Version complète de l’article publié dans le bulletin numéro 5
Le fascisme n’est pas possible n’importe quand et n’importe où ; il est néanmoins de retour. Sa principale incarnation en France – le FN – a fait presque 11 millions de voix en mai 2017. Parallèlement, les fascistes de rue, avec qui il entretient des liens organiques, ouvrent des locaux dans nos villes et s’en prennent aux migrant.es, à l’image de Génération Identitaire ou du Bastion social. Ce retour est rendu possible par la conjonction de la contre-révolution néolibérale, du renforcement de l’État autoritaire et de l’offensive nationaliste et raciste. Dans ce contexte, les conditions matérielles du développement d’un mouvement fasciste de masse sont malheureusement réunies, ou tendent à l’être. Pourtant, dans cette période particulièrement trouble et inquiétante, alors même que des luttes se mènent, il n’existe pas aujourd’hui de mouvement antifasciste digne de ce nom. Armer les activistes et le mouvement social d’une compréhension globale de la période et de l’actualité du danger fasciste est donc une tâche urgente. La possibilité du fascisme, d’Ugo Palheta s’inscrit dans ce sens et doit permettre de poursuivre la construction d’un cadre théorique et d’une orientation stratégique à même de penser et de faire face à ce retour. Une mission que s’est également donnée A2C.
Un retour du fascisme
« Le fascisme vient. Il n’est pas autre chose que le capitalisme, l’exploitation de classe, la domination de l’État. Mais il n’est pas seulement une forme plus dure, plus raciste et plus policière du pouvoir. Il est l’écrasement violent de toute possibilité de mener nos luttes » écrivions-nous en juin 2017 dans la brochure « Comprendre le fascisme pour mieux le combattre ». Ces quelques mots prennent aujourd’hui une résonance toute particulière tant l’année 2018 a été celle du développement des organisations fascistes en Europe et dans le monde et que 2019 s’annonce sous de sombres auspices.
Utiliser la catégorie de fascisme aujourd’hui implique de dresser un certain nombre de bilans et de rejeter des concepts politiques qui nous empêchent de penser et d’agir efficacement. Contre les analyses qui rejettent la réalité du danger fasciste sous prétexte que ce dernier se résumerait aux chemises brunes et aux croix gammées, Ugo rappelle à propos Orwell qui écrivait en 1945 que « lorsque les fascistes reviendront, ils auront le parapluie bien roulé sous le bras ». Cela lui permet de dire qu’ « à l’évidence, le fascisme présent ne s’annonce pas sous les mêmes dehors que le fascisme passé. » Il ajoute même qu’ « au contraire, plus l’extrême-droite contemporaine (…) abandonne les aspects les plus visibles de son inscription dans l’histoire du fascisme, et plus elle se renforce : apparaître respectable lui impose en premier lieu de se rendre méconnaissable”.
Ugo avance ainsi que l’enjeu de la définition d’un mouvement comme fasciste n’est pas à rechercher dans des attributs extérieurs, qu’il s’agisse de l’apparence ou du programme, ni même uniquement du côté de l’idéologie. Se référant à l’historien Robert Paxton, il argumente sur le fait que la possibilité du retour du fascisme doit d’abord être pensée politiquement « comme équivalent fonctionnel et non comme une répétition à l’identique ». Contre la tendance à rejeter purement et simplement la catégorie de fascisme, ou sa relégation à un usage uniquement polémique, Ugo cherche à la réhabiliter comme catégorie scientifique et politique.
Cette analyse du fascisme contemporain en tant qu’« équivalent fonctionnel » du fascisme historique l’amène ainsi à rejeter durement la notion de populisme. Cette catégorie « scientifiquement inutile et politiquement confuse » brouille notre compréhension en englobant des mouvements aussi différents que le FN et la France insoumise, Podemos et Trump etc. Issue de l’idéologie libérale, la catégorisation de l’extrême-droite comme populiste a comme conséquence de rendre « les classes populaires seules responsables du retour de l’extrême droite » en la rangeant implicitement du côté du peuple. L’étiquette populiste « permet à cette dernière de se dissocier du fascisme historique » et par la même occasion permis au FN de se débarrasser de l’encombrante étiquette qui lui collait (à juste titre) à la peau depuis sa création.
Contre la dangereuse tendance réductionniste à rompre dans l’analyse la filiation avec le fascisme historique, Ugo pourrait reprendre à son compte l’argumentation de Mark Bray qui soutient dans Antifa, the Antifascist Handbook la nécessité stratégique de défendre le slogan “plus jamais ça” et de toujours voir dans les manifestations contemporaines du fascisme la continuation d’un projet historiquement criminel. Il faut se rappeler de ceux pour qui l’antifascisme a, pour cette raison, essentiellement consisté, en l’absence de toute liberté démocratique, en une lutte pour la survie à l’intérieur d’un régime de terreur. L’antifascisme est donc à la fois une mémoire critique du passé et une boussole pour les luttes du présent.
