Doit-on parler de fascisation ?

Sortir des impasses et construire la riposte face aux fascistes

Dissolutions de collectifs et d’associations, répression toujours plus forte des mouvements sociaux, stigmatisation des musulman·es pour construire l’ennemi intérieur, surenchère raciste et xénophobe, militarisation de la police, interdictions de manifester de plus en plus régulières, reprises du discours de l’extrême droite par le gouvernement… Depuis plusieurs années en France, tout un tas d’éléments indiquent une radicalisation autoritaire et raciste du pouvoir en place. Pour qualifier cela, une partie de plus en plus large de la gauche emploie le concept de fascisation. Si le terme et sa charge symbolique forte, renvoyant aux périodes les plus sombres de l’histoire européenne, permettent de faire réagir, il est intéressant de regarder de plus près ceux qui développent ce concept.

Les Cahiers d’A2C #10 – Novembre 2023

Dans cette période où faire reculer les fascistes est plus qu’urgent, cet article vise donc à faire un état des lieux de la question. Qui parle de fascisation et pour désigner quoi ? Quelles sont les implications stratégiques de cette analyse et quelles sont ses impasses ?
Considérant que la justesse de toute analyse politique se mesure à ses conséquences stratégiques et pratiques, il ne s’agit pas d’un pur débat théorique. La question est bien d’affiner notre compréhension du phénomène fasciste pour mieux savoir par où s’y prendre pour le combattre et pour gagner.

Lutter contre la fascisation : par la révolution…

Le sociologue et militant du Front uni de l’immigration et des quartiers populaires (FUIQP) Saïd Bouamama a donné, dans un cycle de formations marxistes, une conférence sur le fascisme où il présente sa définition du fascisme et de la fascisation1. Dans la droite ligne d’un certain marxisme orthodoxe, Bouamama reprend la définition du secrétaire de l’Internationale communiste Dimitrov en 1935, déclarant que le fascisme est la « dictature terroriste ouverte des éléments les plus réactionnaires, les plus chauvins et les plus impérialistes du capitalisme financier ». Le fascisme est de ce point de vue la dernière carte de la bourgeoisie en temps de crise. Pour lui, « il y a donc une offre de fascisme constituée par les organisations fascistes et une demande de fascisme constituée par d’abord certaines fractions de la classe dominante puis par des fractions plus importantes. »

Complétant cela, Bouamama poursuit en expliquant que la fascisation « est le résultat de l’accumulation de réponses autoritaires successives pour gérer les contestations sociales dans un contexte de crise de légitimité »2 où toutefois « la bourgeoisie ne se sent pas suffisamment menacée, le fascisme ne trouve pas les conditions d’un accès au pouvoir. Cependant dans des circonstances de développement et de radicalisation importantes des luttes sociales, la classe dominante n’hésitera pas à emprunter au fascisme ses analyses, ses propositions et une partie de ses méthodes. Nous sommes alors en présence d’un processus de fascisation de l’appareil d’État. » Bouamama conclut son exposé ainsi : « il est illusoire de combattre le fascisme en sous-estimant la gravité de la fascisation de l’appareil d’État. Il est tout aussi illusoire de sous-estimer le combat contre les groupes explicitement fascistes. Une fois au pouvoir ces groupes ne pourront être combattus que par la lutte armée comme au temps du nazisme. C’est dès aujourd’hui que nous sommes confrontés au double combat contre la fascisation et contre les groupes fascistes. »

Adhérant à cela, l’Action antifasciste Paris-Banlieues, groupe antifasciste autonome français le plus connu aujourd’hui, déclare que la lutte exclusive contre l’extrême droite est une double erreur : d’une part car cette lutte serait facilement récupérable et vidée de sa substance par un antifascisme d’État et de gouvernement ; d’autre part car cela reviendrait à ignorer le processus de fascisation qui permettrait au fascisme de réapparaître sous de nouvelles formes modernes différentes des fascismes historiques. Ainsi, pour l’AFA Paris-Banlieues, il faut aujourd’hui combattre de front et au même titre l’extrême droite organisée et les partis de gouvernements classiques, libéraux ou conservateurs, qui participent tous à cette fascisation. Pour elleux, « la milice la plus meurtrière aujourd’hui, ce n’est pas Génération identitaire ou les Zouaves mais bien la police française. »3

Le plus gros problème ici réside dans le manque d’intérêt général porté aux fascistes eux-mêmes. Cette analyse de la fascisation élude complètement la manière dont se construisent les fascistes, à savoir, en créant un mouvement de masse, interclasse, et pas uniquement en séduisant la bourgeoisie. En effet, mis à part la bataille de rue et l’autodéfense physique vis-à-vis des militants d’extrême droite violents, l’antifascisme autonome met de côté la nécessité d’entraver la construction d’organisations fascistes de masse comme le FN/RN. L’antifascisme, conditionné à un anticapitalisme révolutionnaire, se voit alors coupé de toute une partie de notre classe qui serait pourtant disposée à mener bataille face à l’extrême droite organisée. Ces positions relèvent de moyens d’affirmer une ligne politique davantage que de se donner les moyens d’une riposte efficace. En bref, il s’agirait d’abattre le capitalisme ou rien : voilà qui est bien joli sur le papier, mais pas très utile en réalité.

