Qu’est-ce qu’un parti fasciste ?

Quelques éléments pour servir au débat sur la caractérisation du RN

Les divergences d’analyse ont des conséquences pratiques dans la lutte ; pour toutes celles et ceux décidé·e·s à combattre le Rassemblement national (RN), la façon dont on pense et qualifie ce parti a une influence décisive sur notre stratégie politique. Caractériser le RN comme fasciste et voir le risque qu’il se saisisse du pouvoir d’État comme principal danger aujourd’hui ne constituent pas des évidences pour beaucoup. Alors qu’il est devenu en juillet le plus grand parti à l’Assemblée nationale, nous pensons à A2C qu’il est essentiel d’argumenter en ce sens, pour lancer une dynamique de lutte efficace, de masse et populaire, capable de le stopper dans sa marche, que beaucoup trop voient comme irrésistible. Cela implique de tordre le coup à une idée tenace et délétère, même à l’intérieur de notre camp : le RN « champion des ouvrier·e·s ».

Les Cahiers d’A2C #14 – septembre 2024

Comment s’organisent les fascistes ?

Il n’y a rien de mécanique dans la progression des fascistes jusqu’à la prise du pouvoir. Tout d’abord, ils ont besoin d’une organisation politique autonome pour se regrouper. Une fois rassemblés, leur parti se met en mouvement vers leur but premier, la prise de contrôle du pouvoir d’État pour appliquer un programme raciste, nationaliste et de mise au pas de toute la société. Mais il ne peut y arriver que dans des conditions particulières : crise économique, crise politique, défaite du mouvement ouvrier. Par ailleurs, les fascistes n’attendent pas que la situation pourrisse et que le pouvoir leur tombe entre les mains comme un fruit mûr, le premier rôle de leur organisation est de favoriser les conditions propices à leur prise du pouvoir. C’est pour cela que le fascisme est toujours en mouvement, il ne s’agit pas d’un bloc statique qui gonflerait électoralement grâce à des facteurs extérieurs, et encore moins parce qu’il apporterait des « fausses réponses à des vraies questions » .1

Historiquement, les partis fascistes (Parti national fasciste de Mussolini, NSDAP d’Hitler) ont eu pour base militante et électorale la petite-bourgeoisie, les petits détenteurs de capitaux (boutiquiers, petits entrepreneurs n’employant que quelques salarié·e·s) trop faibles pour en accumuler massivement et diriger l’économie et l’appareil d’État comme le peut la grande bourgeoisie ou les grands propriétaires terriens. Les fascistes mobilisent aussi très largement dans la couche de la population employée au maintien de l’ordre (contremaître, sécurité privée, police, armée). Contrairement aux conservateurs traditionnels qui comptent sur une adhésion passive, le fascisme met en mouvement ceux qu’il gagne à sa cause, il demande une adhésion active qui se traduit par un mouvement de masse.

Cependant le parti fasciste ne prétend pas être l’organisation de défense d’une classe ou d’une fraction de classe en particulier, il se présente comme l’incarnation d’une communauté nationale mythifiée prête à écraser quiconque n’entre pas dedans : cela s’est traduit en Europe entre 1921 et 1945 par l’interdiction de tout opposition, l’enfermement systématique des militant·e·s, le génocide des juif·ve·s, des tsiganes et des personnes handicapées. À ce titre, le fascisme est aussi un mouvement transversal qui attire des militant·e·s issus de différentes classes ou différentes trajectoires politiques, il attire certes une fraction de la classe ouvrière 2 mais ne la représente jamais. Il est fondamentalement un mouvement autonome qui développe sa propre stratégie par rapport à l’État et aux fractions gouvernantes traditionnelles de la bourgeoisie. 3

Le RN n’est pas un parti ouvrier

C’est un lieu commun que de qualifier le RN de premier parti chez les ouvrier·e·s. Penser l’extrême droite fasciste comme le refuge d’une classe ouvrière démobilisée n’a pour conséquences que de la légitimer et de valider son racisme. Cela revient à nous voiler la face sur la nature de notre ennemi et à nous désarmer politiquement.

Ce lieu commun (répandu d’abord par le RN et les fractions de l’industrie médiatique qui lui sont acquises) peut sembler en apparence vrai par une observation très superficielle de quelques statistiques et sondages. Plus de la moitié des ouvrier·e·s auraient donc voté pour un candidat RN en juillet ? À mieux y regarder, près de la moitié des ouvrier·e·s inscrit·e·s sur les listes électorales ne se sont pas déplacé·e·s pour voter. Les ouvrier·e·s sont de plus la fraction de l’électorat la plus susceptible d’être absente des listes électorales, et les ouvrier·e·s étranger·e·s sont exclu·e·s de ce décompte. Une fois cela en tête, le vote RN ne représente plus que moins du quart de la population ouvrière telle que la définissent les instituts de sondage et l’Insee. Nous ne nous pencherons pas plus sur certaines chausse-trapes sondagières comme celle du cabinet IPSOS qui déduit que le RN est le premier parti chez ceux « qui bouclent juste leur budget » d’après des déclarations invérifiables lors d’entretiens téléphoniques, au détriment de toute rigueur intellectuelle.

