Toutes les raisons de faire la révolution sont là. Il n’en manque aucune. Ce constat qui ouvre le Maintenant du Comité invisible est largement partagé dans les rangs militants. Pourtant, si, comme l’affirmait une banderole pendant le mouvement du printemps dernier, les conditions objectives sont réunies, force est de constater que jusqu’ici, nous n’avons pu briser le cycle infernal des défaites et encore moins mettre un coup d’arrêt à l’offensive antisociale, raciste et autoritaire des classes dirigeantes.
Cependant, quand on discute stratégie et évaluation du rapport de forces, il ne saurait être question d’ergoter sur le verre à moitié plein ou à moitié vide sans prendre en compte les dynamiques politiques et les trajectoires sur le long terme du Capital, de l’État… et de celles et ceux qui y résistent.
Burnout général
L’hégémonie outrancière du capital financier et ses conséquences concrètes (attaques contre les intérêts matériels des populations, perte de légitimité de l’État, effets sclérosant du caractère oligarchique de la propriété, exclusion massive des formes classiques de la valorisation de la force de travail) créent une instabilité politique qui détermine le lien organique entre néolibéralisme et État autoritaire. Incapables de construire le consentement actif des subalternes à une politique économique et sociale qui dégrade leurs conditions matérielles d’existence, les bourgeoisies, notamment européennes, sont lancées dans une course folle à la surenchère raciste et l’aventurisme militaire, en particulier en ce qui concerne l’impérialisme français.
Ces coordonnées générales se traduisent par une moindre distance entre État et Capital : « l’État est de moins en moins capable d’organiser rationnellement et durablement l’hégémonie des classes dominantes, en partie (…), parce qu’il n’est plus assez autonome par rapport à elles»1Razmig Keucheyan : Lénine, Foucault, Poulantzas ; https://www.contretemps.eu/bonnes-feuilles-letat-pouvoir- socialisme-nicos-poulantzas/ . Concrètement, on voit comment, en France, le personnel politique de la bourgeoisie est de plus en plus rapidement « hors service », complètement « rincé », incapable de susciter un quelconque élan populaire en sa faveur, dans un contexte de contradiction entre un marché largement mondialisé et des formes du maintien de l’ordre (dont font partie les farces électorales) maintenues à un niveau national.
C’est à la lumière de ces éléments qu’il faut comprendre la victoire à la Pyrrhus du candidat déclaré de l’oligarchie financière. Macron est l’ultime va-tout pour faire du vieux avec du (prétendument) neuf d’une bourgeoisie qui ne veut rien entendre, dont l’horizon indépassable est la continuation des politiques néolibérales et leurs corollaires sécuritaires et racistes, s’interdisant ainsi d’œuvrer à la constitution d’un bloc social qui lui permettrait d’asseoir son hégémonie. Ceci illustre remarquablement le fait que la bourgeoisie soit intrinsèquement incapable de se projeter au-delà de son intérêt immédiat, compromettant ainsi ses intérêts de long terme (et mettant, par la même occasion, en péril l’avenir de la planète et de l’humanité).
En marche…vers la guerre sociale?
La démocratie bourgeoise se loge dans la relative autonomie de l’Etat vis-à-vis du Capital auquel il est néanmoins fondamentalement lié. Mais le régime néolibéral, en faisant de l’Etat l’affaire privée de la bourgeoisie financière, vide la démocratie bourgeoise de son contenu formel.
La séquence électorale française de 2017 nous en offre une illustration saisissante. Elle nous permet de comprendre la fragilité intrinsèque du pouvoir qui en est issu. Plus encore que les dernières farces électorales, cette élection en quatre tours devait permettre un retour à la normale, après un mouvement exceptionnellement long et ancré dans de larges couches de notre classe. La Guyane, les innombrables « luttes invisibles » qui, fait exceptionnel, n’ont pas cessé avec la séquence électorale, les mouvements contre les violences policières, la réussite du 19 mars, un premier mai combatif, le retour des manifs contre les meetings du FN, un Front social qui se constitue et essaime, capable de mobiliser des milliers de personnes dès le lendemain de l’élection présidentielle, l’émergence et l’enracinement de nouvelles pratiques de luttes (cortège de tête, manifs sauvages, occupations de places)… Autant d’éléments qui montrent que l’opération de normalisation n’aura pas fonctionné à plein régime.
