Contre le fascisme. Le Front Populaire n’est pas la solution.

Analyse de la situation

Manifestation organisée par la SFIO en 1934

En France cet été, après quelques semaines d’une campagne électorale éclair où la victoire était promise au Rassemblement National de Marine Le Pen, c’est la gauche qui a obtenu le plus grand nombre d’élu.es au parlement. 
Pour susciter très rapidement l’adhésion les partis et syndicats ont convoqué la mémoire du Front Populaire des années 1930. Ils en ont aussi repris les fondements stratégiques.1

Ils ont, en réalité, convoqué un mythe entretenu depuis plusieurs décennies sur le Front Populaire de 1936 : celui d’un gouvernement d’unité de la gauche qui repoussa le fascisme.

Ce qui est extraordinaire – alors que les enjeux sont aujourd’hui à nouveau considérables : rien moins que la possibilité pour un parti fasciste d’arriver au pouvoir – c’est ce que ce mythe s’abstient de préciser.
D’une part que ce n’est pas le gouvernement de Front Populaire de 1936 qui a fait barrage au fascisme. C’est une riposte de masse qui a, deux ans auparavant, rejeté les ligues fascistes françaises dans la défensive.
D’autre part que l’expérience gouvernementale du Front Populaire fut si désastreuse qu’en 1940 ce fut le parlement élu en 1936 qui vota les pleins pouvoirs à Pétain après avoir exclu les députés communistes et interdit le parti communiste.

Enjeux considérables disons-nous. Le résultat des élections de cet été n’a pas éloigné le RN de la perspective du pouvoir. Le fascisme est plus fort que jamais en France. Mais la mobilisation durant la campagne électorale a aussi montré que sa victoire n’est pas inéluctable.

Un potentiel de riposte contre le fascisme

A l’annonce du résultat des élections européennes, le 9 juin dernier, la surprise n’est pas venue de la victoire électorale du Rassemblement National en France. Celle-ci était pourtant dramatique. Le parti fasciste2 est arrivé en tête des votes dans plus de 9 communes françaises sur 10 ! Et 9 millions d’électeurs et électrices ont voté pour l’extrême-droite. Mais ce résultat était, hélas, annoncé depuis des semaines sans susciter de mobilisation de la gauche.
La surprise vient de la réaction immédiate du président français. Dès le 9 juin Emmanuel Macron décide de dissoudre le parlement et d’organiser de nouvelles élections trois semaines plus tard. Il annonce qu’en cas de victoire il demandera au RN de former un gouvernement.

C’est un électrochoc. La société française réalise soudainement que la perspective d’avoir des fascistes au gouvernement n’est pas théorique. De premiers sondages confirment que le RN pourrait obtenir une majorité de député.es. Des représentants des plus grosses entreprises françaises essaient d’entrer en contact avec le RN pour connaître ses intentions et peser sur sa politique3. Sophie Binet, dirigeante de la CGT, lance un appel solennel à l’union de la gauche en disant qu’il est « minuit moins une ». 

En quelques jours les partis de « la gauche » décident de se présenter de manière unie aux élections pour tenter de faire barrage à l’extrême-droite. L’essentiel de ce qui porte, en France, le nom de « mouvement social » apporte son soutien, syndicats, associations, fronts de lutte. Significativement le nom de cette coalition, le « Nouveau Front Populaire » (NFP) est sa première décision bien avant l’accord de répartition des candidat.es ou le programme commun. 

Dès le week-end du 15 et 16 juin, 800 000 manifestant.es descendent dans la rue à l’appel des syndicats et d’associations pour appeler à voter pour le « Front Populaire ».
Jusqu’au premier tour des élections la mobilisation autour du NFP ne faiblira pas en combinant différentes formes. Des milliers de personnes participent à des réunions pour y trouver comment s’impliquer dans la campagne, diffusions de tracts, porte-à-porte… Parallèlement de multiples manifestations et rassemblements vont avoir lieu pour porter les revendications du mouvement, sociales, écologiques et féministes. Dans ces manifestations s’exprime ouvertement la haine du fascisme. Elles démontrent que le processus de dédiabolisation du RN4 peut être rapidement renversé. Dans la jeunesse c’est un slogan des années 90, de la lutte contre le Front National de Jean-Marie Le Pen, qui est repris : « la jeunesse emmerde le Front National »5. Le samedi 29 juin, veille du premier tour, les Marches des Fiertés sont massives. A Paris un cortège de dizaines de milliers de jeunes hurle ce slogan à l’arrivée de la manifestation.

