Cet article a été initialement publié dans la revue International Socialism n°162.
Nous vivons une période pleine de dangers. À travers l’Europe, l’extrême droite se développe et gagne en confiance.
En France en 2017, Marine Le Pen, la candidate du Front National, accédait au deuxième tour des présidentielles pour la deuxième fois de l’histoire de son parti. Elle obtenait 10,6 millions des voix, le double du score de son père en 2002.1En juin 2018, le Front National s’est renommé Rassemblement National. En Autriche, un parti créé par d’anciens officiers SS, le Parti de la Liberté (FPÖ) est entré au gouvernement en coalition avec le centre droit2Le FPÖ n’est plus membre du gouvernement autrichien depuis le 20 mai 2019 et le scandale de l’ « Ibiza-gate » qui révélait les liens de corruption de Heinz-Christian Strache avec la Russie. Le chancelier conservateur Sebastian Kurz est depuis devenu le premier chef de gouvernement de l’histoire du pays à être renversé par une motion de censure (votée par le FPÖ) le 27 mai 2019. Ndlt . En Allemagne, Alternative für Deutschland (AfD), formé il y a six ans, s’est radicalisé vers la droite pour devenir la troisième force à la faveur des élections fédérales de 2017.
Lors des élections générales de septembre dernier en Suède, pays auparavant considéré comme le bastion de la social-démocratie, les Démocrates Suédois, un parti formé par un mouvement de rue nazi à la fin des années 1980, ont progressé pour la cinquième élection consécutive jusqu’à 17,5%. En Italie, la Ligue du Nord, anti-migrants, est devenue la force motrice du gouvernement de coalition. En Hongrie, le régime toujours plus autoritaire de Viktor Orbàn et de son parti, le Fidesz, combine un racisme anti-migrant avec un antisémitisme à peine voilé à travers l’acharnement contre le mécène juif George Soros.3Voir Sereghy, 2018, pp305-323.
En Grande-Bretagne, c’est probablement le plus grand mouvement de rue d’extrême droite de l’histoire anglaise qui est en train de se former autour de Tommy Robinson, l’ancien leader de l’English Defence League (EDL), avec un Parti pour l’Indépendance du Royaume-Uni (UKIP) radicalisé qui se voit en maison politique pour ces forces.4NdlT : Tommy Robinson est à nouveau en prison et son mouvement de soutien s’est effondré, notamment grâce à des campagnes de masse menées par Stand up to racism
Ce tableau n’est pas complet. La gauche radicale est une force significative à travers une grande partie de l’Europe. Des protestations de masse contre Trump ; des grèves en Belgique, dans le service public portugais ou chez les infirmières irlandaises ; les mobilisations continues des Gilets Jaunes en France, la vague de révoltes étudiantes à travers l’Europe exigeant des actions pour contrer le changement climatique – tous ces éléments démontrent le potentiel de résistance.
La polarisation politique et l’érosion du soutien aux partis traditionnels qui dominaient la scène politique ne datent pas d’hier. Mais au début des années 2010 la tendance dominante semblait être à un virage à gauche – symbolisé par les espoirs suscités par Syriza et Podemos. Aujourd’hui, Syriza, brisée par la brutale ingérence de l’Union Européenne, mène des politiques d’austérité et a cessé d’être le réceptacle des espoirs de la gauche européenne, tandis que Podemos est divisé et semble à la dérive.
Actuellement, c’est au contraire l’avancée de l’extrême droite qui prédomine et impose l’agenda. Fortifiée par l’intensification de l’islamophobie durant les vingt dernières années, par la guerre menée aux migrant.e.s et par l’accession de Trump à la présidence de l’État le plus puissant au monde, l’extrême droite a gagné une légitimité politique sans précédent depuis la Seconde guerre mondiale.
Est-il encore possible, malgré le caractère très inquiétant de cette vague ascendante de racisme et de réaction, de croire à l’absence d’une menace fasciste ? D’aucuns défendent que, mis à part quelques forces ouvertement fascistes, des partis comme le Rassemblement National français seraient devenus des partis d’extrême droite ayant adhéré à une stratégie purement parlementaire et se confondraient avec la droite radicale en général. Par exemple, Enzo Traverso suggère que nous sommes maintenant confrontés à ce qu’il appelle le « post-fascisme ». Les partis et mouvements post-fascistes ont pu avoir des racines dans le fascisme historique, mais ils « se sont transformés et s’acheminent aujourd’hui dans une direction dont on ne connaît pas l’issue ». Enzo Traverso considère donc que le Front National/Rassemblement National « essaie de changer de peau » : « Il veut transformer le système de l’intérieur, là où le fascisme classique voulait tout bouleverser ».5Traverso, 2019, pp14-15 dans la version française.
Cet article défend qu’une telle analyse accepte trop facilement les déclarations des fascistes du 21ème siècle à propos d’eux-mêmes. Il est nécessaire de faire un tri dans la cartographie large de la montée de l’extrême droite et d’identifier ses courants plus authentiquement fascistes. Cela exige une compréhension du fascisme et de comment il s’est adapté aux conditions du capitalisme contemporain.
Qu’est-ce que le fascisme ?
« Si je me tiens ici devant vous comme un révolutionnaire, c’est en tant que révolutionnaire contre la révolution » – Adolf Hitler à son procès en 1924.
Dans l’entre-deux-guerres, une pléthore de mouvements fascistes a émergé dans une Europe ébranlée entre 1914 et 1923 par une guerre sans précédent entre des États industrialisés impérialistes, puis par de multiples tentatives révolutionnaires et des réactions contre-révolutionnaires acharnées. S’ensuivit une brève période de répit politique et économique au milieu des années 1920, précédant la Grande Dépression qui jeta des millions de vies dans la tourmente et menaça de rompre les structures politiques existantes. C’est dans ce contexte que les forces fascistes furent à même de sortir des marges politiques pour s’ancrer dans la société et, dans certains cas, prétendre sérieusement au pouvoir.
Dans deux pays, l’Italie et l’Allemagne, le fascisme réussit à s’emparer du pouvoir d’État. Le prix de ces victoires fascistes est bien connu – l’abolition de la démocratie, la destruction des organisations ouvrières, l’accélération des conflits inter-impérialistes et le génocide industrialisé des juif.ve.s européen.ne.s et d’autres groupes opprimés à Auschwitz et dans les autres camps de la mort.
Mais pour savoir si cette catégorie de fascisme est encore pertinente aujourd’hui, nous devons identifier la nature du fascisme de l’entre-deux-guerres dans ses formes « classiques » les plus développées, ainsi que les éléments de continuité et de discontinuité avec la période actuelle. L’outil-clé pour analyser le fascisme nous a été fourni par le marxiste russe Léon Trotsky, qui cerna la nature spécifique du fascisme et la menace exceptionnelle qu’il incarnait même en comparaison d’autres formes de réaction autoritaire. Surtout, Trotsky comprit que le fascisme n’était pas une représentation politique directe de la classe capitaliste, que ce n’était pas simplement un « instrument du Grand Capital » comme le prétendaient les partis communistes stalinisés.6Cette conception stalinienne continue à être assimilée à l’analyse marxiste du fascisme dans la plupart des analyses académiques aujourd’hui. Même Robert Paxton, dans son exceptionnel Le fascisme en action, prend la conception stalinienne pour l’interprétation marxiste orthodoxe – Paxton, 2005.
L’analyse de Trotsky combinait un certain nombre d’éléments interdépendants.
Le fascisme est une forme extrême de contre-révolution
L’objectif du fascisme est l’annihilation complète de toutes les organisations de la classe ouvrière, des plus révolutionnaires aux plus conservatrices. Cela va au-delà de la simple répression ou de la terreur, ou même de la destruction physique des sections les plus militantes de la classe ouvrière. Le fascisme œuvre pour la contre-révolution la plus complète. Comme Trotsky le notait :
Le fascisme n’est pas seulement un système de répression, de violence et de terreur policière. Le fascisme est un système d’État particulier qui est fondé sur l’extirpation de tous les éléments de la démocratie prolétarienne dans la société bourgeoise. La tâche du fascisme n’est pas seulement d’écraser l’avant-garde communiste, mais aussi de maintenir toute la classe dans une situation d’atomisation forcée. Pour cela, il ne suffit pas d’exterminer physiquement la couche la plus révolutionnaire des ouvriers. Il faut écraser toutes les organisations libres et indépendantes, détruire toutes les bases d’appui du prolétariat et anéantir les résultats de trois-quarts de siècle de travail de la social-démocratie et des syndicats.7Trotsky, 1932.
L’avertissement de Trotsky à la classe ouvrière allemande s’est montré tragiquement visionnaire. Après la nomination d’Hitler comme chancelier le 30 janvier 1933, non seulement le parti communiste allemand (KPD), mais également le parti socialiste (SPD) furent interdits et victimes d’une vague de terreur de la part des Chemises brunes et de l’État qui les détruisirent. Les syndicats, y compris les syndicats chrétiens, furent pris en main par les Nazis et liquidés en tant qu’organisations indépendantes.8Evans, 2004, p347, p358. Les Nazis réussirent à « détruire jusqu’aux fondations » toutes les « institutions de la démocratie prolétarienne ».9Trotsky, 1932.
Le fascisme se développe comme un mouvement de masse
Réaliser cette tâche requérait plus que les formes conventionnelles de la réaction autoritaire à l’intérieur de l’État existant – la police, l’armée, etc. Cela requérait la création d’une armée paramilitaire de fanatiques en capacité de contester physiquement la rue à la gauche et de détruire et atomiser toute organisation indépendante de l’État. En 1930, quand les nazis réalisèrent leur percée électorale nationale, leur force paramilitaire, la SA (Sturmabteilung), était déjà forte de 100.000 hommes, grimpant à 400.000 en 1933, pendant que de son côté le parti nazi passait de moins de 100.000 membres en 1928 à 850.000 en 1933.10Evans, 2004, pp208-211 ; Wilde, 2013.
Pour souder ses partisans, le fascisme projetait la vision idéologique d’une nation homogène restaurée dans laquelle le capital et les travailleurs « nationaux » pourraient être réconciliés et où les petits producteurs prédomineraient, de manière à surmonter le déclin national. Cette utopie réactionnaire ne pouvait être réalisée qu’en purgeant tous les éléments constituant une menace à cette unité nationale fantasmée – les organisations ouvrières qui alimentent l’antagonisme de classe, les institutions démocratiques libérales qui « tolèrent » cet antagonisme et tous celles et ceux que les nazis considèrent comme des minorités raciales « étrangères », telles que les juif.ve.s.
Trotsky soutenait que la base d’un tel mouvement de masse provenait de la petite bourgeoisie, ces petits producteurs et professionnels indépendants positionnés entre le salariat organisé et le Grand Capital, et qui, dans les périodes de crise, craignent d’être rejetés dans le prolétariat tout en haïssant les grands propriétaires au-dessus d’eux. Le développement d’un tel mouvement de masse réactionnaire et indépendant confère au fascisme ce qu’Ugo Palheta appelle une « autonomie relative » par rapport à la classe dirigeante.11Palheta, 2017.
Les organisations fascistes se présentent sous des dehors révolutionnaires
Pour souder un mouvement de masse de la petite bourgeoisie, les nazis s’étaient engagés dans une rhétorique qui, non seulement condamnait les organisations ouvrières « marxistes », mais appelait aussi à une « révolution nationale » dirigée contre les grandes entreprises et l’establishment politique allemand « réactionnaire ». Une telle rhétorique était à la fois démagogique et sélective. Les nazis n’étaient pas fondamentalement opposés au capitalisme, mais ils faisaient la distinction entre un capitalisme « sain », qui était productif et subordonné aux intérêts nationaux, et un capital qu’ils identifiaient comme spéculatif et étranger aux intérêts nationaux, identifié comme « capital juif » dans leur vision du monde antisémite.
De cette manière, les nazis ont dissimulé le caractère contre-révolutionnaire de leur mouvement en prétendant être une force révolutionnaire et anticapitaliste. Une telle radicalité dans le discours combinée à l’existence d’un mouvement de masse indépendant qui se développait en-dehors des cadres de la classe capitaliste faisait que les nazis étaient loin d’être le premier choix de la classe dirigeante, quel qu’ait pu être le soutien reçu de la part de quelques capitalistes individuels. Les dirigeants allemands craignaient en effet que les sections d’assaut ne soient pas utilisées seulement contre le mouvement ouvrier et les entreprises juives, mais également contre l’ensemble de la classe dirigeante, malgré les garanties apportées par Hitler. Ils craignaient également que l’attaque généralisée d’Hitler contre le mouvement ouvrier provoque une explosion par en bas – précisément ce qui arrivera en France en 1934-36, avec une mobilisation massive et unitaire des travailleurs suite à la chute du gouvernement sous la pression des « ligues » fascistes françaises. De même, le coup d’état du général Franco en Espagne en 1936 provoqua un soulèvement populaire.
Trotsky note :
Mais la bourgeoisie n’aime pas cette façon » plébéienne » de résoudre ses problèmes… car les secousses, même dans les intérêts de la société bourgeoise, ne sont pas sans risques pour elle. D’où l’antagonisme entre le fascisme et les partis traditionnels de la bourgeoisie… La grande bourgeoisie n’apprécie pas les méthodes fascistes, de même qu’un homme qui a mal à la mâchoire, n’aime pas qu’on lui arrache des dents.12Cité dans Gluckstein, 1999, p38.