Crise d’hégémonie et disponibilité d’une force fasciste
Contre les compréhensions du phénomène fasciste comme un virage irrationnel radicalement étranger à la modernité capitaliste, Ugo lie la possibilité de son retour aux trajectoires de l’Etat et du Capital, et à la crise d’hégémonie des classes dominantes. “ La thèse que nous défendons ici est simple : c’est le triomphe du capitalisme dans les années 1980-1990 (…) qui a permis la renaissance et l’enracinement de l’extrême-droite ; c’est sa crise qui met à nouveau, et sous des formes nouvelles, le fascisme à l’ordre du jour”. La crise historique ouverte en 2008 avec l’effondrement boursier s’est prolongée d’une onde de choc politique et sociale qui a profondément déséquilibré les compromis politiques et sociaux hérités d’une période désormais révolue. En voulant imposer une nouvelle configuration du capitalisme – néolibéral – les classes dominantes ont sapé les bases de leur domination politique et du compromis social sur lequel elles s’appuyaient depuis un demi-siècle. En résulte une “polarisation de classe” et la difficulté croissante “ des classes dirigeantes à obtenir le consentement actif d’une majorité de la population”. Pour pouvoir continuer d’exercer son pouvoir, des fractions toujours plus importantes de ces dernières “pourraient être tentées de soutenir – ou de s’allier – avec des partis et des idéologues proposant de surmonter la crise par des solutions inenvisageables dans le cadre de l’Etat de droit”
“Toute analyse de la situation politique doit prendre comme point de départ le capitalisme lui-même” écrit Ugo pour qui le capitalisme contemporain est “pourrissant ” alors même que nous assistons paradoxalement au “triomphe du néolibéralisme”. C’est sous cet angle qu’il faut analyser la “décomposition du champ politique” et l’élaboration en France d’un “cocktail très dangereux politiquement : un sentiment de puissance – lié à son histoire impériale mais aussi à la persistance de sa puissance militaro-financière et de l’emprise sur son ancien pré-carré colonial – mêlé à une peur, non infondée, du déclin”. La force politique qui apparaît comme la plus apte à tirer profit de ce cocktail est assurément le parti dont le rôle historique et de se rendre disponible aux solutions les plus violentes dans des moments de crise : le FN.
“Le Front national est de moins en moins caractérisé (…) en terme de fascisme ou de néofascisme. (…) Or c’est bien dans ce cadre (…) que s’inscrit clairement la politique du FN”, “Loin de constituer le symptôme d’une normalisation et de marquer une rupture nette avec le fascisme historique, les transformations du discours politique du FN l’en rapprochent” C’est par ces mots qu’Ugo introduit sa démonstration que le projet du FN est, aujourd’hui comme à sa naissance en 1972, l’actualisation du projet fasciste de “régénération d’une communauté imaginaire, par la purification ethno-raciale, par l’anéantissement de toute forme de conflit social et de toute contestation”. Ce qui nous inquiète aujourd’hui n’est pas tant son passé, que son “devenir-fasciste”.
Le mouvement fasciste français se divise les tâches entre le FN, parti indépendant politiquement de la bourgeoisie et de sa représentation politique traditionnelle, supporté par des millions d’électeurs et les fascistes de rue avec lesquels il entretient des liens organiques. D’une part le FN constitue le “vaisseau amiral de la flotte fasciste”, engagé dans une bataille essentiellement électorale pour préparer son accession au pouvoir. D’autre part les groupuscules de type BS, GI, ces “petites embarcations” flexibles et dispensables tiennent le rôle de milice de rues, s’attaquant aux éxilé.e.s, au mouvement social, aux étudiant.e.s mobilisé.e.s, aux LGBTIQ+ etc. Comme nous l’a révélé récemment le reportage d’AL Jazeera sur le bar “La Citadelle” à Lille, ces groupes de guerre civile font partie du projet politique du FN et se considèrent comme les milices de la “remigration” forcée une fois le pouvoir conquis. Vu sous cet angle, le FN serait ainsi un parti (néo)-fasciste en gestation, c’est-à-dire non achevé, auquel il manque une base militante de masse disponible à prendre la rue -mais dont les différents groupuscules existants et tolérés en France sont indéniablement un avant-gout -.
Face à l’imminence du péril de cette jonction, Ugo met en avant la nécessité de « bloquer la création d’une organisation fasciste implantée sur l’ensemble du territoire et capable de harceler en permanence, par la violence, les mouvements de contestation (syndicaux, antiracistes, féministes, etc.). » La création d’une telle organisation consisterait selon lui dans « la cristallisation de son audience électorale (du FN) sous la forme d’un mouvement de masse » puisque c’est la « fusion entre le projet fasciste et un tel mouvement qui signerait l’émergence d’un parti fasciste achevé ».
