Nous publions ici une interview d’Ugo Palheta initialement parue dans le numéro 444 du mensuel anglophone Socialist Review. Nous la relayons dans sa version française afin de continuer la discussion autour de son livre La possibilité du fascisme (dont nous avions fait une recension à retrouver ici) et plus particulièrement sur la caractérisation du FN comme parti fasciste et les stratégies de lutte antifasciste.
Beaucoup de gens avancent que le fascisme est un phénomène purement historique ancré dans la période d’entre-deux-guerres et n’a plus de pertinence au 21ème siècle – pourquoi insistes-tu sur la continuité du projet fasciste, comme tu le fais dans ton livre ?
Effectivement, le déni du danger fasciste contemporain repose souvent sur cette idée que le fascisme serait un pur effet de la Première guerre mondiale, impensable hors de ce contexte, ou le simple produit de la trajectoire historique des sociétés italienne et allemande. Ma perspective théorique est radicalement différente : si le fascisme s’est enraciné à l’évidence dans un contexte historique précis et des situations nationales spécifiques, prenant des formes distinctes selon ces situations, il est d’abord l’expression d’un aiguisement des contradictions fondamentales du capitalisme et des phénomènes de décomposition économique, politique et idéologique qui en découlent : dans ces conditions émergent des mouvements réactionnaires de masse, qui usent d’une rhétorique de la rupture politique tout en n’ayant d’autres projets que le renforcement d’un ordre hiérarchique, autoritaire et raciste. Dans ce cadre intellectuel, il n’y a aucune raison de penser que le fascisme aurait définitivement succombé avec la défaite militaire des nazis. Au contraire, une actualisation du projet fasciste s’est opérée dans les décennies d’après-guerre : dans des partis fondés par des fascistes assumés (FN en France, FPÖ en Autriche, etc.) mais aussi dans des partis qui viennent plutôt de la droite conservatrice (l’AFD en Allemagne par exemple). Les fascistes de notre temps ne peuvent employer exactement les mêmes moyens pour parvenir à leurs fins, et ils ne peuvent pas exprimer clairement leurs objectifs ou faire référence explicitement au fascisme, tant cette référence condamne à la marginalité électorale, mais ils maintiennent l’essentiel des objectifs propres au fascisme et leur stratégie emprunte en bonne partie à celle des chefs fascistes de l’entre-deux-guerres, dans un contexte historique qui, contrairement aux années 1920-1930, se prête davantage à la « guerre de position » qu’à la « guerre de mouvement » (pour reprendre les catégories de Gramsci).
Il est largement admis que Marine Le Pen a « dédiabolisé » le Front/Rassemblement National, qui ne serait plus un parti fasciste mais un parti « national-populiste ». Peux-tu expliquer pourquoi tant de monde, même à gauche, accepte cette idée et pourquoi tu la rejettes ?
D’abord il faut préciser que le passage des catégories de « fascisme » à celle de « national-populisme » pour décrire le FN était intervenu dès les années 1990 dans le champ intellectuel mainstream. Les militants de la gauche politique et sociale ne sont en général pas imperméables, loin de là, aux catégories provenant du monde académique mais s’ils ont subi cette offensive intellectuelle sur cette question du FN, c’est que les traditions antifascistes dans la gauche française étaient faibles, peu enracinées, se ramenant souvent – en particulier au PCF – à une dimension commémorative valorisant la Résistance mais ne faisant guère vivre au présent cet héritage. On n’a donc pas vu dans les années 1980-90 l’émergence et la stabilisation d’un mouvement antifasciste de masse même s’il y a eu des initiatives très importantes et qui ont remporté des succès (en particulier dans le cadre de « Ras l’front »). S’il faut refuser la catégorie de « populisme » pour caractériser le FN, c’est non seulement en raison de son flou théorique (qui permet aux idéologues néolibéraux de mettre Mélenchon et Le Pen en France, ou Sanders et Trump aux États-Unis, dans le même sac « populiste », sans qu’on sache ce qui serait commun entre eux) mais surtout parce que le FN conserve fondamentalement le même projet qu’à sa fondation en 1972, au-delà des changements rhétoriques de surface : constituer une vitrine électorale respectable pour donner une base de masse à ce mixte de nationalisme extrême et d’ultra-autoritarisme qui constitue le cœur du projet fasciste.
L’historien Robert Paxton a souligné que pour se développer et progresser, le fascisme doit pouvoir profiter d’un « contexte et d’alliances » favorables. Comment l’évolution de la politique française a-t-elle favorisé et encouragé la croissance du FN ?