Faire appel à Hitler constituait un dangereux pari qui ne pouvait être risqué qu’à la faveur d’une crise extrême. C’est la combinaison entre l’érosion du soutien aux partis traditionnels de la droite et une catastrophe économique sans précédent en Allemagne qui amena la classe dirigeante à donner le pouvoir à Hitler.
Comment les Nazis se construisent : la double stratégie
Le parti national-socialiste des travailleurs allemands (NSDAP ou parti nazi) émergea d’un milieu plus large d’organisations antisémites et völkisch (forme extrême de nationalisme). L’originalité de la stratégie d’Hitler résidait dans la création d’une Kampforganisation (organisation de combat) dédiée au renversement du système politique de Weimar, plutôt que de se concentrer uniquement sur la propagande. Les nazis rejetaient également les partis parlementaires bourgeois d’extrême droite comme le DNVP (Parti populaire national allemand) qui selon eux manquait d’une implantation de masse suffisante et était trop porté vers les compromis parlementaires. Au contraire, le NSDAP cherchait à combiner une propagande de masse avec la volonté d’« agir avec la cruauté la plus brutale », pour reprendre les mots d’Hitler. Au départ, il s’agissait d’un mouvement complètement antiparlementaire et militarisé. Au congrès nazi de 1922 Hitler fit notamment passer une motion visant à s’opposer à toute participation aux élections.13Noakes, 1971, p66.
Toutefois, après l’échec du putsch de la Brasserie à Munich en 1923, lorsque Hitler et ses alliés tentèrent, sans succès, de provoquer un coup d’état par un soulèvement armé, Hitler fut forcé de réévaluer la situation et de réorienter la stratégie du parti. Il abandonna donc l’opposition implacable à la participation aux élections. À présent, les nazis devraient selon lui :
poursuivre une nouvelle ligne d’action… Au lieu de travailler à prendre le pouvoir par la conspiration armée, nous devons nous pincer le nez et entrer au Reichstag contre les députés catholiques et marxistes. Si gagner la majorité prend plus de temps que de les exterminer, au moins le résultat sera garanti par leur propre constitution.14Cité dans Gluckstein, 1999, p50.
Cette double stratégie, combinant la stratégie électorale avec un mouvement de rue paramilitaire, ne signifiait absolument pas que les nazis avaient abandonné leurs objectifs. Comme le chef des SA, Hermann Göring, le dit : « Nous combattons contre cet État et le système actuel parce que nous voulons le détruire entièrement, mais d’une manière légale… avant nous disions que nous haïssions cet État, [maintenant] nous disons que nous l’aimons – et malgré tout chacun comprend où nous voulons en venir ».15Cité dans Gluckstein, 1999, p50.
De la même manière qu’ils avaient dissimulé leur programme contre-révolutionnaire derrière un verbiage révolutionnaire, les nazis arboraient maintenant un masque « légaliste » et un vernis de respectabilité. Comme l’historien Joachin Fest l’observe :
L’ambition [d’Hiler] était inchangée : prendre le pouvoir. Pour ça, il doit construire un parti militaire, autocratique ; mais il doit aussi regagner la confiance perdue de groupes puissants et des institutions. Cela veut dire qu’il devait simultanément apparaître comme un révolutionnaire et comme un défenseur de l’ordre existant, radical et modéré en même temps. Il doit à la fois menacer le système et jouer le rôle de son protecteur ; il doit à la fois violer la loi et gagner de la crédibilité en prétendant la défendre.16Fest, 1977, p333.
Même si la grande catastrophe économique de 1929-32 est fondamentale pour comprendre les conditions de la percée des nazis, c’est parce que la quête de respectabilité entreprise antérieurement et les alliances avec des forces conservatrices plus traditionnelles avaient payé, leur garantissant une légitimité, une couverture médiatique et des ressources, que les nazis purent tirer profit des millions de vies détruites par la Grande Dépression.
La radicalisation du DNVP, le principal parti conservateur dans la République de Weimar, fut un élément clé. Formé en 1918, héritier des principaux partis conservateurs d’avant-guerre, le DNVP était profondément réactionnaire – pro-monarchiste, antisémite et hostile à la République de Weimar. Au milieu des années 1920, le DNVP s’était partiellement réconcilié avec Weimar, alors que la menace révolutionnaire déclinait et que l’économie se développait. Mais sous la houlette de l’industriel et magnat des médias Alfred Hugenberg, qui prit sa direction en 1928, le DNVP vira sévèrement vers la droite, cherchant à devenir le point de rencontre de l’ensemble de la droite anti-Weimar, nazis compris. Le parti commença alors à adopter certaines méthodes et des parties du programme des nazis, considérant que cela leur bénéficierait plutôt qu’à l’arriviste Hitler. Hugenberg lança une campagne aux côtés des nazis contre le Plan Young, un plan de restructuration, mais non d’abolition, de l’écrasante dette allemande après la Première Guerre Mondiale.
La campagne et l’alliance avec Hugenberg fournirent à Hitler l’occasion de quitter les marges politiques, tout en faisant la démonstration que les nazis étaient la force la plus vigoureuse de la droite radicale. Les nazis étaient les principaux bénéficiaires de cette unité de la droite. Fest décrit la campagne contre le plan Young et la légitimité qu’elle conféra à Hitler comme la « percée finale dans la politique nationale ». Aux élections générales de septembre 1930, le vote nazi bondit de la neuvième à la deuxième place, de 2,6% deux ans auparavant à 18,25%. Hugenberg et le DNVP courtisèrent à nouveau Hitler, mais cette fois en position de faiblesse – près de la moitié de l’électorat du DNVP s’était tourné vers les nazis. Lors d’un rassemblement de masse à Bad Harzburg en octobre 1931, destiné à démontrer l’unité de l’opposition nationaliste, Hitler était invité à apparaître aux côtés d’Hugenberg et de « tous ceux qui, à droite, avaient du pouvoir, de l’argent ou du prestige ».17Fest, 1977. Le rassemblement comprenait un défilé militaire de milliers de membres de la SA aux côtés d’autres formations paramilitaires nationalistes comme les Stahlhelm (Casques d’Acier), l’aile armée du DNVP.
Le tournant de Hitler vers le « légalisme », la présentation envers l’establishment d’un visage plus respectable, de même que la participation aux élections après 1923, combinés à la radicalisation d’une section de la droite traditionnelle, jouèrent un rôle considérable dans la propulsion des nazis des marges vers le centre de la politique nationale.
Dans le même temps, Hitler s’assura qu’au sein de leurs alliances avec d’autres forces, les nazis demeurent une force indépendante, et déclara à ses partisans que les nazis restaient les opposants les plus acharnés de la république. Lors de la convention de Bad Harzburg, Hitler quitta la tribune de façon démonstrative dès que les SA achevèrent de défiler et ignora celui des Casques d’Acier. Une semaine plus tard, il organisait un énorme rassemblement à Brunswick avec 100.000 SA, et déclarait à l’éditeur des Leipziger Neueste Nachrichten : « vous êtes un représentant de la bourgeoisie que nous combattons ».18Fest, 1977, pp452-453.
La tension entre recherche de respectabilité et besoin d’affirmer son indépendance et son radicalisme contre-révolutionnaire créait constamment des conflits chez les nazis, qui par moments menacèrent de détruire l’organisation. La tragédie de la gauche allemande est qu’en l’absence d’une opposition de masse du mouvement ouvrier, les nazis furent capables de surmonter ces crises.19Wilde, 2013.
La réémergence du fascisme : les années 1970-1990
Dans les décennies de l’immédiat après-guerre, le fascisme était discrédité et marginalisé. La défaite et la destruction des régimes de Hitler et de Benito Mussolini ainsi que la découverte de la réalité de l’Holocauste amenèrent les défenseurs déclarés de ces régimes à devenir des parias. En outre, le long boom des années 1950 et 1960 vit le plein emploi, l’amélioration des conditions de vie ainsi que l’expansion de l’État-providence, laissant aux fascistes un terreau peu fertile pour se développer. Comme le sociologue Michael Man le dit, il semblait que « le fascisme européen est défait, mort et enterré ».20Mann, 2004, p370.
Pourtant, il y a 25 ans, Chris Harman, ancien rédacteur de cette revue21NdlT, cet article est initialement paru dans le numéro 162 de la revue International Socialism : http://isj.org.uk/fascism-in-europe-today/, notait des signes de renouveau du fascisme à travers l’Europe. Harman soulignait les 14% des suffrages remportés par le dirigeant du Front National Jean-Marie Le Pen aux élections présidentielles françaises de 1988 ainsi que la montée des Republikaner d’extrême droite en Allemagne. Ces scores supportaient la comparaison avec ceux obtenus à la fois par Mussolini et par Hitler dans les années précédant leur prise de pouvoir.22Harman, 1994. Mais Harman pointait les différences tout autant que les similarités. Fondamentalement, les fascistes avaient une base militante bien plus faible que dans l’entre-deux-guerres et il leur manquait un équivalent des organisations de masse de combat de rue que Mussolini et Hitler possédaient avant d’arriver au pouvoir.
Cette asymétrie entre un socle électoral qui se développe et une présence plus modeste dans la rue s’expliquait par le fait que la récente crise économique, qui suivit le long boom d’après-guerre et qui vit le retour du chômage de masse, était encore loin d’avoir atteint un niveau égal à celui du début des années 1930. Par conséquent, les fascistes modernes avaient des difficultés à transformer leur audience électorale en une base militante destinée à mener physiquement l’assaut contre la gauche et le mouvement ouvrier. Harman nous mettait quand-même en garde sur le fait que s’il n’était pas combattu, le « fascisme électoral » pouvait fournir une base à partir de laquelle le « fascisme de combat de rue » pouvait se développer.
La fin du boom d’après-guerre et le retour de la crise économique n’étaient pas suffisants pour garantir le succès du fascisme ; deux autres conditions étaient nécessaires. La première était la création d’un espace politique dans lequel les fascistes peuvent s’engouffrer. Cet espace a été fourni par les échecs renouvelés de la social-démocratie à réaliser les réformes qu’elle aurait pu mettre en place au plus haut du boom d’après-guerre. En outre, alors que les perspectives de réforme s’estompaient, les politiques migratoires et le racisme passèrent au premier plan de l’agenda politique. Mais une autre condition se révélait également nécessaire : pour échapper à leur statut de paria, il fallait que le fascisme se réinvente.
Le Front National français joua alors un rôle crucial. Le parti fasciste NPD (Parti National-Démocrate) en Allemagne et le NF (Front National) en Grande-Bretagne furent défaits par des mobilisations antifascistes de masse. En France, cependant, le Front National put faire une percée, la perte de crédit du président PS François Mitterrand ouvrant un espace pour cela. Comme il ne fit face à aucune véritable opposition, le FN fut capable de s’implanter. Durant les années 1960, le fascisme français fut traversé par une grande controverse sur la manière dont il pourrait redevenir d’actualité dans les conditions nouvelles de la période après-guerre. Comme l’explique Jim Wolfreys :
Dans les années 1960, l’extrême droite française a essayé de s’adapter à trois facteurs auxquels le fascisme d’après-guerre était confronté. La défaite du régime pronazi de Vichy, la modernisation économique rapide et la décolonisation mettaient en question la pertinence du fascisme. Un ancien dirigeant des milices vichystes dans le nord de la France, François Gaucher, écrivit un livre à ce propos en 1961. Le Fascisme est-il actuel ? soutenait que le fascisme était caractérisé par son approche flexible du dogme. Cela signifiait que les fascistes n’étaient pas obligés d’agir de la même façon que pendant l’entre-deux-guerres.23Wolfreys, 2002.
Le contexte impliquait donc d’abandonner toute référence explicite avec le fascisme de l’entre-deux-guerres, de cultiver une image de respectabilité et d’allégeance formelle à la démocratie parlementaire et de comprendre que le chemin jusqu’au pouvoir serait rallongé. Cela signifiait également de puiser dans les idées des penseurs de la Nouvelle Droite française tels que Alain de Benoist, qui avaient trouvé le moyen d’exprimer le racisme en terme de « différence culturelle » plutôt que par des références discréditées à la suprématie biologique.24Voir Wolfreys, 2013, p23. François Duprat, une figure clé des débuts du Front National, insistait sur le fait que « le fascisme ne réside nullement dans ses aspects extérieurs (dictature, principe du chef, parti unique, uniformes, salut, formations paramilitaires, encadrement de la jeunesse) ».25Palheta, 2017. Mais leur respectabilité de façade et l’adoption d’un langage euphémisé ne signifiait pas que Le Pen et le Front National avaient abandonné le projet fasciste. Le but recherché était de modeler sa nouvelle audience « à notre propre image », c’est-à-dire d’élargir la base fasciste à partir d’un réservoir électoral raciste.26Fysh and Wolfreys, 1998, pp96-97.
Voilà pourquoi Le Pen, tout en recherchant la respectabilité et en essayant d’attirer des sections de la droite traditionnelle, cherchait aussi à maintenir le statut d’outsider du Front National et à radicaliser ses sympathisants. D’où sa citation tristement célèbre sur l’Holocauste comme un simple « détail de l’histoire » à la radio en 1987 à une heure de grande écoute. Ce qui fut systématiquement interprété comme un « dérapage » par les médias et les opposants était en fait une manœuvre délibérée et réfléchie. Une brochure interne du Front National explique :
Pour séduire, il faut d’abord éviter de faire peur et de créer un sentiment de répulsion. Or dans notre société soft et craintive, les propos excessifs inquiètent et provoquent la méfiance ou le rejet dans une large partie de la population. Il est donc essentiel, lorsqu’on s’exprime en public, d’éviter les propos outranciers et vulgaires. On peut affirmer la même chose avec autant de vigueur dans un langage posé et accepté par le grand public. De façon certes caricaturale au lieu de dire « les bougnoules à la mer », disons qu’il faut « organiser le retour chez eux des immigrés du tiers-monde.27Cité chez Palheta, 2017.
