Nous proposons ici de revenir sur une des préoccupations majeures d’A2C depuis plusieurs années maintenant : l’évolution de la menace fasciste. En ces temps de confinement, elle plane de plus en plus au-dessus de nos têtes. Nous écrivons aussi cet article pour répondre aux discours de certain·es militant·es : le cycle de luttes qui était en cours avant le confinement repartirait de plus belle “le jour d’après”. Comme si une plus grande partie de la population était maintenant prête à s’engager dans la lutte grâce à la prise de conscience de la barbarie du système capitaliste.
Il y a un danger fasciste et le confinement est loin de le minorer, bien au contraire. La première partie de l’article reviendra sur ce que nous entendons par fascisme quand la seconde insistera sur les éléments – dont certains sont apparus avec la crise sanitaire – qui font craindre le pire dans cette situation politique. Nous reviendrons sur le rôle liberticide et raciste de l’Etat, la mise en pause des outils et des structures de luttes pendant que les attaques du gouvernement continuent, l’isolement des individus (internet et le téléphone ne peuvent remplacer le contact physique), et donc l’affaiblissement de nos capacités de résistances, ainsi que les tendances d’une partie de notre classe, mais surtout de la petite bourgeoisie, à agir dans un sens opposé à l’émancipation de notre classe.
Autoritarisme n’est pas fascisme…
Nous évacuons d’emblée un débat : nous ne sommes pas en régime fasciste aujourd’hui bien que la possibilité que le fascisme s’empare du pouvoir est de plus en plus à craindre. Le simple fait de publier et diffuser ces lignes en est un exemple. En effet, le fascisme au pouvoir c’est l’extinction de toutes formes de résistances à une échelle de masse. C’est la destruction de l’ensemble des organisations politiques de gauche au sens large (partis, syndicats, associations, collectifs de groupes minorisés…)
Nous pouvons qualifier le régime politique actuel d’autoritaire et c’est une phase qui peut nous mener au fascisme. L’un comme l’autre doivent être combattus dès maintenant.
Qu’est ce que le fascisme ?
Dire que nous ne sommes pas en régime fasciste ne dit pas ce qu’est le fascisme et face à quel risque nous sommes. Nous proposons une définition de ce qu’est le fascisme1textes de Robert Paxton, Léon Trotsky, Daniel Guérin et autres textes déjà publiés par A2C afin d’affiner nos outils d’analyse pour mieux le comprendre et donc mieux le combattre. Trois critères nous semblent importants à retenir, même si lors de cet article nous nous attacherons surtout à analyser la situation à partir du premier2pour les deux autres nous vous invitons à consulter nos publications passées et à venir..
- Dans un premier temps, considérons le critère du nombre. Le fascisme en tant que mouvement est nécessairement massif et actif. Ce n’est “pas simplement en termes d’adhérent·es”, mais en terme de mobilisation large de la population, que “le fascisme cherche à enrôler, galvaniser et discipliner”3Extrait de l’article “Existe-t-il un danger fasciste ?”https://www.autonomiedeclasse.org/antifascisme/existe-t-il-un-danger-fasciste-en-france/.
- Ensuite, bien qu’un mouvement massif puisse toucher de nombreuses couches sociales, la base sociale du fascisme ne vient ni du prolétariat, ni des grands capitalistes. Son fondement est la petite bourgeoisie. En temps de crise économique, la petite bourgeoisie se retrouve dans une situation sociale contradictoire : d’un côté, elle subit les conséquences de la crise. De l’autre, elle ne se retrouve pas non plus dans les intérêts de la classe ouvrière. En temps de crise, le fascisme peut lui être un refuge désespéré.
- Enfin, le fascisme, outre son aspect massif et petit bourgeois, est autonome par rapport à l’Etat et à la grande bourgeoisie. En effet, même si la bourgeoisie a pu soutenir des mouvements fascistes, elle ne l’a pas fait d’un bloc et elle ne les a jamais contrôlés. Quant à l’Etat, il n’est pas fasciste en soi. Tant qu’il peut maintenir un consensus – même très faible, sans avoir recours au fascisme, il n’a pas d’intérêt à instaurer ce type de régime.
À ces trois caractéristiques, Ugo Palheta ajoute à la définition du fascisme, sa dimension raciste articulée à la répression des luttes en le désignant comme un projet de “régénération d’une communauté imaginaire, (…) nation, race et/ou civilisation” par la “purification ethno-raciale” et “l’anéantissement de toute forme de conflit social et de toute contestation”4Ugo Palheta, La possibilité du fascisme, p31.