Leçon des années 1930 : Ce qui repousse le danger fasciste6

Lorsque le Front Populaire, coalition de gauche, gagne les élections en mai 1936 l’extrême-droite fasciste est, en France, sur la défensive. Et ce n’est pas l’accord de gouvernement de la gauche qui en est la cause.

Deux ans plus tôt, en février 1934 la situation était totalement différente. Les ligues d’extrême-droite étaient à l’offensive, sur fond de crise économique, de chômage de masse, d’affaires de corruption et d’instabilité parlementaire. Ces différentes ligues, antisémites et nationalistes, monarchistes et parfois ouvertement fascistes, regroupaient souvent des dizaines de milliers de membres. Elles s’appuyaient aussi sur des organisations de masse (anciens combattants, petits contribuables…) de centaines de milliers de membres.

La gauche, divisée, au niveau politique comme syndical était, elle, au plus bas. Le début des années 1930 enregistre des niveaux historiquement faibles de grèves. Les deux principaux syndicats regroupent à eux deux moins d’un million d’adhérents (750 000).

Mais dans un contexte marqué par l’exemple de la prise du pouvoir par Hitler un auparavant et de la destruction totale du mouvement ouvrier en Allemagne, une tentative de coup de force par les ligues d’extrême-droite, le 6 février 1934, va déclencher une extraordinaire riposte de masse.
Spontanément des manifestations locales, souvent unitaires, démarrent les jours suivants. Le 12 février, à l’appel de la CGT, 5 millions de travailleurs se mettent en grève contre le fascisme dans tout le pays tandis que des manifestations massives ont lieu dans 346 villes.
Dans les semaines et les mois suivants ce premier succès conduisit à une véritable effervescence de l’activité antifasciste. Des collectifs et comités antifascistes, souvent unitaires, se constituent sur tout le territoire, des grandes villes aux villages. Daniel Guérin parle de 3000 comités7.

Ces comités ont plusieurs caractéristiques principales. Leur pivot est leur caractère de classe donné par l’implication des militant.es syndicaux et de leurs structures locales. Dès le 12 février l’ampleur des manifestations locales est directement corrélée à l’implantation des syndicats8. L’élargissement de la mobilisation à d’autres couches de la société et à d’autres formes d’organisation n’a pas été handicapée par cette nature de classe mais favorisée par elle.

La seconde caractéristique est qu’ils imposent l’unité à leurs directions nationales qui vont continuer de s’y opposer pendant des mois. Ce caractère est apparu là aussi dès le 12 février. A implantation syndicale égale, les manifestations sont d’autant plus nombreuses que les syndicats ont agi localement de manière unitaire9. A Paris deux manifestations sont organisées, l’une dirigée par le parti communiste et l’autre par le parti socialiste. Mais à l’arrivée ces deux manifestations vont converger aux cris de « Unité » sous la pression des manifestants.
Ce qui soude l’unité est l’action commune. Contre-manifestations, fêtes, meetings, ces comités occupent le terrain et en chassent, souvent violemment, les fascistes lui interdisant toute expression publique.

Ce mouvement éloigne le fascisme de toute perspective de pouvoir.
En privant les fascistes de tribune publique il les empêche de souder les rangs d’une « clientèle » socialement très hétérogène et d’apparaître comme représentant « du peuple ». 
La progression du fascisme vers la constitution d’organisations de masse repose plus sur la passivité et la démoralisation de la classe ouvrière que sur le recrutement de sections significatives de celle-ci. Or la riposte de masse ressuscite la combativité ouvrière et la confiance collective tout en isolant les fascistes. 
Enfin, le fascisme ne peut devenir un outil pour la classe dirigeante – condition ultime de son accession au pouvoir10 – que si celui-ci démontre sa capacité à affaiblir la combativité et les capacités d’organisation collective de la classe ouvrière. Pas si ses initiatives jouent, ne serait-ce que temporairement, le rôle inverse.

Le Nouveau Front Populaire la joue à l’envers

A la mobilisation contre les fascistes le NFP a substitué la nécessité de convaincre ses électeurs et électrices. L’expression qui résume cette orientation est qu’ils sont « fâchés mais pas fachos »11. C’est-à-dire fâchés contre les politiques d’attaques sociales et sensibles aux arguments racistes et réactionnaires mais pas fascistes. Ils et elles ne font que « se tromper de colère ». Il faut donc les ramener dans le giron de la gauche en proposant une alternative sociale.
A l’unité d’action des organisations le NFP a substitué l’unité des directions sur un programme. A l’antagonisme de classe et à ses moyens de lutte il a substitué la collaboration de classe et les moyens institutionnels.