Cela impliquait de développer ce que Fysh et Wolfreys appellent un « double discours » :
Le Front emploie délibérément un double discours, un qui est officiel et explicite, pour se présenter comme faisant légitimement partie de l’establishment politique, l’autre qui est officieux et implicite, et reflète leur agenda anti-démocratique et autoritaire. Le vernis de respectabilité doit être suffisamment opaque pour tromper les opposants et les observateurs, mais assez transparent pour éviter de décevoir leurs partisans.28Fysh and Wolfreys, 1998.
En conséquence, s’intéresser uniquement au programme public du fascisme moderne fait courir le risque de confondre son apparence extérieure et sa nature réelle. Les analyses de la droite radicale contemporaine ont pourtant souvent été dominées par ce type d’approches idéalistes qui, en se concentrant sur la doctrine plutôt que sur l’organisation et la stratégie, sur les apparences de surface plutôt que sur la réalité sous-jacente, concluent que le fascisme a cessé d’être une force significative.
De plus, comme le souligne l’historien Robert Paxton dans ses travaux perspicaces sur le fascisme, cette tradition politique a, plus que toute autre, fait la preuve d’une « instrumentalisation radicale de la vérité ». En d’autres termes, le fascisme est extrêmement souple quant aux aspects de son programme qu’il choisit de mettre en en avant dans tel ou tel contexte.29Paxton, 2005, pp118-119.
S’enraciner dans un environnement favorable
Paxton indique également que, loin de posséder une essence fixe ou immuable, le fascisme est en perpétuelle évolution. Il identifie 5 étapes du fascisme : 1) la création des mouvements fascistes ; 2) leur enracinement dans le champ politique ; 3) la conquête du pouvoir ; 4) l’exercice du pouvoir ; 5) leur existence sur le long terme entre radicalisation et entropie vers un régime conservateur-autoritaire.30Paxton, 2005, p23. Heureusement nous sommes encore loin de la troisième étape. En revanche, la seconde étape va à un rythme croissant. Les mouvements fascistes « s’enracinent » : ils gagnent des votes, entrent au parlement, arrivent sur les scènes politiques nationales et les influencent vers la droite tout en essayant d’élargir leur base et de lui donner confiance.
Ce processus s’est poursuivi dans la décennie qui a suivi la crise économique et financière qui ébranla les pays industrialisés en 2007-2009. De quelques pays possédant une présence fasciste significative, on en arrive aujourd’hui à un phénomène quasiment général – même si, comme nous le verrons, les fascistes contemporains conservent des faiblesses majeures. Ainsi, depuis 2009, une série de pays ont vu l’entrée de partis fascistes dans leurs parlements nationaux : le Jobbik en Hongrie (2010), Alternative für Deutschland en Allemagne (2017), les Démocrates de Suède (2010), Aube Dorée en Grèce (2012), ELAM l’organisation sœur d’Aube Dorée à Chypre (2016), les Fratteli d’Italia (2018), le Parti populaire « Notre Slovaquie » (2016). Les observations de Chris Harman en 1994 selon lesquelles les résultats obtenus étaient comparables à ceux des Nazis dans les années 1930 sont encore plus vraies 25 ans plus tard. (tableau 1).31Les meilleurs résultats du Vlaams Belang dans des élections nationales en Belgique étaient de 12% en 2007. Leur meilleur résultat pour le parlement Flamand était de 24,2% en 2004 où ils arrivèrent deuxième au scrutin.
Tableau 1 : Scores des partis d’extrême droite et fascistes (en %) comparée avec ceux des Nazis.
Parti | Année | Score |
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NSDAP (Allemagne) | 1930 | 18,3 |
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Vlaams Belang (Belgique) | 2014 | 3,67 | Parlement fédéral |
5,98 | Parlement fédéral | ||
Aube Dorée (Grèce) | 2015 | 7,0 |
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FPÖ (Autriche) |
2016
| 35,1 | Élections présidentielles (1° tour) |
46,2 | Élections présidentielles (2° tour) | ||
2017 | 26,0 | ||
Rassemblement/Front National (France) | 2017 | 13,2 | Élections législatives (1° tour) |
8,75 | Élections législatives (2° tour) | ||
21,3 | Élections présidentielles (1° tour) | ||
33,9 | Élections présidentielles (2° tour) | ||
Alternative für Deutschland (Allemagne) | 2017 | 12,6 |
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Démocrates de Suède | 2018 | 17,53 |
|
Jobbik (Hongrie) | 2018 | 19,06 |
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Source : compilé par l’auteur
La progression des votes en faveur de l’extrême droite n’est pas simplement un reflet automatique de la crise, de l’austérité et des inégalités galopantes. La solidarité de classe et une colère dirigée contre les riches et la classe dirigeante est une autre réponse possible à la crise. Par ailleurs, une explication purement économiciste de la montée de l’extrême droite et du fascisme ne permet pas de comprendre les situations où la croissance économique reprend sans que ces forces ne s’effondrent (par exemple, la Pologne et la Hongrie voient leur PIB croître d’à peu près 5% par an, alors que ces deux pays possèdent des mouvements fascistes importants). Le réductionnisme économique amène aussi à une riposte politique économiste étroite – il s’agirait ainsi de se battre uniquement pour les salaires, les conditions de travail et les services publics ou d’élire des gouvernements anti-austérité – ce qui minimise l’importance d’affronter les organisations fascistes et les idées racistes qu’elles promeuvent et dont elles se nourrissent.
Le pendant inverse de l’explication économiciste consiste à expliquer la montée de l’extrême droite par des « facteurs culturels », comme par exemple une supposée crise d’identité de la « classe ouvrière blanche ». Non seulement cela n’explique pas pourquoi les arguments racistes sont devenus centraux dans l’agenda politique, mais une telle approche peut insinuer que les arguments racistes ne peuvent pas être contestés et qu’il faudrait juste s’y adapter.
Ni l’argument économiciste, ni l’explication idéaliste ne sont adéquats. Le lien essentiel entre les conséquences économiques de la restructuration néolibérale de la société et l’atmosphère idéologiquement plus favorable à la progression de l’extrême droite est à chercher du côté politique, essentiellement dans la manière dont la classe dirigeante et ses appareils idéologiques, les partis politiques et les médias, ont répondu à la crise d’hégémonie du néolibéralisme par une radicalisation raciste vers la droite. Loin de renforcer l’appui au centre néolibéral, le résultat a été de rendre les idées d’extrême droite plus acceptables.
Crise du système de partis
L’impact des attaques néolibérales et des inégalités galopantes combiné à l’austérité ont décrédibilisé les discours selon lesquels la promotion néolibérale du marché et les intérêts des entreprises peuvent profiter aux masses populaires. Cette perte de confiance s’est traduite par une crise du système politique et de ses représentants traditionnels. Les partis identifiés aux politiques néolibérales, conservateurs comme sociaux-démocrates, ont vu leur base sociale et leur électorat se réduire de manière drastique. Un espace a ainsi été créé pour les « outsiders » à la gauche comme à la droite de l’échiquier politique.
Cette crise a frappé particulièrement fort les partis sociaux-démocrates. Aux élections fédérales allemandes de 2017, le SPD a fait son pire score depuis 1949 : 20,5% des suffrages, soit moitié moins qu’en 1998. Le parti socialiste français s’est effondré à tout juste 7,5% aux élections législatives de 2017, après avoir été au pouvoir de 2012 à 2017. Le parti travailliste néerlandais, régulièrement membre des gouvernements successifs dans les Pays-Bas d’après-guerre, s’est effondré à moins de 6% en 2017. Et bien que les sociaux-démocrates suédois soient arrivés en tête des élections générales de 2018, leur score est passé pour la première fois depuis 1920 sous la barre des 30%.
Pour autant, les partis conservateurs n’ont pas été épargnés. En 2017, les chrétiens-démocrates allemands ont connu leurs plus mauvais résultats électoraux depuis 1949, tandis que le principal parti de la droite en France, Les Républicains, n’accédait même pas au second tour des élections présidentielles de 2017. Le Parti populaire autrichien (ÖVP), le principal parti conservateur dans l’Autriche d’après-guerre, et son nouveau leader Sébastian Kurz avaient essayé de conserver leur soutien populaire déclinant en prenant un virage à droite et en adoptant le programme raciste des fascistes du FPÖ, avec qui ils gouvernent en coalition.32Le FPÖ n’est plus membre du gouvernement autrichien depuis le 20 mai 2019 et le scandale de l’ « Ibiza-gate » qui révélait les liens de corruption de Heinz-Christian Strache avec la Russie. Le chancelier conservateur Sebastian Kurz est depuis devenu le premier chef de gouvernement de l’histoire du pays à être renversé par une motion de censure (votée par le FPÖ) le 27 mai 2019. Ndlt La crise que traversent les partis traditionnels les a poussés à recourir au racisme pour rehausser leur cote de popularité, mais loin d’affaiblir l’extrême droite, les idées de cette dernière sont devenues plus acceptables.
L’intensification de l’islamophobie
L’islamophobie est devenue la forme la plus rude du racisme contemporain. Elle s’est banalisée en particulier depuis la « guerre contre le terrorisme » menée par les États-Unis au début des années 2000. Pour prendre un exemple, le nombre de pays de l’Union Européenne ayant adopté des restrictions légales à l’égard des femmes musulmanes voilées est passé à 9, avec des interdictions à l’échelle nationale (Autriche, Belgique, Bulgarie, Danemark, France, Pays-Bas et Espagne) ou locale (Allemagne et Italie).33Open Society Justice Initiative, 2018.
En Allemagne, ce n’est pas l’AfD qui a affirmé la première que « l’islam n’a pas sa place en Allemagne ». C’est l’ancien ministre fédéral de l’intérieur, Hans-Peter Friedrich, un conservateur de l’Union chrétienne-sociale (CSU), en 2011.34BBC, 2017; Davidson, 2016. En compétition avec l’AfD aux élections régionales de Bavière, fief de la CSU, un autre ministre de l’Intérieur allemand et leader de la CSU, Horst Seehofer déclarait également que « l’Islam n’a pas sa place en Allemagne ».35Independent, 2018. Mais l’escalade islamophobe n’est pas restée confinée à droite. En 2010, un ancien ministre fédéral des finances, membre du SPD et du directoire de la Bundesbank, Thilo Sarrazin, publiait un livre Deutschland schafft sich ab (« L’Allemagne disparaît ») qui attaquait l’immigration musulmane d’après-guerre en Allemagne. Ce livre s’est vendu à plus d’un million d’exemplaires.
En France, Nicolas Sarkozy, président de droite de 2007 à 2012, s’engageait, selon la formule tristement célèbre, à nettoyer au karcher les jeunes arabes et Rroms de la Cité des 4000, jeunes qu’il traitait de racailles, un terme à forte connotation raciste. Sarkozy créa même un « Ministère de l’Immigration, de l’Intégration, de l’Identité nationale et du Développement solidaire ». Lorsqu’au moment des élections présidentielles de 2012, une piscine municipale de Lille prit la décision d’autoriser des femmes (dont certaines étaient musulmanes) à bénéficier d’un cours d’aquagym séparé des hommes, Sarkozy et son opposant du parti socialiste François Hollande y virent tous deux une menace contre les « valeurs républicaines ».36Wolfreys, 2018, p34.
En Grande-Bretagne, le supposé libéral-conservateur premier ministre David Cameron déclarait lors d’une conférence sur la sécurité à Munich en 2011 que le « multiculturalisme d’État » avait failli et exigeait « moins de tolérance passive » ainsi qu’un « libéralisme musclé bien plus actif », tout en enjoignant les musulman.e.s à s’identifier aux « valeurs anglaises ».37BBC, 2011. Les politiciens traditionnels, avec le concours des médias et de l’État, ont inlassablement exacerbé l’islamophobie, légitimant les idées de l’extrême droite.
La guerre de l’Europe forteresse contre les migrant.e.s
Un autre vecteur de l’intensification du racisme est l’extension et l’approfondissement du système des frontières de l’UE. Stathis Kouvelakis a dressé un bilan désastreux de la réalité des frontières extérieures de l’UE et du régime de migration interne. Kouvelakis voit « se multiplier, à l’intérieur même du territoire de l’UE, des zones “déterritorialisées”, extraites de façon plus ou moins aboutie à l’ordre légal et aux garanties dérivées des conventions internationales dont les États sont en principe partie prenante. Zones et centre de rétention, à proximité des aéroports, des ports ou d’autres points de passage, camps « provisoires », ou supposés tels, où s’entassent dans des conditions qui rappellent celles de zones de guerre ».38Kouvelakis, 2018. https://www.contretemps.eu/grece-frontiere-europe-forteresse/
Traiter les migrant.e.s comme une menace extérieure en les plaçant au plus bas de la hiérarchie des droits nourrit le racisme et légitime les solutions autoritaires proposées par l’extrême droite. La montée de l’extrême droite radicalise à son tour les forces politiques traditionnelles, convaincues que la meilleure façon d’empêcher une plus grande partie de leur électorat d’aller chez les racistes est de surenchérir dans la radicalisation raciste.