Renforcement autoritaire aujourd’hui, possibilité du fascisme demain
Le fascisme “se nourrit assurément du glissement des démocraties libérales vers l’autoritarisme”5Ugo Palheta, La possibilité du fascisme, pp 99 et 100. Tout en affirmant que la situation politique que nous vivons n’est pas le fascisme, nous devons préciser les éléments qui nous alertent, et nous poussent à intégrer que le fascisme pourrait se conjuguer au futur proche.
Depuis 2015 et l’instauration de l’état d’urgence puis sa constitutionnalisation en 2017, l’Etat a ouvert un nouveau chapitre de renforcement du pouvoir administratif, au prétexte des attentats, et aujourd’hui de la pandémie6Raphaël Kempf, L’état d’urgence sanitaire est une loi scélérate, tribune publiée dans Le Monde, 24 mars 2020, https://blogs.mediapart.fr/jean-pierre-anselme/blog/250320/letat-durgence-sanitaire-une-loi-scelerate. Les gouvernements cherchent à passer outre les freins que peut lui opposer la justice, en sanctionnant la population sans passer par les tribunaux. À mesure que la concentration des pouvoirs (exécutif, législatif, judiciaire) augmente, les possibilités de contrôle sur les décisions, de la part de la population, apparaissent de plus en plus éloignées.
Ce qui est certain, c’est qu’on s’habitue à rester chez soi, comme un effort individuel pour le bien collectif, et donc à rogner sur nos capacités de résistance à l’heure où dans certains secteurs, les patrons peuvent en profiter pour exploiter 60 heures par semaine les travailleur·ses ou réduire les repos hebdomadaires.
Mais encore, on s’habitue à subir les violences policières sans pouvoir réagir, comme si l’issue était de se conformer à ce que voulait l’État : de la main d’œuvre docile qui permet de se faire des milliards de profit tout en laissant l’idéologie dominante s’étaler dans les médias, faisant croire que « ceux qui sont aujourd’hui hospitalisés, ceux qu’on trouve dans les réanimations, sont ceux qui au départ du confinement ne l’ont pas respecté« 7Propos du Préfet Lallement, le 3 avril 2020 https://www.francetvinfo.fr/sante/maladie/coronavirus/coronavirus-les-propos-de-didier-lallement-font-polemique_3898633.html. A l’heure à laquelle le Préfet Lallemant a tenu ces propos, le département de france qui connaissait la plus forte augmentation de mortalité due au virus était la Seine-Saint-Denis. Le propos du Préfet de Paris est assez clair : certains groupes minorisés, notamment les personnes racisées, sont tout indiqués pour être la cause de la propagation du virus. S’ils en meurent, ce serait donc de leur responsabilité, voire du fait de leur incompatibilité avec la République8La Seine-Saint-Denis étant le département le plus pauvre de métropole, il serait plus juste et décent d’imputer la cause de cette surmortalité à l’inégalité face aux soins déjà réelle avant l’épidémie, et au fait que des milliers de personnes continuent de se déplacer pour travailler. Activités pour lesquelles les problèmes de santé sont déjà plus fréquents que d’autres en temps normal, et dont la précarité sanitaire s’accentue durant la pandémie.. Et si ce n’est pas du virus, ce sera du fait des violences policières racistes. La police a tué Mohamed Helmi Gabsi, 34 ans, ce 8 avril 2020.
L’urgence de prendre la mesure du danger
Contrairement aux démocraties bourgeoises, même autoritaires, qui reposent sur la passivité politique d’une majorité de la population, les courants fascistes s’appuient sur le caractère actif d’une large partie de population. Pour ce faire, “les sentiments, plus que la pensée, sont le moteur du fascisme”9Robert O. Paxton dans Collectif Le mythe de l’allergie française au fascisme, Edition Albin Michel, 2003, p331.
Dans la période de confinement, l’isolement social, le manque de perspectives d’actions collectives, ou encore le vide créé par l’arrêt de certaines structures sociales, laissent des millions de personnes sans objectifs politiques, face à la peur de la maladie et de la précarisation économique, notamment la peur du déclassement pour la petite bourgeoisie. Celle-ci est largement perdante dans cette crise – très concernée par la fermeture des commerces, se retrouve dans toutes les contradictions qui peuvent l’amener de manière massive vers les mouvements fascistes, poussée par une idéologie dominante désignant des boucs émissaires. Dès la première semaine d’état d’urgence sanitaire, nous avons vu se développer certains phénomènes qui laissent penser qu’en période de vulnérabilité accrue – psychologique, physique, et politique – une partie de la population peut souscrire à la violence de l’Etat, la plébisciter voire y faire appel. La police avoue être submergée par la délation.