Au nom de l’urgence le NFP a donc construit un « accord de gouvernement » sur des positions compatibles avec la droite du Parti socialiste qui n’a plus rien de commun avec la gauche. Déclinant des mesures d’urgence sociale12 ce programme soutient aussi la livraison d’armes à l’Ukraine et la souveraineté militaire de la France. Il repousse les questions liées à l’immigration et notamment l’éventuelle abrogation de la dernière loi raciste, à un futur indéterminé. A tel point qu’il fut rejoint par un ancien ministre d’Emmanuel Macron et par François Hollande, l’ancien président de la République dont Emmanuel Macron fut ministre et qui conduisit pour l’essentiel, de 2012 à 2017, la même politique raciste et libérale que celui-ci.

La volonté militante aurait pu être l’occasion de construire, partout, des cadres de mobilisation contre le fascisme. Mais cette énergie a été canalisée vers la simple propagande électorale. Aucune des directions des forces impliquées dans le NFP, partis, syndicats et associations, n’ont appelé à des mobilisations contre le fascisme et contre le RN durant la campagne. Dans les thèmes des manifestations organisées centralement (acquis sociaux, environnement, féminisme) l’impasse a été faite significativement sur les questions du racisme et de la solidarité avec la Palestine13.
Aucun appel n’a été lancé à contrer l’intervention du RN sur les marchés ou à manifester contre ses réunions publiques. Très en pointe, la dirigeante nationale de la CGT, Sophie Binet, entraînant une grande partie de l’appareil syndical, a multiplié les interventions médiatiques tandis que les structures nationales et locales de la CGT organisaient de nombreuses diffusions de tracts. Il n’y sera jamais question de grèves contre le danger fasciste mais d’appeler à voter pour le NFP reprenant des revendications syndicales et emblématiquement l’abrogation de la loi sur les retraites qui avait mobilisé des millions de travailleurs en 2023. 

Le premier tour a, malgré cette mobilisation, placé le RN et ses alliés en tête des votes, en capacité de maintenir ses candidat.es dans la quasi-totalité des circonscriptions et donc d’obtenir une majorité, au moins relative, au parlement. Avec 11 millions de voix sa progression est même spectaculaire, doublant le nombre de voix obtenues deux ans auparavant lors des élections législatives de 2022.

La gauche n’en a pas déduit un changement de stratégie. La logique du NFP a conduit toutes ses composantes, des plus radicales aux plus à droite, à argumenter pour un accord, de fait, avec la droite et les partis soutenant Macron. Tous les candidat.es du NFP arrivé.es en troisième position au premier tour ont alors décidé de se désister pour soutenir les candidat.es du gouvernement ou de la droite conservatrice contre les candidat.es du RN. Cela a conduit par exemple le NFP à appeler à voter pour Elisabeth Borne, la première ministre qui a fait passer en force l’attaque sur les retraites en 2023. Mais aussi à appeler à voter pour Gérald Darmanin, ministre de l’Intérieur, à l’origine de la loi la plus raciste de ces dernières décennies. Celui-là même qui lors de la campagne des présidentielles de 2022 avait jugé Marine Le Pen « trop molle » dans la lutte contre l’immigration et contre l’islamisme.
En quelques semaines on était passé de la défense d’un programme de gauche – soit-il modéré – comme seul barrage au fascisme à une collaboration sans contenu et sans luttes avec les courants les plus libéraux et racistes de la classe dirigeante.
Les dirigeants du RN ne se sont pas priés de souligner que cela démontrait qu’il était la seule opposition réelle à « l’establishment ».

Rien n’est réglé

C’est souvent par des canaux politiques défaillants que s’exprime la volonté de classe. Cela a souvent permis aux directions réformistes de justifier leur politique. Dans le cas précis c’est en votant pour des député.es de droite que s’est exprimée largement l’idée que le RN n’est pas « un parti comme les autres ». Qu’il représente un danger spécifique. Que tous les moyens sont bons pour l’empêcher d’arriver au pouvoir. Ce qui devrait amener à deux conclusions. D’une part qu’il y a possibilité d’employer d’autres moyens. Et d’autre part que le contenu politique du NFP n’était pas déterminant.