… ou par l’union des gauches ? 

Dans un autre registre, Ugo Palheta4 analyse le fascisme comme un projet politique à part entière « de “régénération” d’une communauté imaginaire — en général la nation — supposant une vaste opération de purification » raciale et politique5. À la différence de Saïd Bouamama, son analyse met au centre l’étude du mouvement fasciste français et de son « vaisseau amiral », le FN/RN. Palheta a bien conscience de la nécessité pour l’avènement du fascisme de la construction d’une organisation de masse capable de rassembler et de mobiliser une large partie de la population. Ainsi, il prend au sérieux l’autonomie relative dont dispose le mouvement fasciste à l’égard de l’État et de la bourgeoisie.

Pour autant, lui aussi affirme que l’on fait actuellement face à une séquence de fascisation, cette « phase historique d’imprégnation à la fois idéologique et matérielle » qui prépare le fascisme « par une modification des équilibres internes à l’État au profit des appareils de répression et une légitimation idéologique de l’entreprise de purification »6 dans les discours et médias dominants. Il reprend ainsi, comme le concept de fascisation le suppose, l’idée que « le fascisme naît “du dedans” »7, c’est-à-dire de l’État lui-même qui se transforme au gré des crises capitalistes, idée souvent illustrée par une citation de l’écrivain Bertolt Brecht : « le fascisme n’est pas le contraire de la démocratie mais son évolution en temps de crise ».

Ainsi, quand il s’agit de parler stratégie, Ugo Palheta évoque effectivement l’idée qu’il est nécessaire d’enrayer la construction des organisations fascistes et en particulier du FN/RN, en s’opposant par exemple à toute apparition publique de l’extrême droite. Mais il poursuit immédiatement en appelant à « la construction d’un front uni [rassemblant de multiples organisations syndicales, politiques, associatives] ciblant non seulement le FN mais toutes les politiques qui favorisent sa progression »8. Front dont les « visées devraient être à la fois défensives et offensives : cherchant à stimuler et à coordonner les résistances à l’extrême droite, mais popularisant dans un même mouvement la nécessité d’une alternative de société passant par une rupture politique, donc par la conquête du pouvoir. »

S’il est vrai que le fascisme se développe sur la faiblesse de notre camp à construire une alternative politique et sociale assez forte, il est cependant illusoire de croire que celle-ci peut se construire par en haut, en tentant d’unir les diverses organisations déjà existantes. Cela conduirait à diluer tout ce qu’il y a de contradictions et de désaccords politiques de fond sous prétexte de se défendre face à la menace fasciste. En réalité, cette hasardeuse proposition stratégique dilue l’antifascisme et ce que pourraient être des perspectives d’action très concrètes ici et maintenant dans un appel lointain au rassemblement et à l’unité des gauches. Une sorte d’antifascisme par en haut. Mais on n’a pas le temps qu’arrive une quelconque union des gauches, il faut combattre les fascistes dès maintenant ! Il est même probable qu’il y ait besoin d’une telle unité d’action pour construire l’unité de notre classe, par en bas, comme cela s’est passé en février 1934.9

Distinguer trajectoire du capital et danger fasciste

Voici en somme ce à quoi peuvent amener les théories de la fascisation : brouiller la distinction entre la bourgeoisie et les fascistes, entre fascisme et capitalisme, pour appeler à les combattre de front dans leur ensemble en arrimant l’action antifasciste soit à une perspective révolutionnaire, soit à un projet d’union des gauches et d’émancipation globale. Mais au final cela nous désarme sur les deux plans à la fois : dans la lutte anticapitaliste d’une part en minimisant la logique même du capitalisme raciste et autoritaire ; dans la lutte antifasciste d’autre part en minimisant la spécificité des fascistes et leur autonomie vis-à-vis de l’État et de la bourgeoisie. Cependant, quand Saïd Bouamama déclare que la fascisation « est le résultat de l’accumulation de réponses autoritaires successives » de la bourgeoisie en crise de légitimité, il parle bien de quelque chose qui n’est pas le fait des fascistes. 