Les passions mobilisatrices peuvent bénéficier aux fascistes, RN en tête, bien plus qu’à un projet d’émancipation collective. Chez une partie des travailleur·ses, et évidemment dans la petite bourgeoisie qui vit cette crise sanitaire et économique de plein fouet, l’irrationnel peut effectivement mobiliser : la croyance en une option politique violente pour venir à bout des crises, le sentiment d’appartenir à un groupe pur, la primauté du groupe sur les autres, l’idolâtrie et la galvanisation de chef·fes.
Le racisme se double actuellement d’une forte tendance à l’eugénisme : la mort des personnes retraitées, handicapées, étrangères, sans papiers, détenues, malades est perçue comme allant de soi. La “purification” et le “nettoyage interne” ne sont décidément pas loin. Le rôle du bouc émissaire – notamment les étrangers, les “non assimilés” sur lesquels les violences policières sont légitimées, a toute son utilité dans cette période10Voir l’article de Joao Gabriell sur la double injonction faite à la population : “obligation de sortir pour produire” et “interdiction de sortir pour contrôler” qui vise à répondre aux intérêts de la classe dominante : https://joaogabriell.com/2020/03/27/race-classe-et-confinement/. Nous devons également noter le potentiel ravageur du complotisme, qui renforce l’antisémitisme et le racisme anti asiatique.
Nous ne sommes pas sous un régime fasciste, mais il est important de caractériser précisément ce qui se déroule pour y faire face. Nous comprenons en quoi le régime actuel – la démocratie néolibérale autoritaire – est une phase qui peut entraîner l’arrivée du fascisme : de la systématisation des régimes d’exception à la délation, en passant par l’augmentation de la fréquence et de l’intensité des violences policières pour contenir les révoltes et les mouvements d’émancipation, l’affaiblissement de la démocratie bourgeoise, la banalisation du discours raciste et de ses violentes conséquences, l’accentuation des oppressions de genre autour de la famille hétéro comme cellule de base de la société, ou encore la destruction du code du travail et les limitations des libertés syndicales… Le danger est bien réel et nous souhaitons le mettre au centre de nos analyses pour l’affronter sans paniquer.
Nous avons un intérêt à empêcher le fascisme en croisant nos points de vue, en expérimentant. Débattre, élaborer des stratégies, tirer des bilans, revenir sur nos décisions, bifurquer, consolider, obtenir des victoires. Nous avons besoin de faire de cette lutte la plus collective des luttes qui soient.
Sana (Paris 20ème) et Solen (Rennes)
Notes
↑1 | textes de Robert Paxton, Léon Trotsky, Daniel Guérin et autres textes déjà publiés par A2C |
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↑2 | pour les deux autres nous vous invitons à consulter nos publications passées et à venir. |
↑3 | Extrait de l’article “Existe-t-il un danger fasciste ?”https://www.autonomiedeclasse.org/antifascisme/existe-t-il-un-danger-fasciste-en-france/ |
↑4 | Ugo Palheta, La possibilité du fascisme, p31 |
↑5 | Ugo Palheta, La possibilité du fascisme, pp 99 et 100 |
↑6 | Raphaël Kempf, L’état d’urgence sanitaire est une loi scélérate, tribune publiée dans Le Monde, 24 mars 2020, https://blogs.mediapart.fr/jean-pierre-anselme/blog/250320/letat-durgence-sanitaire-une-loi-scelerate |
↑7 | Propos du Préfet Lallement, le 3 avril 2020 https://www.francetvinfo.fr/sante/maladie/coronavirus/coronavirus-les-propos-de-didier-lallement-font-polemique_3898633.html |
↑8 | La Seine-Saint-Denis étant le département le plus pauvre de métropole, il serait plus juste et décent d’imputer la cause de cette surmortalité à l’inégalité face aux soins déjà réelle avant l’épidémie, et au fait que des milliers de personnes continuent de se déplacer pour travailler. Activités pour lesquelles les problèmes de santé sont déjà plus fréquents que d’autres en temps normal, et dont la précarité sanitaire s’accentue durant la pandémie. |
↑9 | Robert O. Paxton dans Collectif Le mythe de l’allergie française au fascisme, Edition Albin Michel, 2003, p331 |
↑10 | Voir l’article de Joao Gabriell sur la double injonction faite à la population : “obligation de sortir pour produire” et “interdiction de sortir pour contrôler” qui vise à répondre aux intérêts de la classe dominante : https://joaogabriell.com/2020/03/27/race-classe-et-confinement/ |