Néolibéralisme, race et culture
La restructuration néolibérale de la société, surtout quand elle est combinée à l’austérité, peut mener à une intensification de la compétition entre les travailleur.euse.s si l’idée « qu’il n’y a pas assez de travail pour tout le monde » s’enracine. De telles idées, surtout quand elles ne sont pas contestées par l’expérience de la lutte collective, peuvent être mobilisées dans une direction raciste.
La classe ouvrière n’est pas la seule concernée. Dans les tourments de l’incertitude économique et de la croissance des inégalités, des sections de la classe moyenne peuvent être saisies d’une peur de relégation sociale. Le sociologue marxiste Oliver Nachtwey décrit une classe moyenne allemande qui, après des décennies de mobilité sociale ascendante, se voit maintenant menacée par une « pente descendante » : « Pour de larges sections de la classe moyenne allemande (…) ce n’est pas tant la menace réelle du désastre qui a augmenté que l’angoisse du désastre. La classe moyenne « inquiète de son statut » a notamment été frappée par une sorte de panique. Il semble pour beaucoup de gens que leur propre stabilité touche à sa fin, que “l’effondrement (…) est complètement possible” ».39Nachtwey, 2018, p133.
Cela mène à une âpre lutte pour conserver son statut :
Jusqu’à un certain degré, la classe moyenne a abandonné la solidarité avec les faibles ; elle s’est construit une sécurité en se renfermant sur elle-même. Là où avant il y avait une certaine libéralité, des idées plus rigoristes de moralité, de culture et de comportement sont réapparues. Craignant de plus en plus la « contamination » et l’« infection », les individus cherchent à se mettre à la plus grande distance et l’isolement strict de la classe inférieure.40Nachtwey, 2018, p150.
Nachtwey souligne encore que : « Pour la classe moyenne inférieure, c’est une compétition sociale sévère, la lutte pour une vie prospère ainsi que les espoirs déçus de sécurité et d’ascension sociale qui mènent à une “brutalisation” du conflit social… [où] la peur du déclassement produit un autoritarisme très spécifique ».41Nachtwey, 2018, p198. Plus généralement, l’hégémonie du projet néolibéral au sein des classes dirigeantes a reformulé la question du racisme. La doctrine centrale du néolibéralisme est que le marché crée une société méritocratique où les succès des individus sont le résultat d’efforts et de talent. L’échec est la faute de l’individu, alors que les inégalités collectives – telles que des revenus plus bas ou une surreprésentation carcérale – sont dues, non aux institutions racistes de la société capitaliste mais aux pratiques culturelles des différentes communautés… Comme le notent Neil Davidson et Richard Saull : « La culture joue le rôle de seule explication possible pour des phénomènes qui ne se conforment pas à la subjectivité “méritocratique” néolibérale ».42Davidson and Sauul, 2017, p715.
Stimulé par Trump
L’arrivée, sur la base d’une rhétorique d’extrême droite et d’un programme économique protectionniste dur, de Donald Trump à la Maison Blanche a énormément profité à l’extrême droite et aux fascistes en Europe. De plus, l’émergence de gouvernements « illibéraux », comme ceux d’Orban en Hongrie et du parti Droit et Justice en Pologne, ainsi que le régime autoritaire de Poutine en Russie, offrent des points d’appuis et des références supplémentaires pour contester l’hégémonie des démocraties libérales.
Le contraste avec la situation internationale à laquelle se confrontait un parti comme le Front National anglais lorsqu’il se développait dans les années 1970 est flagrant. À l’époque, le fascisme était en fort recul – la dictature de Franco en Espagne et le gouvernement autoritaire au Portugal furent renversés dans les années 1970, tandis que le Front National français était incapable de recueillir les signatures nécessaires pour présenter un candidat aux élections présidentielles de 1981. Quand le NF anglais se cherchait des alliés à l’international, il se sentait isolé.43Rosenberg, 1988. Les fascistes d’aujourd’hui évoluent dans un contexte international qui procure des expériences inestimables desquelles apprendre et à imiter.
Le fascisme au 21ème siècle
Marine Le Pen : un abandon du projet fasciste ?
C’est une idée largement répandue qu’avec Marine Le Pen, qui a succédé à son père en 2011, le Front National aurait rompu avec son passé fasciste et serait devenu un parti parlementaire plus conventionnel de type « national-populiste ». Mais les tentatives de Marine Le Pen de tempérer les prises de position publiques du FN sont des changements tactiques censés accroître la respectabilité du parti et élargir son audience potentielle. Comme Louis Aliot, le compagnon de Marine Le Pen et vice-président du FN, déclarait en 2013 : « En distribuant des tracts dans la rue, le seul plafond de verre que je voyais, ce n’était pas l’immigration, ni l’islam … C’est l’antisémitisme qui empêche les gens de voter pour nous … Depuis que je la connais, Marine Le Pen est d’accord avec cela. »44Palheta, 2017.
Le Pen a tenté de dissocier FN et antisémitisme et elle prétend avoir embrassé à la fois la république française et les « valeurs républicaines ». Pourtant, comme le montre le philosophe français Michel Eltchaninoff qui a analysé les discours et interviews de Le Pen, son rejet formel de l’antisémitisme se combine avec des déclarations qui « contiennent plusieurs éléments rhétoriques du discours antisémite ». Tout d’abord, un thème central pour Le Pen est l’antagonisme qu’elle identifie entre l’État-nation et les forces du « mondialisme », défini comme une forme de « totalitarisme » libéral comparable au nazisme ou au stalinisme. Elle disait en 2012 :
Les mondialistes de droite comme de gauche caressent sans trop se cacher le projet d’un empire universel régi par les lois (…) du marché. Derrière l’angélisme du mythe d’un monde sans ennemi et d’un bonheur qui dans leur esprit ne peut être que matérialiste, se dissimule une implacable idéologie, une idéologie totalitaire, une idéologie mercantiliste dont le projet monstrueux est celui d’une planète asservie à la consommation et à la production au plus grand bénéfice de quelques grandes entreprises ou banques qui sont les seules à en tirer profit.45Eltchaninoff, 2017, p.76 dans la version française.
Le Pen relie cet argument superficiellement anticapitaliste à l’affirmation selon laquelle le triomphe du marché implique de déraciner les populations par des migrations de masse et de rendre les gens « interchangeables » et impuissants étant donné que leur identité et leur liens à leur histoire collective sont détruits.46Marine Le Pen citée par Eltchaninoff, 2018, p.77 dans la version française. D’après un discours de MLP à Paris en 2011 (NdlT). Le résultat en est : « dilution de la Nation, affaiblissement de la famille, disparition des solidarités nationales, négation de notre identité et de nos racines, effacement de notre mémoire, mépris des valeurs d’efforts, de travail, de mérite, de courage, de droiture ».47Eltchaninoff, 2018, p.79-80. Ce pseudo anticapitalisme démagogique cherche à exploiter le mécontentement dû aux souffrances imposées aux travailleur.euse.s à l’époque du néolibéralisme et à le retourner contre les migrant.e.s, supposé.es être l’incarnation de la mondialisation. Mais qui se cache derrière la vague « mondialiste » qui corrompt la nation saine et homogène à travers l’immigration de masse ? C’est le monde de la finance contrôlé par de mystérieux « groupes de pression » et « groupes d’intérêts particuliers » qui dirige sous les dehors de la démocratie. Par ailleurs, Eltchaninoff note que Marine Le Pen laisse régulièrement entendre qui se cacherait derrière de telles forces mystérieuses et puissantes en invoquant des noms juifs. Donc, bien que Le Pen évite de faire des allégations ouvertes sur la domination juive, elle emprunte presque entièrement la « panoplie de la rhétorique antisémite » :
Ce qui est en revanche évident, c’est que le lecteur et l’auditeur antisémite trouvera dans ces propos de quoi alimenter son obsession. Habitué à dissimuler ses opinions, il aura plaisir à percevoir les rapprochements. Et il terminera lui-même les phrases commencées par la présidente du Front national. Quant à l’auditeur non-antisémite, il adhérera un discours qui n’a besoin que d’un iota pour se transformer en antisémitisme socioéconomique.48Eltchaninoff, 2018, p.136. Ethan B Katz note qu’un sondage de 2014 montrait que les électeurs de Le Pen en 2012 étaient deux fois plus susceptibles que le reste des Français de croire que les juifs ont trop de pouvoir dans l’économie, les médias et la politique et qu’il existe une conspiration sioniste mondiale – Katz, 2017.
Comme l’a observé Ethan B. Katz, même si la population musulmane demeure la cible principale et publique de Le Pen, elle invoque régulièrement la « différence » juive quand elle attaque les musulman.e.s, en essayant simultanément de diviser les musulman.e.s et les juif.ve.s. Par exemple, quand Le Pen appelait à bannir les « signes religieux ostentatoires » en octobre 2016 ainsi qu’en février 2017, elle mentionnait à la fois le hijab musulman et la kippa juive, tout en expliquant que beaucoup de français juifs seraient prêts à ce « petit sacrifice » pour bannir l’Islam. Elle indiquait aussi clairement que sa revendication selon laquelle les citoyen.ne.s français.es possédant la double nationalité dans un pays non-européen devraient choisir l’une ou l’autre, bien que ciblant en premier lieu les musulman.e.s ayant des liens avec l’Afrique du Nord, concernait également les juif.ve.s français.e.s possédant une double nationalité israélienne.49Katz, 2017. De tels tests de loyauté sont conçus pour propager l’idée que la loyauté des juifs et juives français.e.s à la nation est sujette à caution.
Le soutien affiché de Le Pen au sionisme fait partie d’une stratégie destinée à déjouer les accusations d’antisémitisme, mais ce n’est pas non plus une simple supercherie. En tant qu’État à la fois colonial, raciste, hautement militarisé et allié des impérialismes occidentaux, qui invoque régulièrement des menaces à son existence de la part de pays et de mouvements islamistes « radicaux », Israël est un puissant vecteur de la vision du monde de Le Pen. Par ailleurs, les citoyens israéliens juifs peuvent être opposés, en tant que bons juifs « nationaux » ancrés dans leur propre État-Nation, aux juifs « cosmopolites » et néfastes qui alimentent les forces « mondialistes ». Dans ce sens, le soutien au sionisme n’empêche en aucun cas l’antisémitisme.
Le second élément de la stratégie de « dédiabolisation » de Marine Le Pen a été de recourir à une rhétorique républicaine. Alors qu’historiquement la tradition fasciste française s’est toujours opposée à la république française, Le Pen proclame maintenant que le FN est un « grand parti républicain », continuant et renforçant un thème initié par son père durant la campagne présidentielle de 2007.50Eltchaninoff, 2018, p81. Une telle tactique est devenue possible grâce à la radicalisation des classes dirigeantes, qui, comme nous l’avons vu, ont embrassé un racisme de plus en plus autoritaire.51Wolfreys, 2017.
En même temps que ces tentatives de dédiabolisation, Marine Le Pen n’hésite toujours pas à recourir à des provocations délibérées. Elle comparait ainsi les musulman.e.s qui prient dans les rues, faute de place suffisante dans les mosquées, à l’occupation nazie de la France (et, en l’espace d’un an, le gouvernement répondit en interdisant les prières de rue).52Daily Telegraph, 2010. Bien entendu, de telles déclarations servent autant à diaboliser les musulman.e.s qu’à rendre triviale l’occupation nazie. Pendant les élections présidentielles de 2017, Le Pen avait déclaré que la France ne portait aucune responsabilité dans les rafles de plus de 13 000 juifs et juives envoyé.es à Auschwitz par le régime de Vichy en 1942. Faire de telles déclarations pendant une campagne présidentielle montre bien que la stratégie qui vise à combiner la respectabilité avec des sorties calculées destinées à durcir sa base partisane, même si cela coûte des voix, n’a pas cessé après le départ de Jean-Marie Le Pen de la présidence du FN.
Alternative für Deutschland : un hybride
L’AfD s’est développée et s’est radicalisée vers la droite très rapidement. Formé en 2013 par des universitaires conservateurs opposés à l’euro et critiques de l’UE, le parti contenait dès le départ un petit noyau de fascistes, mais au début il évitait toute rhétorique ouvertement raciste.53Mosler, 2013. Des parallèles avec le UKIP anglais étaient possibles, vu que ce parti était né également comme un parti anti-UE.
La montée de Pegida, un mouvement de rue massif, raciste et islamophobe initié par des nazis extérieurs à l’AFD fin 2014, encouragea ceux qui à l’intérieur espéraient mettre le racisme au centre du programme du parti, poussant le dirigeant initial Bernd Lucke vers la sortie et à son remplacement par Frauke Petry, qui laissa publiquement entendre que les exilé.e.s traversant la frontière devraient être tué.e.s.54Deutsch Welle, 2015. Pegida et la radicalisation de l’AfD renforcèrent l’aile fasciste du parti, qui gagna en influence et en confiance. En mars 2015, Björn Höcke et André Poggenburg, deux chefs de l’aile fasciste, publièrent la « Déclaration d’Erfurt » qui demandait au parti de s’ouvrir aux nazis assumés. Cet appel fut rapidement signé par Alexander Gauland, un ancien politicien chrétien-démocrate et une autre figure dirigeante de l’aile fasciste de l’AfD (et actuel porte-parole). Cette déclaration avançait que l’AfD était en train de s’adapter « de plus en plus aux intérêts politiques de l’establishment » et qu’il devrait plutôt être une « alternative patriotique aux partis de l’establishment (…) un mouvement de notre peuple contre les expérimentations sociales des décennies récentes (« théories du genre », multiculturalisme, défaut d’éducation des enfants, etc.) et (…) un mouvement de résistance contre le délitement continu de la souveraineté et de l’identité allemandes ».55Henning, 2016. Cette déclaration était un appel à ce que l’AfD garde son statut d’outsider radical en capacité de développer un noyau fasciste plus dur. Pour défendre cette vision dans la pratique, la Déclaration d’Erfurt coïncidait avec le lancement d’une fraction interne, « Der Flügel » (« L’aile »), destinée à organiser l’aile fasciste de l’AfD.