Il va sans dire que les composantes du NFP n’en ont pas tiré ces conclusions. Olivier Besancenot (Nouveau Parti Anticapitaliste) et Sophie Binet ont même célébré une victoire. La plupart des autres composantes du mouvement ont, plus sagement, évoqué un sursis gagné contre l’extrême-droite14.

Cela sous-estime gravement la nature du danger et fait obstacle à un changement de stratégie.

Qui parle de victoire refuse de comprendre que la situation née des élections a renforcé le danger du fascisme.
D’abord parce que l’échec du RN à gagner une majorité de député.es ne devrait pas masquer la progression dramatique du nombre de voix qu’il a obtenues. Il ne devrait pas masquer le fait que ce nombre de voix s’est maintenu entre les deux tours malgré la diffusion publique du profil violement raciste et parfois ouvertement fasciste d’une centaine de ses candidat.es.
Ensuite parce que l’absence de majorité quelconque à l’Assemblée a redonné la main à Macron pour tenter de nommer un gouvernement qui poursuivra la même politique que celle qui a fait progresser le RN. Significativement, une semaine après les élections, le dernier acte du précédent gouvernement avant de démissionner a été de publier les décrets d’application des aspects les plus durs de la loi raciste qu’il avait fait passer avec les voix des députés fascistes.
Mais cette politique sera mise en œuvre dans une situation d’instabilité accélérée où la forme politique de domination de la bourgeoisie – la démocratie parlementaire – agonise. Une seule chose est sûre au moment de la rédaction de ce texte : la France aura vécu sans gouvernement « officiel » et sans contrôle parlementaire pendant au moins deux mois. A supposer qu’un gouvernement puisse être nommé à la fin de l’été sans crise immédiate, celui-ci ne pourra gouverner en s’appuyant sur des votes à l’Assemblée. Il cherchera à s’imposer par la force directe de l’appareil d’Etat, celle des décrets et des ordonnances et celle de l’appareil policier15.
L’existence, de plus en plus formelle, de la démocratie parlementaire, n’aura comme seule conséquence que la fragilité de ce gouvernement soumis aux combinaisons politiciennes amplifiant un climat de rejet populiste des partis politiques. Deux semaines après les élections un sondage annonçait déjà que près de 9 français sur 10 pensent que les partis politiques ne sont ni « crédibles » ni « honnêtes »16.

Qui parle de sursis devrait en tirer les conséquences stratégiques. Non pas poursuivre avec la stratégie visant à sauver la planche pourrie de la démocratie parlementaire mais développer les formes de lutte et d’organisation sur le terrain où va se jouer l’évolution de la situation, celui de la lutte contre le fascisme et le racisme et celui de l’antagonisme de classe. Ce qui implique une rupture avec la politique du NFP.

Leçons des années 30 : le Front Populaire contre la révolution17

Il n’y a pas de cloison étanche entre lutte contre le fascisme et lutte contre le capitalisme. La lutte contre le fascisme est une lutte défensive, une lutte pour défendre, non pas la démocratie parlementaire mais les acquis démocratiques qui permettent à notre classe de s’organiser. En développant des cadres d’organisation et l’unité de notre classe, la lutte contre le fascisme est aussi un ferment de confiance et de généralisation politique.

Dans les années 30 en France c’est cette expérience qui mena à un retour des luttes sociales prenant même la forme, en août 1935 de luttes insurrectionnelles à Brest18 et Toulon. Ce fut le début d’un processus qu’on peut qualifier avec Rosa Luxemburg19 de processus révolutionnaire. La victoire électorale de mai 1936, celle du Front Populaire n’en fut pas l’origine, simplement un chaînon. Cette victoire fut un signal pour des secteurs de la classe ouvrière jusque-là peu organisés qu’on allait en finir avec la domination impitoyable des patrons. Un mouvement impétueux de grèves et d’occupation d’usines démarra dès le mois de mai.

La panique patronale conduisit à des accords avec le nouveau gouvernement et les directions syndicales pour garantir la fin du mouvement dès le 8 juin 1936. Les acquis imposés aux patrons étaient considérables (augmentations de salaires, semaine de 40H, congés payés, droits syndicaux…). Ils sont présentés aujourd’hui comme le résultat des élections et de l’action du gouvernement. Ils furent le fruit des grèves et occupations.
Mais ce qui est important est que ces acquis ne stoppèrent pas le mouvement. C’est au lendemain de ces accords que le mouvement se généralisa.

