Du pain ! Et le bourgeonnement des roses !

Pas de patron, pas de frontière, pas de trève, pas de confinement

La Conquête du Pain c’est un livre mais c’est surtout une boulangerie autogérée à Montreuil, un peu au sud des quartiers de La Noue et du Clos Français. On est douze salarié·es dont un apprenti et un collègue en convalescence. En général, on tourne à neuf équivalent temps plein. Notre employeur collectif, c’est la boulangerie et la boulangerie elle est à qui ? Elle est à nous ! On vit dans nos têtes et dans nos corps la contradiction capital-travail et elle s’exprime un mardi sur deux de 14h à 16h en AG, sur notre liste mail, dans de nombreuses discussions informelles et dans les décisions que nous prenons. Avec nos fours, pétrins, façonneuse, laminoir, batteur, appareils de froid et nos journées de travail combinées, on produit. Avec notre caisse enregistreuse, notre jolie boutique, nos vitrines réfrigérées, notre capital sympathie, notre véhicule de livraison et nos journées de travail combinées, on vend. Avec nos ordinateurs, notre cabinet comptable, notre bureau-salle de réunion et notre temps libre combiné, on répartit la plus-value et on se paie. C’est pas facile de combiner ces combinaisons avec l’égalité salariale et l’inégalité des journées de travail.

Plus qu’un collectif de travail

Après différentes discussions, on a défini qu’on était bien plus qu’un collectif de travail qu’on défend, construit, améliore un modèle d’organisation dans lequel l’égalité est la boussole : égalité de la paie, de la charge de travail, de l’implication, de la responsabilité, du pouvoir. On sait que l’objectif est loin et que cela ne suffit pas à nous définir, car nous tou·te·s sommes là pour autre chose que fabriquer de la plus-value et du salaire. On a en commun une critique de la société actuelle ; même si on n’en fait pas tou·te·s la même analyse et si on a des désaccords sur les stratégies pour la transformer. Nos points d’accord sont la lutte contre les discriminations et les oppressions, l’internationalisme et l’anti-nationalisme, l’ancrage local et les liens de proximité, la critique du capitalisme contre l’aliénation et la question écologique pour une production consciente, la solidarité, en lien avec les luttes auxquelles on participe. Sur ces principes, on peut utiliser notre force collective et notre outil de production pour soutenir ou participer aux luttes. 

Et puis vint la grève contre la réforme des retraites, premier test d’ampleur de ces principes, début décembre mois de fabrication intense de plus-value pour une boulangerie !  La grève a été votée pour le 5 et d’autres journées en décembre pour couper la production normale et mettre en place un accueil discussion, débat-vente au profit de la caisse de grève, mise à dispo des locaux pour que les grévistes fassent le pain, les sandwichs eux-mêmes pour leurs actions et pour pouvoir se rendre aux AG et actions de l’interpro Montreuil-Bagnolet. D’un commun accord, les premiers versements de la caisse constituée ont été reversés aux grévistes sans-papiers de Chronopost et à celles et ceux de l’hôtel Ibis puis elle a été mutualisée avec celle de l’AG interpro. En décembre on aura ainsi saboté notre chiffre d’affaire de 10 000€ mais rencontré des dizaines de camarades, eu des dizaines de discussions politiques entre nous, en AG Interpro, dans la boutique, dans le quartier, participé à des dizaines d’actions et contribué au soutien financier de centaines de travailleur.e.s grévistes, RATP et Éducation.Ainsi, on a pu observer concrètement notre capacité militante hors de l’entre-soi autogestionnaire et à l’approche de la Marche des Solidarités, du Mars des Solidarités, on était chaud ! La boulangerie a signé l’appel du 21 Mars et on est intervenu dans ce qui restait de l’Interpro pour qu’elle exprime sa combativité et qu’elle appelle aux 8, 14 et 21 Mars, 49.3 ou pas! La semaine du 8, une camarade a redécoré la boutique avec plein de textes de femmes zapatistes et une autre camarade a décroché les portraits de Marx et Bakounine pour qu’ils soient en dessous de Louise Michel, Angela Davis, Emma Goldman et Rosa Luxembourg. Et quand on a reçu l’appel à l’aide de Keerfa1Front Uni contre la menace fasciste et le racisme, en Grèce., on s’est mis.es d’accord pour les soutenir financièrement.

Devant la Conquête du Pain avec les Baras et des militant.es de Montreuil

Pris entre deux virus

Puis le coronavirus est devenu réel dans nos vies et nos luttes : la manifestation contre les violences policières du 14 mars est annulée, les restaurants sont fermés, dont nos voisin.es de la Lanterne avec qui on échange beaucoup : caisse de grève commune, baguettes en rab contre tournée du patron, etc.