Le congrès de l’AfD de 2015 vota pour que puissent adhérer d’anciens membres du parti nazi NPD et des Republikaner qui en étaient jusque-là empêchés.56Pour un aperçu pertinent de l’AfD, voir l’interview de Volkard Mosler, Gabi Engelhardt et Einde O’Callaghan avec Suzi Weissman dans l’émission « Beneath the Surface » du 16 septembre 2018, www.kpfk.org. Dans le cas du UKIP, une telle ouverture aux fascistes n’eut lieu qu’un quart de siècle après la fondation du parti lorsqu’en 2018 Gerard Batten en devint le dirigeant et promut le rapprochement avec le mouvement de rue islamophobe Football Lads Alliance (FLA) de Tommy Robinson. Dans le cas de l’AfD, ce virage eut lieu en l’espace de quelques années.
L’AfD fut ainsi irriguée par des fascistes, marginalisant toujours davantage l’aile néolibérale anti-euro. Ce parti reste pourtant un hybride – une combinaison de néolibéraux racistes, de conservateurs nationalistes et de fascistes mais, et c’est décisif, ces deux premiers groupes sont enclins à travailler avec les fascistes.
La confiance toujours plus grande de l’aile fasciste s’est manifestée par des déclarations provocantes destinées à galvaniser leurs partisans. Ainsi, Höcke, dans un discours délibérément provocateur devant l’organisation de jeunesse du parti en 2017, s’est permis d’attaquer ce qu’il appelle « la politique de la mémoire » et, en se référant au mémorial de l’Holocauste à Berlin, a déclaré : « Nous les Allemands (…) sommes le seul peuple au monde à avoir érigé un monument de la honte au cœur de leur capitale ».57Dearden, 2017 ; Deutsche Welle, 2017. De la même façon, Gauland déclara à l’aile jeune de l’AfD que « Hitler et les nationaux-socialistes ne sont qu’une fiente d’oiseau en 1.000 ans d’histoire allemande à succès » – un élément classique de banalisation et de relativisation de la période nazie.58Deutsche Welle, 2018.
L’influence croissante des fascistes précipita le départ à son tour de Frauke Petry qui, craignant que l’aile fasciste mette en péril l’audience électorale du parti, s’était opposée à eux. Un observateur universitaire de l’AfD, Matthias Quent, défend que la tension entre Petry et Höcke reflète deux stratégies concurrentes :
Petry veut orienter le parti vers une possible coalition, alors que Höcke voit l’AfD comme un parti-mouvement qui peut être un instrument pour rendre les nouveaux concepts d’extrême droite socialement acceptables (…) il voit le parlementarisme uniquement comme un moyen en vue d’une fin (…) Cela va plus loin qu’une simple mentalité « nous contre eux », on est en plein dans la rhétorique du national-socialisme.59Taube, 2017.
Petry fut remplacé à la direction du parti par Gauland et Alice Weidel, représentant les deux ailes du parti – respectivement la fasciste et la conservatrice nationaliste. Mais la condition est que la seconde accepte la première. L’aile fasciste de l’AfD est également en train d’essayer de se construire parmi les travailleurs et travailleuses. En avril 2018 par exemple, Höcke s’est présenté à une manifestation d’ouvriers de l’automobile dont l’usine devait fermer à Eisenbach (d’où il fut chassé par les ouvrier.es). Elle essaya également de présenter ses propres candidats aux élections des représentants des travailleurs dans des entreprises stratégiques, avec peu de succès cependant.60Voir Blauwolf, 2018.
Un récent recueil d’entretiens de Höcke, Nie Zweimal in Demselben Fluss (Jamais deux fois dans le même fleuve) nous offre un éclairage encore plus fort sur la nature du projet de l’aile fasciste. Selon un reportage du magazine américain Jacobin, Höcke y défend que nous vivons le « stade final de la dégénérescence de la démocratie (…) qui va être suivi d’une phase d’autocratie absolutiste ».61Tschekow, 2018.
Pour atteindre cet objectif, Höcke présente une stratégie combinant trois aspects : 1) construire un parti politique électoral, l’AfD ; 2) des mouvements de rue comme Pegida ou le mouvement dirigé par des nazis qui prit les rues de Chemnitz à l’été 2018 ; 3) des sections sympathisantes dans l’État et les appareils de répression.
La montée de l’AfD et sa radicalisation rapide vers la droite est une conséquence de l’atmosphère hautement favorable pour les politiques racistes créée par la classe dirigeante, qui ouvre réciproquement un espace pour le développement de projets fascistes plus durs, sapant à tel point le « cordon sanitaire » qui isolait les fascistes que des sections de la droite conservatrice sont non seulement disposées à relayer leur racisme, mais aussi à collaborer organisationnellement avec les fascistes, en fait à coexister dans le même parti.
Le fascisme électoral et la rue : tâter le terrain
Les fascistes électoraux d’aujourd’hui ne possèdent rien de comparable aux organisations paramilitaires développées par Mussolini et Hitler dans les années 1920 et 1930. Il existe des exceptions. Aube Dorée en Grèce et Jobbik en Hongrie ont tous deux développé des organisations paramilitaires significatives et ont donc davantage de traits communs avec le fascisme classique – bien que récemment Jobbik a opéré un « tournant eurofasciste » pour tenter de présenter une image plus respectable.62Voir Albrich, 2019. Mais cela ne signifie pas que les partis électoraux fascistes n’essaient pas d’investir la rue ou qu’ils n’entretiennent aucune relation avec des groupes de rue nazis plus petits. Bien qu’en France le Front national/Rassemblement national n’organise pas ouvertement des escouades pour le combat de rue, il possède néanmoins son propre et significatif service de sécurité dont le but avoué est de protéger les dirigeants et les réunions du parti. Il est fort de plusieurs centaines de membres et organisé sur un mode paramilitaire. Ce service de sécurité entretient également des liens avec des groupes nazis plus petits tels que le Groupe Union Défense (GUD) ou les Jeunesses Nationalistes Révolutionnaires qui ont été dissoutes à la suite du meurtre du jeune antifasciste Clément Méric en 2013. L’AfD a également cherché à tâter le terrain des mobilisations de rue sous sa propre bannière, en organisant par exemple des manifestations le 1er mai. L’organisateur de la manifestation de l’AfD en mai 2018 à Berlin, Guido Reil, indique clairement que cela fait partie d’une double stratégie : « Nous sommes un parti différent63NdlT « alternative party » dans la version anglaise, et c’est pour cela que nous faisons les choses différemment des vieux partis. Parallèlement [au parlement], nous investissons la rue et donnons à nos membres et à nos soutiens la possibilité de participer activement ».64Chase, 2018.
Ces dix dernières années ont également vu l’émergence de mouvements de rue racistes centrés sur l’islamophobie. En Angleterre, ce mouvement a d’abord pris la forme de l’English Defence League (EDL) puis, plus récemment, de la Football Lads Alliance (FLA), de plus en plus centré sur la personnalité de Tommy Robinson. Au début, la FLA a essayé de tenir Robinson à l’écart, non à cause d’un quelconque désaccord de fond mais par peur de se compromettre à un moment où cette dernière affirmait n’avoir aucun lien avec l’extrême droite. Mais le mouvement s’est rapidement radicalisé et Robinson est apparu comme la personnalité la plus en vue ; et parallèlement UKIP cherche à se reconstruire en attirant ce mouvement dans son orbite.65Walker and Halliday, 2019. Par rapport à ses prédécesseurs, le mouvement autour de Robinson est plus idéologique, et plus ouvertement lié à l’extrême droite internationale et aux groupes fascistes. Les membres de Generation Identity, mouvement de jeunesse de l’alt-right, participent à beaucoup de ses manifestations et des personnalités internationales comme l’islamophobe néerlandais Geert Wilders, le leader du Vlaams Belang Filip Dewinter ou encore Steve Bannon ont pris la parole lors de ses meetings de rue.
Les fascistes d’aujourd’hui sont bien plus faibles dans la rue que ne l’étaient Hitler et les nazis mais cela n’empêche par les fascistes électoraux de se préparer, du moins de manière embryonnaire, à investir la rue et à développer des branches paramilitaires à la faveur de conditions plus favorables – aggravation de la crise sociale et radicalisation accrue vers la droite de la politique de la bourgeoisie.
Les conservateurs, l’extrême droite et le fascisme
La disproportion entre la force électorale du fascisme contemporain et sa faiblesse générale dans la rue peut créer, pour des sections de leurs directions, la tentation d’abandonner leur stratégie de long terme de déstabilisation et d’écrasement de la démocratie libérale, pour se contenter d’une place à l’intérieur d’elle.
Ce type de phénomène semble s’être produit dans les années 90 en Italie avec l’ancien Mouvement Social Italien (MSI). Fait singulier dans l’Europe d’après-guerre, le MSI se référait de manière explicite au régime de Mussolini et s’était constitué une niche électorale dans le sud de l’Italie, remportant régulièrement entre 5 et 8 pour-cents des voix lors des élections législatives. Mais il était tenu à l’écart des affaires du fait de la position dominante des Chrétiens-démocrates. Au début des années 1990, avec l’effondrement de tous les vieux partis dominants, une opportunité s’ouvrit soudain pour le MSI d’entrer au gouvernement, mettant ainsi fin à cinq décennies d’exclusion. Il changea son nom en Alleanza Nationale (AN) et intégra un gouvernement de coalition avec le parti Forza Italia de Silvio Berlusconi et la Ligue du nord. Le prix à payer fut de jurer fidélité à la démocratie. L’AN se déclara être un parti conservateur « postfasciste ». Il existait pourtant toujours une équivoque à propos de cette mutation, puisqu’à l’évidence la majorité des membres restaient fidèles à l’ancienne cause.66Voir Wolfreys, 2013. Plus tard, au moment de la dissolution de l’AN, une scission, les Frères d’Italie (FdI), est apparue dans le but poursuivre la reconstruction d’un parti fasciste.
Dans la première moitié des années 2000, sous l’impulsion de son dirigeant Jörg Haider, le FPÖ autrichien entra également au gouvernement, avec comme seule conséquence une popularité en chute libre et une scission à l’intérieur du parti. Depuis, il s’est reconstruit sur des bases beaucoup plus dures, avec un cadre dirigeant fasciste qui joue un rôle central dans la coalition formée par la suite avec les conservateurs autrichiens.67NdlT : une coalition qui a pris fin le 20 mai 2019 lorsque les ministres FPÖ démissionnent suite au limogeage du ministre FPÖ de l’Intérieur Herbert Kickl à cause d’une affaire de corruption (https://www.lemonde.fr/international/article/2019/05/20/en-autriche-le-ministre-de-l-interieur-d-extreme-droite-limoge_5464698_3210.html Comme l’explique le socialiste autrichien David Albrich, le parti poursuit une stratégie de restructuration de l’État sur des bases plus autoritaires et ouvertement racistes dans le but de créer dans le futur des conditions plus favorables au développement d’une branche de combats de rue.68Voir Albrich, 2019.
L’interaction et l’influence mutuelle des conservateurs et des fascistes est une voie à double sens. La réémergence en Italie d’une force électorale fasciste, autant que les réussites récentes du FPÖ comme membre de la coalition au pouvoir en Autriche, illustrent le chemin pris à un moment où la radicalisation de la politique traditionnelle libère la voie pour les fascistes qui, plutôt que d’abandonner leur projet, progressent.
Faiblesses des organisations fascistes
En même temps qu’ils s’enracinent, les partis fascistes développent en leur sein une profonde vulnérabilité. Même dans la période d’entre-deux guerres une tension existait entre d’une part les efforts des fascistes pour se présenter sous un jour respectable et rassurer la classe dominante sur la possibilité de faire des affaires avec eux, et d’autre part le développement de leurs propres organisations et la galvanisation de leurs propres partisans. Pour les fascistes, travailler à la fois à l’intérieur de l’espace mainstream tout en conservant un statut d’outsider et construire un cadre fasciste est bien plus aisé dans un moment où ils progressent. Les sacrifices nécessaires pour forger des alliances politiques ou le prix à payer pour intégrer la politique traditionnelle peuvent être tolérés si les effets en retour sont bénéfiques et palpables. Mais au moindre sentiment d’impasse ou d’isolement, les éléments en tension peuvent commencer à s’entre-déchirer.