Par contre le gouvernement du Front Populaire et les forces qui le soutenaient mirent toute leur force pour stopper ce mouvement qui contrevenait à leur stratégie. A une figure de l’aile gauche du parti socialiste qui déclara « Tout est possible », le parti communiste répondit publiquement « Non tout n’est pas possible ».
A la perspective révolutionnaire le parti communiste, prétextant le danger fasciste, avait substitué celle de la défense de la démocratie, soit-elle bourgeoise20. Au développement impétueux des revendications ouvrières il répondait que ce n’est pas le moment, que cela allait effrayer les classes moyennes et les jeter dans les bras du fascisme. « Il faut savoir terminer une grève » déclara alors Maurice Thorez, dirigeant du PC.

Il n’est pas possible, dans le cadre de ce texte, de développer de manière détaillée les étapes précises de l’évolution vers la droite du Front Populaire et de l’action répétée des directions politiques et syndicales contre le mouvement. On n’utilisera qu’un seul exemple parce qu’il est significatif de l’articulation entre antifascisme et lutte globale.
En mars 1937, alors que les luttes continuaient dans les usines, plus dures, de plus en plus réprimées par l’Etat21, paralysées par les directions syndicales, souvent isolées les unes des autres, le gouvernement du Front Populaire annonça une « pause » dans les réformes. Un journal patronal de l’époque déclara avec satisfaction « Ce n’est pas une pause, c’est une conversion ! ».
Le même mois le pouvoir autorisa à Clichy, dans la banlieue parisienne, un meeting d’un parti fasciste, le Parti Social Français, nouvelle forme prise par une ligue qui avait été dissoute par le gouvernement en juin, les Croix-de-feu. Les forces locales, syndicales et politiques, décidèrent d’appeler à un contre-rassemblement dont une fraction significative décida d’aller vers le lieu du meeting pour l’empêcher. L’affrontement eu lieu, non avec les fascistes mais avec la police aux ordres du gouvernement du Front Populaire et fit plusieurs morts. Alors que les dirigeants nationaux dénonçaient les « provocateurs » (parmi les contre-manifestants !) cela provoqua le début d’un mouvement de grèves spontanées et de manifestations que les directions syndicales s’appliquèrent à stériliser.

Faire reculer le fascisme est possible

Même si nous ne les maitrisons pas les rythmes sont en train de s’accélérer.

Le RN bénéficie certes d’une audience électorale de masse. Mais il n’a pas, jusqu’à aujourd’hui, réussi à transformer cette audience en force active de mobilisation.
Nous ne devons pas en tirer la moindre complaisance. Car la situation pourrait lui bénéficier rapidement.
Les émeutes racistes de cet été en Grande-Bretagne en sont un des signaux. Elles montrent ce que le climat raciste peut cristalliser de manière explosive. On doit imaginer ce que cela aurait pu donner en France en conjonction avec la force du RN.
Le krach boursier au Japon le 5 août montre que des écroulements économiques rapides sont à venir. En 2024, le niveau de défaillance des petites et très petites entreprises est déjà en France à un niveau record22. La petite bourgeoisie enragée est le cœur du fascisme.

Si dans les urnes l’équilibre existe avec les forces de la gauche, dans la capacité de mobilisation, la force est toujours de notre côté. Les semaines de la campagne électorale l’ont montré.
Cela ne fait que renforcer l’urgence de construire un front de lutte contre le racisme et le fascisme. Sans attendre que des initiatives soient prises nationalement. Construire ce front doit être mis en œuvre quartier après quartier, lieu de travail après lieu de travail. Lorsque des initiatives ont été prises dans ce sens des résultats ont été obtenus.
En plusieurs endroits des initiatives avaient été prises avant même la dernière séquence électorale. Dans d’autres endroits c’est pendant la campagne que des collectifs se sont mis en place.
A St Brieuc en Bretagne un Front commun antifasciste a organisé une manifestation unitaire le 21 avril. Elle a rassemblé 2000 personnes23
Au Havre les liens créés en 2023 pour mobiliser contre un meeting national du RN ont permis d’y organiser la seule initiative unitaire d’ampleur spécifiquement contre le fascisme pendant la campagne électorale24.
A Rennes des Assemblées antifascistes se sont organisées pendant la campagne et coordonnées dans trois quartiers différents. Ces Assemblées ont convergé avec deux autres cadres liés à la solidarité avec les migrant.es pour lancer un Front commun contre le fascisme s’inspirant de l’exemple de St Brieuc.
A Paris, quelques jours avant les élections européennes de juin une manifestation organisée chaque année pour commémorer l’assassinat d’un jeune camarade par des nazis a cristallisé dans la jeunesse une convergence entre la lutte contre le fascisme, la solidarité avec le peuple palestinien et la lutte de solidarité avec les Sans-Papiers et jeunes migrant.es. Le 14 juillet une manifestation contre le fascisme, le racisme et le colonialisme a eu lieu à Paris à l’initiative de la Marche des Solidarités, des collectifs de sans-papiers et le mouvement de solidarité avec la Palestine.

