiques considérés comme tous pourris, est tout aussi dangereux, sinon plus, qu’il y a vingt deux ans. Ses capacités de nuisances sont sous-estimées au sein de la gauche et de l’extrême gauche institutionnelle. Malgré la désertion du terrain antifasciste par les directions politiques au niveau national, un certain nombre d’initiatives voient le jour un peu partout où le FN ou ses supplétifs du Bloc Identitaire se manifestent. Après la manifestation unitaire de St-Denis jusqu’aux portes du meeting de MLP, la mobilisation contre la tenue du congrès du FN à Tours, les mobilisations de Lille, de Lyon et de Toulouse, la déroute du FNJ qui prétendait diffuser des tracts à la Sorbonne, les militants antifasciste réunionnais viennent de donner une nouvelle leçon à MLP et ses fachos.
Il nous faut à tout prix nous opposer à une division entre antifascistes radicaux et « démocrates », quitte à préserver des structures spécifiques : frapper ensemble suivant ses propres moyens, sans jamais s’opposer
Toutes ces actions sont justes et nécessaires. Partout où elle tentera de déverser son venin, les antifascistes seront présents pour organiser des contre-mobilisations, dans l’unité la plus large possible, sans pour autant se couper des franges les plus radicales de l’antifascisme. Mais beaucoup de retard a été pris, et nous payons aujourd’hui très cher les renoncements et les divisions du passé. Additionner toutes les expériences pour leur donner un sens est assurément le bout par lequel il faut commencer. Cela restera insuffisant en regard de l’urgence de la situation. Refonder un mouvement antifasciste efficace implique la mise en place d’un maillage national regroupé autour d’une plate-forme d’action minimale. Cela nécessite aussi, partout où c’est possible de construire des collectifs qui puissent au plus fort de la campagne présidentielle, lorsque le FN réoccupera les quartiers et les marchés, pouvoir réagir immédiatement, contester la légitimité de leur présence, préparer des cadres unitaires suffisamment souples pour qu’ils puissent intégrer en leur sein les antifascistes radicaux comme les militants des partis des organisations, et des associations traditionnelles. Il nous faut à tout prix nous opposer à une division entre antifascistes radicaux et « démocrates », quitte à préserver des structures spécifiques : frapper ensemble suivant ses propres moyens, sans jamais s’opposer, voire se condamner comme cela a déjà pu se faire par le passé.
Mais ce respect des pratiques doit être réciproque. Il ne saurait y avoir dans le mouvement une hégémonie des postures dites plus offensives, plus « radicales » qui occultent des résistances et des formes de lutte plus larges et mieux adaptées dans telle ou telle situation. Tout comme l’organisation de services d’ordre, l’affrontement politique avec le FN et ses amis n’est pas une affaire de gros bras, mais de détermination politique. Si la lutte antifasciste peut, et souvent, doit, prendre des formes violentes, elle doit permettre que chacun et chacune, jeune ou pas puisse y prendre toute sa place.
L’enjeu est de taille, car il ne va pas se limiter à la simple séquence de la présidentielle, mais devenir pour les mois (et les années) qui viennent un enjeu crucial pour défendre les libertés, lutter contre le racisme, la xénophobie et la violence de l’appareil d’état. Les fascistes sont les pires ennemis de la classe ouvrière et du mouvement populaire. Il l’ont toujours prouvé en exécutant les basses œuvres que leurs commandaient la bourgeoisie et le patronat. Leur soudaine empathie déclarée pour la classe ouvrière n’est que poudre aux yeux. Demain, on les reverra comme au bon vieux temps attaquer les piquets de grève, créer des comités d’usagers mécontents, ou virer des facs les étudiants ethniquement incorrects. Ils s’y préparent… Nous aussi ! « La peste brune s’écrase dans l’œuf ! »
Alain Pojolat, le 20 aout 2012
Un autre texte sur les expériences historique de lutte contre le fascisme à lire sur le blog Stratégie Antifasciste: 5 exemples historiques pour ouvrir une réflexion