Avant même d’arriver au pouvoir en 1933, Hitler et les nazis furent secoués par de nombreuses rébellions internes. Deux épisodes illustrent ce phénomène. Le premier est celui de la rébellion de Stennes, qui met en lumière les tensions avec les combattants de rue des SA, qui perdaient patience devant la volonté de la direction du parti de négocier avec les conservateurs traditionnels, et affichant, au moins verbalement, un vernis légal en espérant entrer au parlement. Les tensions se changèrent en conflit ouvert durant la campagne des élections au Reichstag de 1930. Animés par la rancœur face au manque de fonds, d’autonomie et de places sur les listes électorales, les SA berlinois, menés par Walter Stennes, se rebellèrent contre la direction du parti. Ils mirent à sac les bureaux régionaux du parti nazi à Berlin après avoir neutralisé les SS qui les gardaient. Comme Ian Kershaw le fait remarquer :
La crise n’a fait qu’exacerber – et pas pour la dernière fois – le conflit structurel qui s’était créé au sein du NSDAP entre l’organisation du parti et celle des SA (…) Le mépris des « soldats du parti » envers les « civils » (…) était constant. Les rappels réguliers de leur subordination à l’organisation du parti n’ont pas toujours été bien encaissés par les sections d’assaut, qui avaient le sentiment d’être ceux qui prenaient le plus de risques, qui enduraient les pertes consécutives aux combats de rues contre les communistes et les socialistes.69Kershaw, 1998, pp346-347.
Afin de réprimer la rébellion, Hitler fut obligé de prendre lui-même en charge la direction des SA et d’user de son autorité personnelle pour les apaiser – dans un contexte de soutien croissant aux nazis, de telles tensions pouvaient être contenues. Mais la plus grosse crise à avoir secoué le parti nazi eut lieu à la veille de la prise du pouvoir. Bien que les nazis eussent quasiment doublé leur score lors des élections de juillet 1932 et en étaient sortis vainqueurs, l’accession au pouvoir fut bloquée suite à un premier refus du président Paul Von Hindenburg de nommer Hitler chancelier. Aux élections suivantes en novembre, qui avaient complètement plombé les finances du parti, le vote nazi était en recul pour la première fois depuis 1928. Dans ces circonstances, Gregor Strasser – la seconde personnalité la plus en vue de la direction nazie – chercha à entamer lui-même des négociations avec Franz von Papen, le chancelier autoritaire conservateur, qui tentait d’attirer les Nazis dans une coalition mais en position subordonnée.
Strasser était le responsable de la reconstruction à partir de rien du parti nazi depuis 1924-25 suite au fiasco du putsch de Munich. Il était convaincu que les nazis allaient se désagréger s’ils ne voyaient aucun résultat aux efforts consentis. Il en conclut que le pari du « tout ou rien » d’Hitler sur le fait que la classe dirigeante allemande allait le nommer chancelier était voué à l’échec. Strasser avait tort et Hitler l’obligea à partir.70Kershaw, 1998, pp395-403.
Si le KPD, le parti communiste allemand, au lieu de dénigrer le SPD, le qualifiant de « social-fasciste » et considérant que les nazis n’étaient qu’un parti autoritaire conservateur parmi d’autres, avait eu une stratégie efficace pour entraîner des sections du SPD social-démocrate dans la formation d’un front uni contre les nazis, alors de telles tensions auraient pu être exacerbées. Cela aurait pu enrayer la progression des Nazis, les précipitant dans une crise ouverte et empêchant ainsi leur accession au pouvoir. Au lieu de ça, la combinaison du sectarisme du KPD et des illusions de la direction du SPD sur l’État allemand et ses semblants de démocratie a permis aux nazis de se remettre de chaque crise.
Si cela était vrai pour le « fascisme classique », alors le fascisme électoral contemporain est d’autant plus vulnérable que sa base active est bien plus petite comparée à son audience électorale. Les fascistes sont pris à la fois par la nécessité de présenter une image respectable en vue des élections, et par les exigences de leur noyau activiste d’adopter une attitude plus provocatrice et radicale, et d’exprimer publiquement leur véritable programme – ou au moins de permettre aux militants de le faire.
Le noyau fasciste peut être disposé à accepter provisoirement des restrictions dans ses déclarations publiques, mais si une telle stratégie ne produit pas de résultats, comme lorsqu’ils doivent faire face à des mobilisations antifascistes efficaces et régulières qui sapent leurs prétentions de respectabilité et creusent un fossé entre leur périphérie électorale modérée et le noyau dur fasciste, les mécontentements et les frustrations peuvent éclater, les tensions internes entre ceux qui s’identifient davantage à la stratégie électorale et ceux qui sont les plus dévoués au maintien du projet fasciste peuvent s’exacerber et menacer de détruire l’organisation.
Quel type d’antifascisme ?
Pas d’alliance avec le centre libéral
Une des réactions à la montée de l’extrême droite et des fascistes est d’exhorter à une alliance entre la gauche et le centre néolibéral justifiée par la nécessité de choisir le « moindre mal » contre le danger principal. Ainsi Paul Mason, un écrivain de gauche et soutien de Jeremy Corbyn, avance la nécessité d’une « nouvelle stratégie » où les socialistes « forment des alliances tactiques avec le centre ». Pour Mason, l’ennemi principal de la justice sociale n’est plus l’élite néolibérale mais « ceux qui noieraient les réfugiés, qui traitent les musulmans de pédophiles (…) et qui criminaliseraient l’avortement ».71Mason, 2018.
Il y a trois problèmes avec ce genre d’approche. Tout d’abord c’est précisément l’élite néolibérale qui noie les réfugié.es dans la méditerranée et qui a mené sans relâche une campagne islamophobe de laquelle l’extrême droite s’est nourrie. Dans le même temps, elle a imposé une restructuration néolibérale de la société qui a généré une immense amertume et de l’incertitude dans de larges couches de la population. Faire alliance avec le centre libéral revient à autoriser les fascistes et l’extrême droite à amalgamer la gauche avec l’establishment, en se présentant de manière trompeuse comme la seule alternative réelle.
Deuxièmement, la réconciliation avec le centre néolibéral revient à négliger les mobilisations de masse et à compter sur les institutions existantes comme l’État pour contrer les fascistes. L’État est pourtant profondément structuré par le racisme et voit presque toujours la gauche comme une plus grande menace que les fascistes. Une version plus récente de cet argument est la croyance selon laquelle l’Union européenne serait un rempart contre le racisme virulent et le fascisme. Pourtant, comme nous l’avons vu, l’UE, par la poursuite de sa politique toxique combinant néolibéralisme, austérité et racisme, est elle-même un puissant incubateur de racisme et de fascisme. Cela ne signifie pas que celles et ceux qui ont de telles illusions sur l’UE, souvent par peur de l’extrême droite, ne peuvent pas jouer un rôle central dans un mouvement antifasciste efficace, mais ce dernier ne peut pas être fondé sur de telles idées. Par exemple, en Angleterre, où le choc du Brexit a divisé la classe ouvrière et la gauche, il a été nécessaire d’argumenter – contre ceux tels que le groupe de gauche pro-UE « Une autre Europe est possible » – que le mouvement antiraciste et antifasciste ne peut pas mobiliser sur la base du mot d’ordre « Stop Brexit ». Cela diviserait le mouvement antifasciste tout en permettant dans le même temps à ceux comme Tommy Robinson et UKIP de se présenter comme les défenseurs des 17 millions de personnes qui ont voté Leave.
Troisièmement, le centre libéral exigera invariablement que la gauche abandonne ses combats contre l’austérité et le néolibéralisme au nom de l’« unité » contre l’extrême droite. En même temps qu’il fera disparaître toute contestation à sa gauche, le centre libéral capitulera simultanément devant le racisme dans l’espoir de renforcer son aile droite face à la concurrence de l’extrême droite. L’indépendance politique par rapport au centre néolibéral est une condition essentielle d’un antifascisme efficace.
Aucune concession au racisme
Des sections de la gauche peuvent également être tentées de croire qu’il est possible de réduire l’attrait que représentent les racistes et les fascistes en s’adaptant à leurs arguments – une tentation amplifiée dans les partis qui ont une orientation essentiellement électorale. Un exemple contemporain significatif est le mouvement lancé par deux figures de proue de Die Linke en Allemagne, Sarah Wagenknecht et Oskar Lafontaine, appelé Aufstehen (Se lever).72À ne pas confondre avec la coalition antiraciste Aufstehen gegen Rassismus (« Se lever contre le racisme »). Wagenknecht est co-présidente du groupe parlementaire de Die Linke et Lafontaine est un politicien socialiste vétéran qui a rompu avec le SPD pour aider à former Die Linke. Wagenknecht défend que la revendication de l’ouverture des frontières a nui aux scores électoraux de Die Linke et a permis à l’AfD de progresser. Wagenknecht avance que « beaucoup considèrent la liberté de circulation et l’immigration comme les principales causes de la compétition exacerbée pour des emplois mal payés » et que « la crise des réfugiés a conduit à encore plus d’incertitude ».73Kimber, 2018.
De tels arguments sont renforcés par l’affirmation selon laquelle c’est l’arrivée d’une grande quantité de réfugié.es en Allemagne qui a conduit à la percée de l’AfD. Pourtant, comme l’a démontré Christine Buchholz, une autre députée de Die Linke et militante du groupe Marx 21, l’affirmation de l’existence d’un lien automatique entre la proportion de migrants dans la population et la propagation du racisme est tout simplement fausse. Le racisme et l’islamophobie sont par exemple endémiques en Hongrie alors que le pays n’a pratiquement pas accueilli de réfugié.es en 2015 et que la population musulmane y est peu importante. En revanche, un nombre considérable de réfugié.es sont arrivés en Grèce en 2015 sans qu’Aube Dorée soit capable d’en tirer profit. Cette différence s’explique par l’existence en Grèce d’un véritable mouvement antifasciste et antiraciste, qui n’existe pratiquement pas en Hongrie.74Buchholz, 2018.
Les concessions faites au racisme ne font que légitimer l’extrême droite et renforcent le discours erroné selon lequel les migrant.es, les musulman.es et les autres minorités ethniques sont un problème, tout en permettant à l’extrême droite de prétendre que même leurs opposants doivent en convenir. Loin d’entamer le soutien que des secteurs de l’opinion apportent à l’extrême droite, elles le renforcent et permettent au contraire aux idées d’extrême droite de pénétrer plus largement dans des secteurs du mouvement ouvrier organisé.
Pas d’opposition des luttes économiques à l’antiracisme
Comme nous l’avons montré plus haut, c’est une erreur de penser que les causes économiques sont seules responsables de la montée de l’extrême droite et de soutenir que la gauche devrait se concentrer uniquement sur les enjeux économiques et sociaux plutôt que sur l’antiracisme. Il est vrai que la restructuration néolibérale de la société est une des origines du développement de l’extrême droite et que de plus hauts niveaux de résistance collective peuvent fournir une base pour contester le racisme. Cependant, il est loin d’être automatique que plus de lutte économique fasse disparaître l’extrême droite. Le racisme a des racines profondes et la classe dirigeante tentera de l’utiliser contre les contestations venues d’en bas. Même dans un contexte plus favorable d’un haut niveau de lutte de classe, une campagne continue qui conteste les arguments racistes et qui cible les organisations fascistes reste nécessaire.
La France fournit l’exemple le plus négatif. La France a connu depuis le début des années 1990 plusieurs vagues de mouvements sociaux militants et pourtant durant la même période le Front national a vu son influence grandir. La gauche française a échoué à construire le type de campagne unitaire que l’Anti-Nazi League (ANL) avait mis en place à la fin des années 1970, qui brisa le National Front et qui a également vaincu le British National Front au début des années 1990, ou encore la campagne que le successeur de l’ANL, Unite Against Fascism (UAF), a organisé dans les années 2000 et au début des années 2010 pour défaire le BNP dans les urnes et l’English Defence League dans la rue.
Il y a eu une période où ce type d’approche avait commencé à être adopté en France. À la fin des années 1990, le Front national est entré dans une crise aigüe qui s’est terminée par la coûteuse scission de Bruno Mégret pour former une organisation rivale alors qu’il était un dirigeant historique et numéro deux du parti derrière Jean-Marie le Pen.
Deux choses avaient modifié la situation dans la seconde moitié des années 1990. Premièrement, en novembre et décembre 1995, des grèves très importantes dans le secteur public avaient changé l’atmosphère politique, marginalisant le FN dans le débat public et créant un élan généralisé de solidarité ouvrière qui remplaçait la démoralisation de la décennie précédente. Deuxièmement, ce changement amena à une plus grande volonté de contester les attaques contre les immigrés et alimenta un renouveau de l’antiracisme, avec deux organisations, Le Manifeste contre le Front National et Ras l’Front qui menèrent des campagnes très combatives contre le Front national. Ainsi, en 1997 à Strasbourg, 50 000 personnes manifestèrent contre le congrès du FN. C’était la première fois qu’une manifestation nationale dirigée directement contre le FN avait lieu, commençant à le cibler explicitement comme fasciste avec des milliers de personnes scandant « F comme fasciste, N comme nazi, à bas le Front national ».75Morgan and German, 1997.
Le FN était à présent attaqué d’une manière sans précédent :
[Cela] provoqua la mise en évidence et en crise des tendances opposées qui composaient le FN (…) Le Pen mettait l’accent sur le besoin pour le FN de demeurer une force anti-establishment, Mégret avançait que des alliances avec la droite traditionnelle permettraient au FN d’éliminer ses éléments les plus douteux. C’était en partie le reflet du double objectif poursuivi par le FN, d’une part sa quête de respectabilité à l’intérieur de la démocratie libérale, d’autre part son désir d’écraser cette même démocratie (…) L’organisation avait à peu près 1500 représentants élus depuis la moitié des années 1990 (…) Les succès électoraux avaient créé les conditions d’une bureaucratisation d’une large couche des cadres de l’organisation et avaient généré une culture managériale qui se retrouvait en porte-à-faux avec les comportements davantage antisystème de la majorité des membres (…) Mégret partageait les vues politiques de Le Pen mais savait qu’il pourrait compter sur le soutien des cadres du parti qui le voyaient comme le plus capable de fournir à court terme des gains électoraux que les alliances avec des forces établies devaient garantir (…) De son côté, Le Pen gagna l’appui des militants méfiants du passé gaulliste de Mégret et du danger de « parlementarisation » qu’il semblait représenter. Ces tensions, qui restaient gérables tant que le FN était sur une pente ascendante, furent exacerbées jusqu’au point de rupture par la vigoureuse riposte antiraciste.76Wolfreys, 2002.