Une différence majeure avec les années 30 est que nous ne partons pas d’une situation où le niveau des luttes est bas. L’absence actuelle de perspectives « par en haut » due au blocage parlementaire sera favorable aux initiatives « par en bas ». Des luttes vont avoir lieu qui seront autant d’opportunités pour développer des sections syndicales de combat et des organisations de base.
Il ne s’agit pas de faire de l’antifascisme un préalable à ces luttes. Mais ces luttes doivent être l’occasion de développer les arguments et les bases de la lutte contre le racisme et le fascisme. L’exemple du mouvement de 2023 sur les retraites doit être utilisé. Car c’est la logique politique du Front Populaire qui a mené, sous un autre nom (l’Intersyndicale), à l’échec du mouvement25. Mais aussi parce qu’en l’absence d’articulation avec la lutte contre le racisme et le fascisme, ce mouvement n’a pas entamé l’audience du RN. 

Comment combattre le Front Populaire

L’exemple des années 30 en France a montré que la dynamique révolutionnaire du mouvement l’a mis de plus en plus ouvertement et pratiquement en confrontation avec l’Etat et avec les directions des organisations du Front Populaire. 

Ce qui peut sembler paradoxal c’est que ce mouvement s’est aussi traduit dans un premier temps (et notamment en juin 36) par une véritable explosion des effectifs des organisations dont les directions défendaient le Front Populaire. En quelques mois la CGT quadruple ses effectifs avec 4 millions de membres. C’est aussi le cas du parti communiste qui est identifié largement à un parti révolutionnaire et devient un parti de masse.
Cela fait partie du processus de radicalisation. Le mouvement entraîne des couches de la classe ouvrière qui étaient jusque-là passives. C’est une illustration de la force et du potentiel révolutionnaires de la lutte de classes. Alors que le mouvement de février 1934 est impulsé par les secteurs les plus organisés de la classe ouvrière (qui correspondent aussi à ceux où les militants politiques sont les plus présents), le mouvement impétueux de juin est le fait des secteurs où les syndicats sont les plus faibles (métallurgie, textile, chimie, grands magasins…)26. C’est dans ces secteurs que la croissance des organisations est la plus forte. Cela explique le caractère temporairement difficilement contrôlable du mouvement par les directions. Cela explique aussi que, moins armés politiquement, ces nouveaux et nouvelles militantes seront moins à même de résister sur la durée à la politique des organisations qu’ils et elles ont rejoint. 

La réponse aurait pu être donnée par la fusion, l’organisation commune, entre des militants plus armés politiquement, celles et ceux de février 1934, et la vague plus radicale et enthousiaste de juin. Mais la seule explication à l’absence de grève dans les secteurs les plus organisés en juin 1936 est que, dans ces secteurs, les militants sont majoritairement sur la ligne de leur direction et « attendent » du gouvernement la réalisation de leurs revendications.

Ce n’est qu’en partie vrai. Il existe, dès 1935 des oppositions « de gauche » au sein du parti socialiste comme du parti communiste développant une critique du Front Populaire27. Mais par souci de ne pas s’isoler du mouvement leur positionnement vis-à-vis du Front Populaire et de leurs partis restera ambigüe. Cela ne leur permettra ni de populariser à une échelle large une perspective révolutionnaire indépendante et d’en féconder le mouvement ni de souder une force politique cohérente dans ce combat. L’opposition de gauche du parti socialiste sera finalement exclue en 1938 et rapidement marginalisée. L’opposition au sein du parti communiste sera progressivement détruite par les exclusions. Les oppositions qui existent indépendamment du Front Populaire sont numériquement trop faibles et trop peu implantées au sein de la classe ouvrière pour pouvoir jouer un rôle28.