Cette radicalisation raciste et autoritaire est bien le fait de la bourgeoisie elle-même qui cherche à tout prix à maintenir sa domination et ses taux de profits. Elle a pour cela besoin d’exploiter toujours plus pour extraire davantage de plus-value (casse des acquis sociaux, baisse des salaires réels, surexploitation de la main-d’œuvre précaire, etc.) et pour ce faire, non seulement de mater toute opposition mais aussi de diviser notre classe par le biais du racisme. Tout cela répond à une rationalité précise : c’est ce que nous appelons la trajectoire du capital10. Et si cette dernière conduit aujourd’hui à renforcer les fascistes et à ce que la bourgeoisie se destine éventuellement à leur laisser le pouvoir, elle peut aussi prendre d’autres chemins pour résoudre ses crises selon l’état des forces politiques : cooptation des réformistes, instauration d’un régime purement autoritaire, etc. Or le terme de fascisation implique, qu’on le veuille ou non, que le processus aboutira inéluctablement au fascisme si aucun renversement révolutionnaire ne se produit. 

Est-ce qu’on parlerait de fascisation si on avait une égale radicalisation du pouvoir mais une extrême droite inexistante ? Car si l’essentiel du problème se trouve dans les conditions qui favorisent le fascisme, à savoir la crise de l’hégémonie bourgeoise11 et la complicité des élites en place vis-à-vis du fascisme, il ne faut pas reléguer au second plan un élément essentiel : pour arriver au pouvoir, les fascistes ont besoin d’un mouvement fort et d’une organisation de masse.

Et si on s’intéressait aux fascistes ?

Si parler de fascisation vise à répondre à la nécessité de saisir que le fascisme n’arrive pas du jour au lendemain, il est cependant indispensable de regarder ce que font les fascistes eux-mêmes. C’est ce que l’historien Robert Paxton s’est justement attaché à faire en décrivant étape par étape les choix, les actes et les trajectoires des mouvements fascistes et de leurs dirigeants qui ont réussi à prendre le pouvoir pour certains (nazisme en Allemagne et fascisme mussolinien en Italie) mais aussi de ceux qui ont échoué dans d’autres pays européens12. C’est ainsi qu’il distingue plusieurs moments dans le ­développement des mouvements fascistes.

Pour y voir plus clair, reprenons la synthèse qu’en fait Vanina Giudicelli dans la revue n°3 des Cahiers d’A2C :

« Dans Le fascisme en action, Paxton présente les deux éléments qui ont permis aux fascistes d’accéder au pouvoir en Italie en 1922 comme en Allemagne en 1933 : le fait que la bourgeoisie se sente menacée au point d’accepter de collaborer avec eux, et un enracinement suffisamment important des organisations fascistes pour s’imposer comme partenaires.

Le fascisme n’est pas un instrument créé par la bourgeoisie, il a un projet politique autonome (l’extermination des Juifs n’était pas le projet de la bourgeoisie allemande, mais celui des nazis). Celui-ci, que l’on pourrait définir par la volonté de créer un renouveau de la société à travers le combat pour la pureté et la grandeur nationale, n’est pas un projet un peu plus radical que celui de candidat·es de la bourgeoisie. Le fascisme a pour spécificité de chercher à mobiliser activement de larges couches de la société — là où la bourgeoisie cherche plutôt à s’assurer de leur passivité. Le cœur de ce mouvement est la petite bourgeoisie, classe sociale qui hait à la fois la grande bourgeoisie au pouvoir qui les mène à la faillite et la classe ouvrière qui réclame davantage d’acquis sociaux et politiques. […] Mais les mouvements fascistes cherchent également à souder d’autres forces sociales autour des ennemis qu’il faut écraser. La stratégie du fascisme est donc de débaucher une partie de notre classe pour l’amener à s’en prendre à l’autre. En ce sens, le fascisme peut intéresser la bourgeoisie, s’il réussit à construire ce mouvement d’ampleur auquel il aspire, offrant des troupes et une détermination capables de « régler » les blocages auxquels la bourgeoisie doit faire face. »13

Remettre ainsi les fascistes au centre du combat antifasciste est primordial. Finalement, le débat est tactique et porte sur « où attaquer ». Or quand on parle fascisation, comme on l’a vu, le risque est d’oublier les fascistes en les mettant au second plan. Il est pourtant indispensable de comprendre les spécificités du fascisme pour saisir en miroir la nécessité d’un combat spécifiquement antifasciste. Manifestations contre des centres d’accueil de demandeur·euses d’asile ou des spectacles de drag queens, attaques de centres LGBT+, agressions de personnes trans ou de militant·es de gauche, déblocages d’universités en lutte contre la réforme des retraites, mobilisation contre les concerts de Médine… Tout cela est certes relativement toléré par le pouvoir en place, mais ce sont bien des militant·es d’extrême droite qui sont à l’œuvre, pas des électeur·rices macronistes.