Fin 1998, Mégret fut exclu et peu après le parti connut une scission, avec une partie significative de ses cadres qui s’en allèrent. C’était potentiellement un tournant décisif où la crise du FN aurait pu être approfondie, mais la mobilisation antiraciste prit fin après que le Manifeste contre le Front national, en lien avec le Parti socialiste au pouvoir, eut conclu que le FN était condamné. Cela laissa suffisamment d’espace à Le Pen pour s’en remettre et pour se relancer.
Construire un front uni pour stopper les nazis
La clé pour vaincre les fascistes réside dans la création d’un front uni massif composé de personnes qui ne sont pas forcément d’accord sur d’autres sujets. Ce combat ne peut pas se limiter aux révolutionnaires mais doit chercher à inclure des secteurs plus larges, surtout ceux qui regardent en direction des organisations réformistes – comme les syndicats et les partis sociaux-démocrates. Cela implique de collaborer avec leurs directions chaque fois que c’est possible, de chercher à travailler avec elles et de les entraîner dans le mouvement. La base objective de cette stratégie réside dans la nature même du fascisme – il s’agit d’une menace pour toutes les organisations de la classe ouvrière, qu’elles soient réformistes ou révolutionnaires.
Une des tâches centrales est d’exposer et de dévoiler le cœur nazi derrière la façade de respectabilité. Cela suppose de lever le voile sur le passé des dirigeants et des organisations, et de mettre à nu leur vision globale du monde au-delà de ce qu’ils présentent pour plaire au public. Une telle opération doit aller au-delà la propagande ; elle doit amener à contester activement la « normalisation » des partis fascistes en leur refusant l’espace public, en les empêchant de tenir des réunions publiques, des conférences et des manifestations ou d’apparaître dans les médias de masse, y compris sur les réseaux sociaux. Il faut donc contester l’argument selon lequel la « liberté d’expression » devrait s’appliquer aux fascistes même si leurs opinions sont choquantes. Plus les fascistes sont capables de pénétrer la sphère publique, plus grande est la confiance de leurs partisans pour exprimer ouvertement leur racisme, et plus ils sont en capacité d’entraîner davantage de forces politiques dominantes vers l’adaptation à leurs arguments.
Plus les fascistes prospéreront, plus ils se sentiront en confiance pour commencer à s’attaquer à la liberté d’expression de leurs opposants – à travers des attaques contre des réunions de la gauche ou des syndicats, contre des piquets de grève, ou par des déchaînements racistes dans la rue – et ce bien avant qu’ils aient atteint leur objectif final d’écraser toute liberté de réunion et d’expression. Refuser l’espace public aux fascistes implique parfois la confrontation physique directe, comme à Lewisham dans le sud de Londres en 1977, lorsque une alliance entre le Socialist Workers Party et la jeunesse noire du quartier brisa une manifestation du National Front ; d’autres fois, comme lors des mobilisations de UAF en 2011 à Tower Hamlets et en 2012 à Walthamstow contre l’English Defence League, cela signifie bloquer l’itinéraire de leur manifestation ou occuper leur point de rassemblement afin de les empêcher de contrôler les rues.
Une telle stratégie nécessite des forces massives. Souvent, la conception de beaucoup de ceux qui sont influencés par les courants autonomes ou anarchistes les a amenés à se concentrer sur un petit groupe de militants convaincus cherchant à engager une confrontation physique avec les fascistes sans tenir compte du plus grand nombre. Une telle approche restreint l’antifascisme à une minorité prête à risquer la confrontation physique, sans stratégie pour s’adjoindre des forces plus importantes. Ce type d’approche peut d’ailleurs se combiner avec un pessimisme qui limite le mouvement antifasciste à ceux qui partagent la perspective anticapitaliste ou qui rejettent la masse des travailleurs blancs parce que racistes.
Même là où le mouvement antifasciste commence avec une minorité radicale, il doit chercher à gagner à lui des forces plus importantes à travers la construction patiente d’un front uni. De cette manière, il est possible de fournir la base pour des mobilisations et des confrontations massives visant à interdire la rue aux fascistes et à les rejeter en-dehors de la sphère publique. Il est aussi possible de démontrer que les fascistes ne sont pas inarrêtables et que les antiracistes et les antifascistes ne sont pas isolés, créant de la confiance pour enraciner le mouvement dans davantage de quartiers et de lieux de travail. Réduits à l’isolement et au statut de parias, la tension entre la double ambition des fascistes peut se transformer en conflit ouvert et provoquer l’éclatement de leurs organisations.
L’enjeu n’est pas simplement de proclamer une telle stratégie ; elle doit être vérifiée dans la pratique. L’histoire récente comme les exemples contemporains démontrent tous deux que des fronts unis qui ciblent les nazis et s’opposent à leur présence dans l’espace public, tout en contestant globalement les idées racistes, se sont révélés efficaces.
Allemagne
L’essor de l’AfD n’est pas allé sans contestation. En Allemagne, il y a eu l’été dernier une vague de mobilisations antiracistes en solidarité avec les réfugié.e.s et contre la droite raciste, et cela s’est traduit par une recrudescence des mobilisations anti-AfD pendant l’automne et l’hiver. La manifestation de l’AfD à Berlin en mai a attiré 5 000 personnes mais a été massivement dépassée en nombre par plus de 70 000 contre-manifestant.es.
Les mobilisations nazies à Chemnitz ont provoqué une onde de choc et ont permis de prendre conscience de l’urgence nouvelle de la situation. Une semaine plus tard à Chemnitz, une contre-manifestation empêcha Höcke et ses acolytes de manifester. Deux jours plus tard un concert antifasciste dans la ville attira 65 000 personnes. Puis le 13 octobre un appel à manifester contre la droite, soutenu par 500 organisations derrière le mot d’ordre « Unteilbar » (« Indivisible ») donna lieu à une manifestation de 250 000 personnes à Berlin.77Tengely-Evans, 2018.
Cela alimenta un foisonnement de protestations contre des rassemblements publics ou des interventions des politiciens de l’AfD, avec des groupes comme Aufstehen Gegen Rassismus (« Se Lever Contre Le Racisme ») souvent à l’initiative ou travaillant avec d’autres pour les organiser. 6000 antifascistes ont par exemple bloqué Höcke à Rostock fin septembre 2018 et à Hambourg 178 fascistes ont été submergés par 10 000 antifascistes une semaine après le déchaînement nazi de Chemnitz. En Hesse et en Bavière, les deux États allemands qui tenaient des élections régionales à l’automne, l’AfD a dû faire face à des contre-mobilisations permanentes :
En Bavière (…) pendant la campagne électorale d’août à octobre il y a eu au moins quatre manifestations de dizaines de milliers de personnes contre l’AfD (…) C’était les plus grosses manifestations antiracistes en Bavière depuis de très, très nombreuses années. Quand l’AfD a appelé à des rassemblements à Munich, quelques douzaines de partisans de l’AfD ont fait face à des milliers de contre-manifestants. C’était la même chose en Hesse – en conséquence des contre-manifestations, l’AfD a été incapable d’organiser tout rassemblement public durant la campagne électorale.78Haller, 2018.
Le processus de « normalisation » de l’AfD a été contrôlé par cette vague de militantisme antifasciste de masse, mettant l’AfD sur la défensive et générant des tensions internes. Une des conséquences a été une crise dans l’appareil d’État après que le chef du renseignement intérieur allemand, Hans-Georg Maaßen, a été contraint à la démission après des révélations sur ses rencontres et ses partages d’information avec l’AfD.79Knight, 2018.
L’AfD a alors tenté de consolider son image respectable, cherchant à se distancier d’une association ouverte avec le fascisme en contrôlant le discours tenu en public par ses membres. Ils mirent en place un groupe « les juifs dans l’AfD » et de là en vinrent à exclure le négationniste Wolfgang Gedeon qui avait publiquement critiqué cette mesure, Höcke et Gauland proclamant tous deux : « Pas de place pour les nazis dans l’AfD ». Pourtant en 2015, Höcke prescrivait un ouvrage antisémite de Gedeon comme lecture obligatoire pour les membres de l’AfD. Le contrôle des déclarations publiques de l’aile fasciste provoqua en retour une opposition interne. La « Déclaration de Stuttgart » signée par 1200 membres de l’AfD dénonçait de telles restrictions de leur liberté d’« opinion et d’expression ».
Rien de tout cela ne signifie que l’AfD est sur le point de se décomposer, mais montre que la méthode qui consiste à construire un mouvement antiraciste large combiné à des mobilisations de masse qui ciblent spécifiquement les fascistes peut commencer à fracturer leurs organisations.
Angleterre
En Angleterre, le renouveau d’un mouvement de rue d’extrême droite constitue une sérieuse menace. Mais depuis 2000, les antifascistes ont victorieusement brisé à la fois un projet électoral fasciste significatif et un mouvement nazi de rue. Dans les années 2000, le BNP, comme d’autres organisations fascistes en Europe, a opéré un tournant de la rue vers les urnes, en cherchant à imiter le Front national français. Ils ont obtenu un succès considérable – bien davantage que la British Union of Fascists d’Oswald Mosley dans les années 1930 ou que le National Front dans les années 1970. À son apogée entre 2008 et 2010 le BNP avait 55 conseillers municipaux, 2 eurodéputés et un membre de l’Assemblée du Grand Londres. Ils furent en mesure de recueillir plus d’un demi-million de suffrages aux élections législatives de 2010 et quasiment 950 000 lors de l’élection européenne de l’année précédente.
Ces gains électoraux ont été anéantis par la campagne infatigable et méthodique menée par UAF et d’autres. UAF comprenait en son sein des socialistes révolutionnaires, la gauche du Labour, des sections locales du Labour – pas toujours de gauche – dans les zones où le BNP réalisait des scores importants, des syndicalistes, des mosquées de quartiers, des églises et d’autres organisations communautaires. L’objectif d’UAF était d’arracher au BNP son masque de respectabilité et de révéler sa nature nazie.
Pour autant, sans discussion et sans débat, un front de ce type n’aurait pas pu rester uni et l’hégémonie quant à la stratégie à suivre n’aurait pas pu être gagnée. L’ascension fulgurante du BNP amena certains à voir ce parti comme une force inarrêtable défendant une « classe ouvrière blanche » abandonnée qui ne pourrait être reconquise que par la promotion d’une identité nationale britannique ou anglaise « progressiste ». Il était essentiel de refuser cette concession au nationalisme et de mettre au contraire l’accent sur le fait qu’une majorité de personnes pouvait être gagnée sur la base des arguments antiracistes et antifascistes. Il y eut également des pressions visant à faire des concessions par rapport à l’immigration ou à l’islamophobie.80Bennett, 2013.
Dans le même temps, bien qu’un authentique mouvement antifasciste ne pouvait être basé sur de telles concessions, le front uni ne pouvait pas non plus exclure ceux qui étaient influencés par ces idées. UAF dût insister sur le besoin d’unité dans l’action, et au fur et à mesure, par la pratique, pu prouver que cette méthode était efficace et ainsi en convaincre de nombreux.ses militant.es.
Sous pression en permanence, le BNP perdit sa base électorale. Le parti était déchiré par des tensions internes et commença à se désagréger. Cela ne mit pas fin à la menace fasciste puisque qu’une partie des cadres du BNP et de leurs partisans, qui comptaient parmi ceux qui étaient bridés par la quête de respectabilité et par le fait d’éviter les mobilisations de rue, se sont alors à nouveau tournés vers la rue.
Une des conséquences fut qu’à partir de 2009 en Angleterre les antifascistes durent faire face à l’essor de l’English Defence League (EDL). L’EDL se présentait comme non fasciste, même antifasciste, et évitait toute référence au racisme biologique pour mieux mobiliser autour de l’islamophobie. Elle était moins structurée que le BNP, réunissant des hooligans des stades, des racistes organisés et des nazis. La direction du mouvement était dure à identifier, du moins au début.
Avec l’EDL qui mobilisait entre 2000 et 5000 partisans lors de ses manifestations, les contre-manifestations appelées par UAF étaient souvent moins nombreuses. Le réinvestissement de la rue par les fascistes imposait de réorienter le mouvement antifasciste dans sa globalité, ce qui rendait nécessaire de débattre et d’argumenter patiemment. Un tournant décisif eu lieu en 2011 à Tower Hamlets lorsque l’EDL tenta de manifester en direction de la mosquée d’East London. Une alliance entre les musulmans du quartier, la gauche et les syndicats mit des milliers de personnes dans la rue, entraînant derrière elle le conseil municipal travailliste. L’EDL fut empêchée de mettre les pieds à Tower Hamlets – une expérience profondément démoralisante pour une organisation dont l’unique objectif était de « remettre les musulmans à leur place ».