Alors l’État une fois qu’il a bien été au bout de sa connerie annonce le confinement à partir du 17 mars à midi. Le lundi on se parle par mail (parce qu’on est fermé ce jour-là) pour dire qu’il faut qu’on se réunisse mardi pour évaluer la situation parce que c’est sérieux, qu’on est pris entre deux virus, la tentation autoritaire de l’État et le corona! 

Le mardi matin, jamais vu autant de monde attendre l’ouverture à 8 heures. Un voisin sort et organise la queue en mode distanciation vu qu’on est en retard pour ouvrir et qu’on a rien vu venir. Toute la matinée ça défile, avec un mètre de distance, on ironise en boutique « il a dit que c’était la guerre, c’est pour ça que vous venez tous chercher du pain ? » et on est dévalisé ! L’après-midi du coup on fait une réunion de crise et on décide des mesures sanitaires qu’on mettra en place dès le lendemain : arrêt maladie pour deux camarades avec enfant, étalement des horaires pour les boulanger·es pour être deux maximum sur une heure maximum dans le fournil, restent à la maison stagiaire et apprenti. On envoie balader au loin les idées de profiter du potentiel de vente et on réduit les volumes de livraison. Discussions sur la notion de première nécessité, réduction de la gamme de pain, suppression du snacking frais, des pâtisseries fraîches et décisions de faire ce qu’on veut et peut en pâtisserie-viennoiserie. Réorganisation de la boutique pour que les produits soient sous verre, déplacement du comptoir pour que les gens n’entrent pas. Encouragement à se masquer le visage. Points sur les autorisations de se déplacer. Et des réunions deux fois la semaine.

La confédération nationale de la boulangerie-pâtisserie (patronale) mettra 48 heures de plus que nous à rédiger des conseils sanitaires pour la gestion de crise…

Le mercredi tout est au point. Et la queue distanciée est longue, ça agite des débats entre la prod’ en sous-effectif et la vente qui pense qu’on se doit de fournir.  Les clients nous souhaitent tou·te·s « bon courage » on discute et ironise, surtout en prod’ parce qu’on fait la même chose que d’habitude, juste on s’adapte aux deux virus ! On est des héros maintenant !

Niveau autogestion on est bon mais la lutte, le 21 mars ?

Rompre la sidération

Le jeudi on avait repris notre souffle et un peu réfléchis. Sur des listes mails on a vu que certains pensaient à la possibilité d’utiliser les files d’attente des commerces comme alternative à la manifestation et ça a fait tilt, on est un commerce ! Alors on a balancé un mail, très tardivement, partout où on le pouvait et on argumentait la possibilité de ne céder à aucun des deux virus, manifestons le 21 mars dans la file d’attente de la boulangerie avec un mètre entre chacun·es et sans postillons. Appel très tardif mais qui a permis de se voir rejoindre le 21 par 4 camarades avec des tracts, des autocollants et des arguments. Nous, on avait décoré toutes la boutique et pendu aux fenêtres des banderoles d’affiches, en vente ça bosse dur le samedi mais on montrait qu’on était synchro entre le trottoir et le comptoir et dans la file d’attente on a eu plein de discussions, on a pas mal débattu et beaucoup de clients ont bien voulu se faire prendre en photo avec une affiche, un autocollant. On a tenu ce bout de rue de 10h30 à 12h.

L’action était à la hauteur de ce qu’on pouvait faire dans le temps imparti, avec les forces disponibles et dans l’état de sidération dans lequel le confinement a plongé beaucoup de gens. Mais l’important en ce 21 mars, c’était de réagir rapidement pour rompre la sidération pour ne pas la laisser s’installer, ne surtout pas faire la queue la tête basse. L’important c’était de garder une ligne claire quels que soit les coups reçus, virus et état d’urgence. Les gestes barrières, oui. Les frontières, non.

Dans l’après-midi on a eu la visite d’une camarade de l’Interpro qui venait aux nouvelles. Le dimanche sur la liste Interpro une camarade évoquait l’idée de coller des affiches sur les arrêts de bus, en promenant son chien ! Le lundi matin un gars est venu toquer à l’entrée de service pour avoir un autocollant de la marche des solidarités et a laissé des pièces et beaucoup d’encouragement. Le mardi à l’AG on a décidé que tous les samedis nous animerions la queue, politiquement. On est là !

Matthieu (Montreuil)

Notes

Notes
1 Front Uni contre la menace fasciste et le racisme, en Grèce.