Conclusion

La possibilité du fascisme est l’expression et la conséquence d’une crise du capitalisme dont la vérité ultime est celle-ci : ce sera eux ou nous. Les choses ne se règleront pas pacifiquement. Laisser dominer les politiques du Front Populaire c’est simplement préparer notre défaite. Le clarifier est indispensable pour construire l’autonomie de notre classe et la lutte contre le fascisme.
Mais cela doit se traduire concrètement. Il faut plus de révolutionnaires pour défendre ouvertement cette politique, proposer des initiatives, tester et apprendre de l’expérience dans chaque quartier, chaque lieu de travail. Cette implantation est aussi une condition pour que cette politique puisse devenir une alternative quand le niveau des luttes augmente et que l’impasse des directions traditionnelles du mouvement apparaît plus largement.
L’obstacle que constituait le parti communiste dans les années 30 n’existe plus. Il existe partout des collectifs, des groupes d’activistes qui cherchent dans la même direction. Les choses peuvent avancer rapidement pour développer une organisation révolutionnaire mais le temps est désormais compté. 

Denis Godard (Paris 20e), le 20 août 2024.


Notes :

  1. Pour combler les raccourcis de ce texte on lira utilement :

    Sur le fascisme :
    – Clara Zetkin, La lutte contre le fascismehttps://www.marxists.org/archive/zetkin/1923/06/struggle-against-fascism.htmlhttps://vivelemaoisme.org/wp-content/uploads/sites/23/2016/10/pdf_clara-zetkin-fascisme.pdf
    – Vanina Giudicelli, Existe-t-il un danger fasciste en France ? https://www.autonomiedeclasse.org/antifascisme/existe-t-il-un-danger-fasciste-en-france/
    – Mark L.Thomas, Le fascisme en Europe aujourd’huihttps://www.autonomiedeclasse.org/antifascisme/existe-t-il-un-danger-fasciste-en-france/http://isj.org.uk/fascism-in-europe-today/#footnote-10080-69-backlink