Une étude sur l’EDL de deux chercheurs qui ont suivi leurs manifestations et réalisé des interviews avec leurs partisans, y compris avec Tommy Robinson, permet d’évaluer la portée du mouvement. Ils relèvent qu’« au début, les manifestations de l’EDL étaient très suivies, avec plus de 2000 manifestants régulièrement présents ». Cependant « dès fin 2011 et pendant les dix-huit mois qui ont suivi, il y a eu un recul significatif de l’affluence à leurs manifestations, certains événements n’attirant que peu de monde (150 personnes à Keighley en août 2012 et 50 à Cambridge en février 2013) ». Robinson déplore avec amertume que : « La police a réussi son opération, ces temps-ci on s’ennuie. À Tower Hamlets ils ont bloqué tout le monde dans la rue pendant six heures – on s’ennuyait comme jamais. Vous croyez que j’ai fait la route depuis Newcastle pour rester debout en plein milieu de la chaussée pendant six heures sans même pouvoir boire une bière ? ».81Morrow and Meadowcroft, 2018.
Ce n’était pas la police qui était responsable de cette situation, mais la forte pression populaire de la contre-manifestation conduite par UAF. Ceux que les auteurs de l’étude décrivent comme « à la marge », c’est-à-dire les moins convaincus parmi les partisans de l’EDL, se dispersèrent et cessèrent de se rendre aux manifestations. « Cela conduisit à des récriminations en interne qui par la suite sapèrent la source de leur amour-propre et leur solidarité ». Le noyau dur fasciste se renforça puisque « la disparition des membres à la marge augmenta en proportion l’importance des racistes biologiques partisans d’une idéologie suprématiste blanche ».82Morrow and Meadowcroft, 2018. Plus tard, d’autres mobilisations de masse à Walthamstow en 2012 et à nouveau à Tower Hamlets en 2013 sonnèrent définitivement le glas de l’EDL.
Grèce
En Grèce, Aube Dorée passa de moins de 20 000 voix lors des élections générales de 2009 à 440 000 en 2012, soit 7% des suffrages. L’organisation fut en capacité d’exacerber le racisme anti-migrant.e.s face à un système politique en pleine perte de légitimité suite à l’application de politiques brutales d’austérité. La campagne antiraciste et antifasciste de KEERFA fut lancée en 2009. Le SEK (le Parti socialiste des travailleurs en Grèce) y joua un rôle essentiel en cherchant à construire un front uni impliquant des syndicats locaux et des communautés, notamment des migrant.es nouvellement arrivé.es en Grèce comme les pakistanais, conjointement avec d’autres partis de gauche, afin de contester la présence d’Aube Dorée.
Le meurtre du rappeur antifasciste Pavlov Fyssas par une escouade paramilitaire de l’Aube Dorée en septembre 2013 marqua un tournant décisif. Le travail mis en œuvre en amont par KEERFA permit dès lors l’émergence d’un énorme mouvement antifasciste, au cours duquel de grandes manifestations eurent lieu. Cela conduisit à leur tour les syndicats grecs à appeler à une grève générale contre la menace nazie qui culmina avec une manifestation de 60 000 personnes marchant en direction du siège national de l’Aube Dorée. L’État, mis sous pression d’agir, emprisonna en l’espace d’une semaine toute la direction centrale d’Aube Dorée puis les mit en examen. Les travailleur.ses de la télévision publique eurent suffisamment de confiance pour déclencher une grève afin d’empêcher Aube Dorée d’accéder à l’antenne. Lorsqu’en 2015 les nazis ont essayé de briser le mouvement de solidarité envers les réfugié.es en cherchant à empêcher des enfants réfugiés d’aller à l’école, KEERFA fut capable de mobiliser avec succès des enseignant.es, des parents et d’autres afin de les en empêcher.
Une fois encore, l’engagement dans des actions unitaires autour du besoin spécifique de faire opposition à Aube Dorée et leur refuser l’espace public, en parallèle de la contestation du racisme qu’ils avaient alimenté, fut efficace pour les acculer. De ce fait, Aube Dorée fut incapable de tirer profit de la trahison par Syriza de son programme anti-austérité sur la base duquel le parti avait été élu en janvier 2015. Aube Dorée fut incapable de progresser dans les urnes, et l’organisation ne put provoquer de réaction raciste à l’arrivée d’un nombre important de réfugié.es sur les côtes grecques en 2015.83Voir également Karvala 2018, pour analyse de Unitat Contra el Feixisme I el Racisme (UCFR) en Catalogne.
Antifascisme, socialisme et parti révolutionnaire
Les fantômes du passé sont en train de réapparaître. Les nazis progressent à nouveau, font leur entrée dans les parlements, rassemblent des millions de suffrages et contaminent l’atmosphère politique avec leur poison raciste. Pour la première fois depuis la libération d’Auschwitz et la destruction des régimes de Mussolini et d’Hitler il est possible d’envisager la victoire de telles forces. Aujourd’hui, les fascistes demeurent plus faibles que durant l’entre-deux-guerres, par-dessus-tout dans la rue. Cependant, l’approfondissement de la crise économique et les bouleversements politiques qu’elle entraîne peuvent accélérer leur développement et les mettre encore davantage en piste.
Nous avons le temps, pourvu que nous agissions de manière efficace. De ce fait, les organisations socialistes révolutionnaires ont la responsabilité de construire des fronts unis contre le fascisme, pas sur la base de programmes politiques généraux ou réservés à ceux qui se reconnaissent comme anticapitalistes, mais sur la base de la mobilisation de tous celles et ceux qui sont horrifiés par l’essor des racistes et des fascistes. En effet, précisément parce qu’elles s’orientent sur la base de mobilisations extra-parlementaires et qu’elles sont intransigeantes dans leur opposition au racisme, les organisations révolutionnaires sont souvent en mesure d’initier de tels fronts. À travers l’Europe, la Tendance socialiste internationale (IST) s’est attelée à cette tâche. En Angleterre cela signifie construire Stand Up to Racism à la fois pour contester de manière globale le racisme dans la société et pour construire un mouvement en capacité d’envoyer dans les cordes le mouvement de rue autour de Robinson.
Mais lorsque les révolutionnaires participent à l’action unitaire contre les fascistes, ils doivent également convaincre que c’est le capitalisme qui crée les conditions pour la progression de la barbarie fasciste ; le combat contre le fascisme est aussi un combat pour renverser une société qui engendre de telles horreurs. Les classes dominantes qui, confrontées à une menace extrême contre leur domination, seraient d’accord pour mettre les fascistes au pouvoir ne seront jamais vaincues par des votes au parlement, elles doivent au contraire être renversées par un soulèvement révolutionnaire de masse.
Mark L Thomas est militant syndical et membre du Socialist Workers Party.
Traduit de l’anglais par Florian Petit et Gabriel Cardoen
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- Wolfreys, Jim, 2018, Republic of Islamophobia: The Rise of Respectable Racism in France (Hurst).
Notes
↑1 | En juin 2018, le Front National s’est renommé Rassemblement National. |
---|---|
↑2 | Le FPÖ n’est plus membre du gouvernement autrichien depuis le 20 mai 2019 et le scandale de l’ « Ibiza-gate » qui révélait les liens de corruption de Heinz-Christian Strache avec la Russie. Le chancelier conservateur Sebastian Kurz est depuis devenu le premier chef de gouvernement de l’histoire du pays à être renversé par une motion de censure (votée par le FPÖ) le 27 mai 2019. Ndlt |
↑3 | Voir Sereghy, 2018, pp305-323. |
↑4 | NdlT : Tommy Robinson est à nouveau en prison et son mouvement de soutien s’est effondré, notamment grâce à des campagnes de masse menées par Stand up to racism |
↑5 | Traverso, 2019, pp14-15 dans la version française. |
↑6 | Cette conception stalinienne continue à être assimilée à l’analyse marxiste du fascisme dans la plupart des analyses académiques aujourd’hui. Même Robert Paxton, dans son exceptionnel Le fascisme en action, prend la conception stalinienne pour l’interprétation marxiste orthodoxe – Paxton, 2005. |
↑7 | Trotsky, 1932. |
↑8 | Evans, 2004, p347, p358. |
↑9 | Trotsky, 1932. |
↑10 | Evans, 2004, pp208-211 ; Wilde, 2013. |
↑11 | Palheta, 2017. |
↑12 | Cité dans Gluckstein, 1999, p38. |
↑13 | Noakes, 1971, p66. |
↑14 | Cité dans Gluckstein, 1999, p50. |
↑15 | Cité dans Gluckstein, 1999, p50. |
↑16 | Fest, 1977, p333. |
↑17 | Fest, 1977. |
↑18 | Fest, 1977, pp452-453. |
↑19 | Wilde, 2013. |
↑20 | Mann, 2004, p370. |
↑21 | NdlT, cet article est initialement paru dans le numéro 162 de la revue International Socialism : http://isj.org.uk/fascism-in-europe-today/ |
↑22 | Harman, 1994. |
↑23 | Wolfreys, 2002. |
↑24 | Voir Wolfreys, 2013, p23. |
↑25 | Palheta, 2017. |
↑26 | Fysh and Wolfreys, 1998, pp96-97. |
↑27 | Cité chez Palheta, 2017. |
↑28 | Fysh and Wolfreys, 1998. |
↑29 | Paxton, 2005, pp118-119. |
↑30 | Paxton, 2005, p23. |
↑31 | Les meilleurs résultats du Vlaams Belang dans des élections nationales en Belgique étaient de 12% en 2007. Leur meilleur résultat pour le parlement Flamand était de 24,2% en 2004 où ils arrivèrent deuxième au scrutin. |
↑32 | Le FPÖ n’est plus membre du gouvernement autrichien depuis le 20 mai 2019 et le scandale de l’ « Ibiza-gate » qui révélait les liens de corruption de Heinz-Christian Strache avec la Russie. Le chancelier conservateur Sebastian Kurz est depuis devenu le premier chef de gouvernement de l’histoire du pays à être renversé par une motion de censure (votée par le FPÖ) le 27 mai 2019. Ndlt |
↑33 | Open Society Justice Initiative, 2018. |
↑34 | BBC, 2017; Davidson, 2016. |
↑35 | Independent, 2018. |
↑36 | Wolfreys, 2018, p34. |
↑37 | BBC, 2011. |
↑38 | Kouvelakis, 2018. https://www.contretemps.eu/grece-frontiere-europe-forteresse/ |
↑39 | Nachtwey, 2018, p133. |
↑40 | Nachtwey, 2018, p150. |
↑41 | Nachtwey, 2018, p198. |
↑42 | Davidson and Sauul, 2017, p715. |
↑43 | Rosenberg, 1988. |
↑44 | Palheta, 2017. |
↑45 | Eltchaninoff, 2017, p.76 dans la version française. |
↑46 | Marine Le Pen citée par Eltchaninoff, 2018, p.77 dans la version française. D’après un discours de MLP à Paris en 2011 (NdlT). |
↑47 | Eltchaninoff, 2018, p.79-80. |
↑48 | Eltchaninoff, 2018, p.136. Ethan B Katz note qu’un sondage de 2014 montrait que les électeurs de Le Pen en 2012 étaient deux fois plus susceptibles que le reste des Français de croire que les juifs ont trop de pouvoir dans l’économie, les médias et la politique et qu’il existe une conspiration sioniste mondiale – Katz, 2017. |
↑49 | Katz, 2017. |
↑50 | Eltchaninoff, 2018, p81. |
↑51 | Wolfreys, 2017. |
↑52 | Daily Telegraph, 2010. |
↑53 | Mosler, 2013. |
↑54 | Deutsch Welle, 2015. |
↑55 | Henning, 2016. |
↑56 | Pour un aperçu pertinent de l’AfD, voir l’interview de Volkard Mosler, Gabi Engelhardt et Einde O’Callaghan avec Suzi Weissman dans l’émission « Beneath the Surface » du 16 septembre 2018, www.kpfk.org. |
↑57 | Dearden, 2017 ; Deutsche Welle, 2017. |
↑58 | Deutsche Welle, 2018. |
↑59 | Taube, 2017. |
↑60 | Voir Blauwolf, 2018. |
↑61 | Tschekow, 2018. |
↑62 | Voir Albrich, 2019. |
↑63 | NdlT « alternative party » dans la version anglaise |
↑64 | Chase, 2018. |
↑65 | Walker and Halliday, 2019. |
↑66 | Voir Wolfreys, 2013. |
↑67 | NdlT : une coalition qui a pris fin le 20 mai 2019 lorsque les ministres FPÖ démissionnent suite au limogeage du ministre FPÖ de l’Intérieur Herbert Kickl à cause d’une affaire de corruption (https://www.lemonde.fr/international/article/2019/05/20/en-autriche-le-ministre-de-l-interieur-d-extreme-droite-limoge_5464698_3210.html |
↑68 | Voir Albrich, 2019. |
↑69 | Kershaw, 1998, pp346-347. |
↑70 | Kershaw, 1998, pp395-403. |
↑71 | Mason, 2018. |
↑72 | À ne pas confondre avec la coalition antiraciste Aufstehen gegen Rassismus (« Se lever contre le racisme »). |
↑73 | Kimber, 2018. |
↑74 | Buchholz, 2018. |
↑75 | Morgan and German, 1997. |
↑76 | Wolfreys, 2002. |
↑77 | Tengely-Evans, 2018. |
↑78 | Haller, 2018. |
↑79 | Knight, 2018. |
↑80 | Bennett, 2013. |
↑81 | Morrow and Meadowcroft, 2018. |
↑82 | Morrow and Meadowcroft, 2018. |
↑83 | Voir également Karvala 2018, pour analyse de Unitat Contra el Feixisme I el Racisme (UCFR) en Catalogne. |