Mais surtout, l’écrasante victoire électorale – notamment aux législatives – masque mal le manque de légitimité de ce pouvoir mal élu : à peine 16% du corps électoral a choisi le candidat Macron au premier tour de la présidentielle. Au deuxième tour des législatives l’abstention a battu des records (57,3% des inscritEs). On peut estimer que moins d’une personne sur quatre au-dessus de 18 ans et vivant en France, inscritEs, non- inscritE ou étrangerEs, ont exprimé un choix quel qu’il soit. La démocratie bourgeoise ne correspond plus aucunement à la légitimité populaire. L’impopularité des mesures de régression sociale, démocratique et écologique que comptent mettre en œuvre ce pouvoir illégitime issu d’un « coup d’état démocratique », comme le qualifie A. Badiou, l’oblige à passer de la « marche » au pas de course cadencé de la guerre sociale. Les contradictions insolubles de l’accumulation capitaliste, la soumission aux intérêts exclusifs de la finance et les crises économiques que cela annonce, rendent illusoire pour la bourgeoisie de construire un consentement actif et difficile de maintenir le consentement passif des subalternes. La polarisation politique s’accentue, ce qui se traduit par la recomposition de « l’extrême centre » en un parti unique ainsi que par le succès électoral de La France insoumise ou le naufrage du PS.
Qu’il (re)vienne le temps dont on s’éprenne
Dans ces conditions, il convient de ne pas sous-estimer la portée du mouvement de 2016, notamment en l’enfermant dans des comparaisons (principalement chiffrées) avec les grandes mobilisations antérieures. La mobilisation fut sans conteste moins massive (notamment dans la jeunesse scolarisée) mais sans aucun doute plus « profonde », ce dont témoigne l’exceptionnelle longueur du mouvement, et ses suites déjà évoquées plus haut. Elle ouvre une période de radicalisation à une échelle massive et ainsi « la possibilité d’un (re)commencement» comme l’écrivaient le 2 juin dernier Julien Salingue et Ugo Palheta2Le mouvement contre la loi Travail : la possibilité d’un recommencement ; https://www.bastamag.net/Le- mouvement-contre-la-loi-Travail-et-son-monde-la-possibilite- d-un-re . C’est cette possibilité qu’il faut travailler pour que la bourgeoisie ne tremble pas que de ses contradictions internes mais, aussi et surtout, de la mobilisation massive, radicale et déterminée de notre classe. Et pour cela, les évaluations par trop pessimistes du rapport de forces ne nous sont d’aucune utilité, car elles conduisent à passer à côté des potentialités de la période qui s’ouvre. Leur traduction pratique ne peut être que la fuite : fuite hors de la politique pour le Comité invisible ; fuite en avant vers toujours plus de compromis avec le social chauvinisme de Mélenchon et de celle et ceux qui voient dans La France insoumise le seul espace capable de structurer la radicalité sociale ; fuite en arrière pour celle et ceux qui proposent de faire le dos rond, de se recroqueviller sur un pur programme, en attendant les jours meilleurs. La situation exige bien plus et bien mieux. « Pessimisme de la raison, optimisme de la volonté » comme disait l’autre…
TPP
Notes
↑1 | Razmig Keucheyan : Lénine, Foucault, Poulantzas ; https://www.contretemps.eu/bonnes-feuilles-letat-pouvoir- socialisme-nicos-poulantzas/ |
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↑2 | Le mouvement contre la loi Travail : la possibilité d’un recommencement ; https://www.bastamag.net/Le- mouvement-contre-la-loi-Travail-et-son-monde-la-possibilite- d-un-re |