Ugo s’attelle aussi à démolir la propagande présentant le FN comme “le premier parti ouvrier de France” ou “l’incarnation du peuple” dans le champ politique. En fournissant des données sur la composition de l’organisation frontiste et de son évolution historique, il démontre que le parti est principalement ancré dans les classes moyennes traditionnelles. Cette nature de classe du FN explique ce qu’Ugo nomme ”l’anticapitalisme introuvable du FN” et son incapacité à se développer en dehors du renforcement du clivage “eux-nous” sur une base ethno-raciale. Ce développement du FN sur des bases racistes islamophobes est encore renforcé par la popularité dont il jouit dans le principal pourvoyeur du racisme en France : l’Etat, police en tête.
C’est cette hostilité aux étrangers et à “celles et ceux qui sont pointés du doigt dans la rhétorique néolibérale et présentés comme des assistés ou des fraudeurs” qui marque, bien plus que la peur du chômage et du déclassement, son électorat populaire. S’il y a donc un plafond de verre, ce plafond s’éloigne au fur et à mesure que la crise d’hégémonie se renforce, que le racisme et la xénophobie déchirent la société française et que l’arsenal répressif de l’Etat se renforce et que ce rapport de force peut s’inverser.
La lutte antifasciste ne peut donc se cantonner à un combat uniquement contre l’extrême-droite et ses manifestations. Bien au contraire, Ugo plaide pour une un projet politique révolutionnaire « qui ne renonce pas au combat contre l’extrême-droite tout en l’articulant à trois axes politiques fondamentaux : l’opposition au néolibéralisme ; la bataille contre le durcissement autoritaire de l’État ; la lutte contre la xénophobie et le racisme ».
Quel antifascisme ?
Dans Fascisme et Grand Capital, Daniel Guérin dénonçait déjà en 1936 la politique qui, face au fascisme, consiste à se cramponner « à la planche pourrie de la démocratie bourgeoise » et rappelait à raison que ce furent les journées ouvrières des 9 et 12 février 1934 et l’action de masse qui permirent de stopper la poussée fasciste en France. Il dressait le bilan que « l’antifascisme est illusoire et fragile, qui se borne à la défensive et ne vise pas à abattre le capitalisme lui-même ». Ceux qui feront ce choix seront livrés « pieds et mains liées » aux fascistes. Il concluait ainsi : « S’ils ont le goût du suicide, c’est leur affaire. Entre fascisme et socialisme, les autres, ceux qui veulent vivre, ont fait leur choix ».
Pour nous qui avons fait notre choix, Ugo propose, à la lumière des défaites et des réussites du mouvement antifasciste dans l’histoire une stratégie pour la période actuelle :
L’antifascisme est régulièrement confronté à deux impasses : l’opportunisme et le sectarisme. D’une part l’antifascisme bourgeois qui avance un « front républicain » essentiellement électoraliste et “épargne les partis dont les politiques ne cessent de favoriser la progression du FN”. D’autre part « l’optimisme révolutionnaire » de la « révolution imminente » qui consiste « à substituer la visée révolutionnaire au combat antifasciste ». Cette seconde position conduit « à tous les sectarismes et à esquiver les tâches du présent ».
La « seule voie » consiste selon lui à « construire des mobilisations unitaires et de surpasser les fascistes en nombre, en préparation et en discipline » par « la construction d’un front uni » qui devrait selon lui « unir des organisation multiples – syndicales, politiques, associatives ». Le rôle de ce front devrait être à la fois défensif et offensif, c’est-à-dire qu’il devrait « stimuler et coordonner les résistances à l’extrême-droite » mais également viser une « alternative de société passant par une rupture politique donc par la conquête du pouvoir ».
Face aux groupuscules de rue qui n’utilisent que des méthodes d’intimidation et de terreur, s’organiser par tous les moyens disponibles, y compris la violence, pour les empêcher de s’exprimer, par exemple quand ils essayent de s’infiltrer dans les cortèges des gilets jaunes. Face à ceux qui se situent essentiellement sur le terrain électoral comme le FN, il faut populariser un “discours politique articulant une réfutation de ses “arguments” nationalistes et racistes, un projet de société et une stratégie crédible de défense des acquis sociaux et démocratiques…”
“La lucidité quant à la possibilité du désastre fasciste, si du moins, elle cohabite avec la conscience de notre capacité à le conjurer, peut constituer pour nous, et autour de nous, une incitation à l’action politique ” finit par nous dire Ugo.
Alors faisons un choix, celui d’un antifascisme qui « inscrit son action dans la construction, patiente mais déterminée, d’un mouvement capable de mettre fin aux politiques néolibérales, autoritaires et racistes, de stopper le cycle d’appauvrissement qui affecte les classes populaires, et d’engager une rupture avec l’organisation capitaliste de la production, des échanges et de la vie ».
Construisons partout où nous sommes des fronts unis antiracistes et antifascistes qui s’articulent autour de l’opposition au néolibéralisme, la bataille contre le durcissement autoritaire de l’Etat et la lutte contre tous les racismes.
Indispensable outil pour chaque antifasciste, ce livre mérite assurément sa place dans ta bibliothèque.
Gabriel Cardoen et Florian Klein