Construire l’unité d’action antifasciste par en bas

Les fascistes jouent sur notre terrain : ils visent à mobiliser les masses, et donc une large partie de notre classe aussi, mais contre une autre partie de notre classe. Ayons en tête qu’un régime fasciste, ce n’est pas simplement un régime où la police réprime davantage ; c’est un régime où chacun·e devient flic et collabore activement à la répression. C’est pourquoi la bataille que l’on mène face aux fascistes n’est pas une course dans laquelle il s’agirait juste d’aller plus vite et plus loin ; c’est un combat de boxe qui est à mener, une lutte au corps à corps pour empêcher qu’ils ne recrutent et ne s’implantent davantage, qu’ils ne diffusent leur poison et enrôlent une partie de notre classe. 

Chaque village, quartier ou université dans lesquels l’extrême droite mène ses activités sans réponse antifasciste, est un pas de plus vers la complicité générale de leur projet mortifère. Chaque individu qui rejoint le camp fasciste est un pas de plus vers l’anéantissement de notre camp, de nos organisations, des plus réformistes aux plus révolutionnaires, mais plus profondément de toutes nos solidarités. 

Cet intérêt commun pour faire reculer les fascistes, nombre de personnes le ressentent, bien au-delà des cercles habituellement militants, cela est certain et ne peut que nous donner de l’espoir et de la force. Construire cette unité-là se joue à la base et dans l’action du plus grand nombre : il faut s’y prendre par en bas, dans son village, son quartier ou son université et dans l’action concrète de terrain contre l’extrême droite et ses activités. Animer une assemblée, lancer un comité, organiser des réunions publiques pour agir collectivement est vital pour rallier et mobiliser toutes les bonnes volontés face aux fascistes.

Si nous sommes d’accord qu’à terme, la seule voie pour se débarrasser définitivement du fascisme et de ce qui en fait le terreau fertile, c’est celle de la rupture révolutionnaire avec le capitalisme et l’impérialisme, nous croyons aussi qu’aujourd’hui la lutte antifasciste est un préalable, une condition à l’unité de notre classe nécessaire pour la révolution. Étant donné l’état de notre camp aujourd’hui, repousser les fascistes est un objectif vital pour redonner la force, la conviction et la confiance à notre classe pour aller au-delà.

Erwan (Marseille)

Pour aller plus loin

NOTES
  1. Transcription éditée disponible sur acta.zone, « Comprendre et combattre le fascisme et la fascisation« , 2021 ↩︎
  2. Saïd Bouamama, “Crise de légitimité et processus de fascisation : L’accélération par la pandémie“, 12 mai 2020 ↩︎
  3. « From Memory to Struggle », intervention de l’AFA Paris-Banlieues à Milan, aux 20 ans de la mort de Dax, militant italien tué par un fasciste. ↩︎
  4. Sociologue et militant anticapitaliste auteur de La Possibilité du fascisme, 2018. ↩︎
  5. Ludivine Bantigny et Ugo Palheta, Face à la menace fasciste, 2021. ↩︎
  6. Ugo Palheta et Omar Slaouti, Défaire le racisme, affronter le fascisme, 2022. ↩︎
  7. De la république policière à la république fasciste ?”, Frédéric Lordon, 26 juillet 2023  ↩︎
  8. La possibilité du fascisme, pp. 256-257 ↩︎
  9. Lire « Front populaire et antifascisme de masse : quand vaincre le fascisme devint possible » dans les Cahiers d’A2C n°5, novembre 2022. ↩︎
  10. Lire l’introduction de la brochure A2C Impérialisme, la trajectoire du capital, juillet 2023. ↩︎
  11. Le communiste italien Antonio Gramsci a développé le concept d’hégémonie culturelle pour mettre en lumière la dimension idéologique de la domination bourgeoise, qui, au-delà de l’emploi de la force et de la répression, s’appuie sur le consentement actif des dominé·es reproduit par tout un tas d’institutions (médias, école, etc.) pour se maintenir en place. ↩︎
  12. Robert Paxton, Le fascisme en action, 2004. ↩︎
  13. « Les fascistes, Macron, l’État, c’est pas la classe », mai 2022 ↩︎