Par ailleurs, la définition des catégories socio-­professionnelles de l’Insee (reprises par les instituts) ne correspond pas à une approche en terme de classes sociales ; ces catégories regroupent de façon problématique des professions, essentiellement par niveau de diplôme, sans définir leur rapport au capital : par exemple, un flic du rang « gardien de la paix » et une femme de ménage salariée d’une entreprise relèvent de la même catégorie « employés ». À notre connaissance, aucun institut de sondages n’a étudié le vote RN sous le prisme de la détention de capitaux.

Se pencher exclusivement sur l’électorat n’est qu’une façon très superficielle d’aborder le rapport entre le RN et la classe ouvrière. La sociologie militante du RN est mal connue, mais l’organigramme du parti nous révèle qu’aucun·e ouvrier·e n’a jamais été membre de son bureau politique essentiellement composé d’indépendants, de petits patrons ou de cadres du privé ; de même le profil des élu·e·s ne montre aucune surreprésentation des ouvrier·e·s par rapport à la gauche et encore moins par rapport à l’ensemble de la société. 4 

La centralité du racisme au RN, la centralité de l’antiracisme pour le combattre

Le RN n’est certes pas un mouvement de masse identique à ce que furent le PNF ou le NSDAP, mais cela ne doit pas nous voiler la face sur sa progression en terme militant. Si l’on doit prendre avec circonspection l’annonce du dépassement des 100 000 membres cet été, il est indéniable que l’organisation est en croissance en comparaison des 7 000 membres revendiqués il y a quinze ans. Nous avons à combattre une organisation politique bureaucratisée, dotée de toujours plus de moyens et de plus en plus banalisée. Derrière la façade « dédiabolisée », les troupes du parti présentent le profil habituel de l’extrême droite fasciste, anciens du GUD ou de Génération identitaire, nostalgiques de la colonisation et de l’OAS, négationnistes, transphobes… 5

Conformément à la stratégie fasciste, le RN est avant tout opportuniste, prêt à se contredire du jour au lendemain pour promettre n’importe quoi à différentes fractions de la population qu’il cherche à attirer à lui, le seul dénominateur commun à tous ses discours étant le racisme. Le nier ne nous fait que perdre un temps déjà trop compté.

Penser que le moteur du vote et de l’engagement RN n’est pas le racisme ne contribue qu’à le rendre plus acceptable, à chaque fois qu’on parlera de « fâchés pas fachos », des électeur·rice·s se sentiront légitimé·e·s dans leur choix du fascisme, il n’y aura pas de retour de la question sociale mais une acceptation de sa modalisation sous le prisme du racisme. De la banalisation du vote arrive la banalisation de la prise de parole raciste, qui mène à l’engagement militant et l’agression violente. Combattre le RN implique de ne jamais euphémiser cela, sous peine de se rendre inaudible. La « gauche » a du mal à le voir, l’adhésion au cadre de pensée citoyen et national et sa propre islamophobie l’empêchent encore d’affronter le problème à la racine. Contre la marche vers le pouvoir du RN, l’urgence pour nous doit être de travailler partout où nous sommes à construire par en bas des initiatives antifascistes et antiracistes, les « rediaboliser », saboter chacune de leurs initiatives, jusqu’à les renvoyer dans les poubelles de l’histoire dont ils n’auraient jamais dû sortir.

Barnabé Bouchard (Paris 18e)

Cet article est largement issu d’une discussion sur la caractérisation du RN introduite par Vanina Guidicelli (Paris 20e) en juillet dernier.


NOTES
  1. Laurent Fabius, politicien PS, à propos de Jean-Marie Le Pen en 1984. ↩︎
  2. Historiquement la plus isolée, celle des petites unités de production prompte à s’identifier à la condition du patron, a fortiori si celui-ci intervient dans le processus de travail au côté de ses salarié·e·s. ↩︎
  3. Toutes ces observations sur l’organisation sont largement développées et étayées dans notre brochure Comprendre le fascisme pour mieux le combattre. ↩︎
  4. Voir la liste des député·e·s par catégorie socioprofessionnelle disponible sur le site de l’Assemblée nationale. ↩︎
  5. Voir la compilation de Streetpress du 5 juillet 2024, Propos racistes, homophobes, complotistes… La liste des 109 candidats RN épinglés. ↩︎