Oui, c’est un aspect décisif. La conquête du pouvoir par les fascistes n’est possible que si s’opère une confluence entre le développement d’un mouvement disposant d’une audience de masse (au minimum électorale) et la radicalisation autoritaire de fractions importantes de la bourgeoisie et des partis bourgeois. Avant même de passer des alliances avec les fascistes, les politiciens et idéologues bourgeois favorisent la progression de ces derniers en menant des politiques et en tenant des discours qui empruntent de plus en plus au programme et à la rhétorique des fascistes. L’un des symptômes du danger fasciste, de ce point de vue, est typiquement la difficulté croissante à situer la frontière entre la droite conservatrice et le fascisme sur le plan des discours. Or c’est bien ce qu’on observe dans de nombreux pays européens et au-delà. En France, je dirais que la dimension la plus saillante a été dans un premier temps la conversion du Parti socialiste au cadre néolibéral (en 1983 avec le « tournant de la rigueur ») puis son ralliement dès la fin des années 1980 à l’idéologie anti-migratoire, selon laquelle l’immigration et les immigrés constitueraient un problème à régler et qui justifie des politiques criminelles. Dans les années 2000 et 2010, droite et gauche ont mené des politiques qui n’ont pas cessé de détériorer les conditions d’existence des classes populaires et des couches intermédiaires, d’affaiblir le mouvement ouvrier (répression anti-syndicale, législation anti-grève, etc.), tout en promouvant ensemble une démonisation de l’islam, à travers des discours construisant les musulmans en ennemis (de la République, des Juifs, des femmes, etc.), et en imposant des politiques discriminatoires les visant spécifiquement (lois et circulaires anti-hijab).
Une des manières de réagir à la croissance des fascistes est de nier qu’ils représentent une menace sérieuse. Une autre consiste à les voir comme une force inarrêtable, ce qui amène à la panique et à la paralysie. Quels sont les faiblesses et les points vulnérables du FN ?
La principale faiblesse du FN c’est de ne pas être à proprement parler, à ce stade en tout cas, un parti de masse. Il l’est indéniablement sur le plan électoral (plus de 10,5 millions de voix pour Marine Le Pen au 2nd tour de l’élection présidentielle en 2017) mais en termes militants et organisationnels il reste faible, sauf dans certaines zones géographiques où il est parvenu à se doter de cadres solides politiquement et durablement implantés. Sur un plan numérique, il ne compte pas plus de quelques dizaines de milliers de membres, sans doute autour de 50 000 actuellement, qui sont généralement peu actifs hors des périodes électorales (mais il faut noter que la France ne compte plus aucun véritable parti de masse, avec le déclin du PCF et du PS à gauche mais aussi de la droite gaulliste). Une autre faiblesse se situe sur un plan plus programmatique : ils ne sont pas parvenus pour l’instant à élaborer un projet politique et économique capable de conquérir une majorité sociale car ils disposent d’un électorat composite – salariés appauvris, petits indépendants, cadres moyens – dont les intérêts objectifs sont contradictoires. Enfin, ils ne sont pas (encore ?) parvenus à détacher des fractions significatives de la droite conservatrice, même si la progression de Dupont-Aignan, un transfuge de la droite qui s’est rallié à Le Pen avant le 2nd tour en 2017, montre que les fascistes pourraient disposer de réserves de voix supplémentaires, d’autant plus qu’on observe une radicalisation de l’électorat conservateur qui pourrait faire tomber certaines barrières dans les années à venir.
Quelles sont les perpectives pour la construction en France d’une opposition large au FN – capable à la fois de contester son racisme notamment sur l’immigration et l’islamophobie – mais aussi de cibler et dévoiler son noyau fasciste ?
D’abord, en lien avec ce que j’ai dit plus haut, c’est évidemment une tâche fondamentale – mais sous-estimée en France – pour la gauche et les mouvements de bloquer la construction du FN en tant qu’appareil de masse, ce qui suppose de les empêcher d’apparaître publiquement au niveau local, d’organiser des rassemblements publics, de prendre confiance et de coaliser leurs partisans (pour l’instant très majoritairement passifs). Au-delà, la construction d’un mouvement antifasciste est toujours à l’ordre du jour en France, mais il faut prendre en compte que la rhétorique anti-FN est intensivement instrumentalisée par Macron (comme par le passé par le PS) à des fins purement opportunistes. L’antifascisme ne peut donc se développer que sous la condition de l’opposition la plus claire vis-à-vis de l’actuel gouvernement et des politiques néolibérales, autoritaires et xénophobes qu’il mène, ce qui dessine une plateforme qui n’est pas un programme de transformation sociale achevé mais autour duquel il est possible de bâtir un front uni (politique, syndical, associatif) : pour une rupture avec le néolibéralisme, pour la conquête d’une démocratie réelle, et pour le combat contre le racisme, en particulier sous ses formes institutionnelles et structurelles. Cette dernière dimension du combat antifasciste, une politique antiraciste active, a été souvent esquivée par la gauche française alors même que le racisme joue un rôle central dans l’affaiblissement politique des classes populaires et dans les succès du FN : les choses sont peut-être en train de changer mais nous sommes encore loin du compte. À nous, par nos luttes, de nous situer à la hauteur de la situation historique qui est la nôtre, à la fois extrêmement périlleuse et pleine de potentialités.