    Sur le Front Populaire :
    – Jacques Danos et Marcel Gibelin, Juin 36, Les bons caractères
    – Charlie Kimber, https://socialistworker.co.uk/long-reads/what-are-the-lessons-from-the-popular-front-against-fascism-in-1930s-france/ ↩︎
  2. Oui un parti fasciste : ce qui est incroyable c’est à quel point le succès actuel du RN correspond à la stratégie mise en place au début des années 1970 par des fascistes proclamés et qui conduisit à la formation du Front National. Voir notamment Jim Wolfreys, Les dangers de la dédiabolisationhttps://www.autonomiedeclasse.org/antifascisme/les-dangers-de-la-dediabolisation/ , The dangers of detoxification, https://jacobin.com/2017/04/national-front-detoxification-marine-le-pen-fascism-france-elections/ ↩︎
  3. https://www.mediapart.fr/journal/economie-et-social/200624/le-patronat-se-prepare-collaborer-avec-le-rn Même le Financial Times va écrire un article relayant la panique des milieux patronaux. Ce qui par ailleurs met à mal les théories faisant du RN un simple outil des patrons. Jusqu’ici le RN n’était pas l’option de la majorité du patronat. Il ne l’est pas encore. ↩︎
  4. Cf Jim Wolfreys, Les dangers de la dédiabolisation, ibid ↩︎
  5. Sur la lutte antifasciste en France dans les années 1990 voir notamment Denis Godard, Stratégies de lutte antifasciste : 5 exemples historiqueshttps://www.autonomiedeclasse.org/antifascisme/strategie-antifasciste-5-exemples-historiques-pour-ouvrir-une-reflexion/ ↩︎
  6. Pour plus de développements sur cette partie, Denis Godard, Front Populaire et antifascisme de masse : quand vaincre le fascisme devint possiblehttps://www.autonomiedeclasse.org/histoire/front-populaire-et-antifascisme-de-masse-quand-vaincre-le-fascisme-devient-possible/ ↩︎
  7. Daniel Guérin, Front Populaire Révolution manquée, La Découverte ↩︎
  8. Antoine Prost, Autour du Front Populaire, Éditions du Seuil ↩︎
  9. Idem ↩︎
  10. Robert O. Paxton, Le fascisme en action, Seuil ↩︎
  11. Expression d’abord utilisée par Jean-Luc Mélenchon en 2022 et qui est abondamment reprise à gauche ↩︎
  12. Ce programme très modéré contient des mesures positives comme l’augmentation des salaires et l’abrogation de la loi sur les retraites de 2023 ↩︎
  13. A la différence des élections européennes où la France Insoumise de Jean-Luc Mélenchon se présentait indépendamment des autres forces du NFP et qui avait fait de la question palestinienne un des enjeux centraux. Évidemment l’unité programmatique avec le PS notamment a repoussé cette question dans l’ombre. ↩︎
  14. Voir les interventions à l’interminable réunion publique https://www.youtube.com/watch?v=wVOVnCVyUnY . Pour ma part lors de la manifestation du 14 juillet j’ai utilisé le terme « soulagement » https://www.youtube.com/watch?v=HF0GWnZyMrk ↩︎
  15. Situation qui rappelle celle de la République de Weimar de 1930 à 1932 en Allemagne et qui ouvrit la route à Hitler ↩︎
  16. Le sondage a été fait pour le journal conservateur Le Figaro. Ce qui signifie que la question elle-même est populiste : elle mêle tous les partis sans distinction. https://www.publicsenat.fr/actualites/politique/sondage-limage-catastrophique-des-partis-aupres-des-francais ↩︎
  17. Pour plus de développements sur cette partie, Denis Godard, Front Populaire : La révolution est-elle possible ? ,  https://www.autonomiedeclasse.org/histoire/front-populaire-la-revolution-est-elle-possible/ ↩︎
  18. Sur Brest voir notamment https://bourrasque-info.org/spip.php?article100 ↩︎
  19. Rosa Luxemburg, https://www.marxists.org/francais/luxembur/gr_p_s/greve.htm , https://www.marxists.org/archive/luxemburg/1906/mass-strike/ ↩︎
  20. Le Front Populaire devint le nom d’une politique que la IIIè Internationale, stalinisée, imposa à tous les partis communistes. En Espagne la conséquence fut la défaite de la révolution et la victoire du franquisme. Lire Felix Morrow, Révolution et contre-révolution en Espagnehttps://www.marxists.org/francais/morrow/espagne/morrow_table.htm , https://www.marxists.org/archive/morrow-felix/1938/revolution-spain/ . Mais cela eut aussi des conséquences dramatiques, selon les conditions, dans tous les pays. Voir par exemple pour la destruction d’une base dans la classe ouvrière noire aux Etats-Unis https://jacobin.com/2024/04/alabama-communist-jim-crow-south ↩︎
  21. Voir notamment Ludivine Bantigny, Les grèves de 1936 et leurs suiteshttps://positions-revue.fr/les-greves-de-1936-et-leurs-suites/ ↩︎
  22. Les défaillances d’entreprises : vers un niveau record en 2024 ? https://www.actu-juridique.fr/affaires/entreprises-en-difficulte/les-defaillances-dentreprises-vers-un-niveau-record-en-2024/ ↩︎
  23. Retours d’expérience de ripostes antifascistes localeshttps://www.autonomiedeclasse.org/antifascisme/retours-dexperience-de-ripostes-antifascistes-locales/ . St Brieuc est une petite ville de 45 000 habitants. ↩︎
  24. https://www.mediapart.fr/journal/politique/230624/au-havre-du-rap-et-des-punchlines-contre-l-extreme-droite ↩︎
  25. Denis Godard, 4 mois de luttes en Francehttps://www.autonomiedeclasse.org/crise-politique/4-mois-de-luttes-en-france/ , http://isj.org.uk/workers-shake-macron/ Tout comme l’unité autour du NFP a cristallisé la volonté de faire barrage au fascisme, l’unité des directions syndicales a cristallisé l’opposition à la réforme des retraites. Mais cette unité là aussi avait un contenu : les moyens institutionnels plutôt que ceux de la lutte de classe et la limitation du champ de la lutte. ↩︎
  26. Antoine Prost, Autour du Front Populaire, ibid ↩︎
  27. Voir notamment Pierre Broué et Nicole Dorey, Critiques de gauche et opposition révolutionnaire au front populairehttps://www.marxists.org/francais/broue/works/1966/01/broue_dorey_frpop.html . Voir le texte d’André Ferrat, alors dirigeant national du parti communiste qui y créé un groupe d’opposition clandestin publiant un bulletin « Que faire ? » : La lutte contre le fascisme et l’Internationale communistehttps://sinedjib.com/index.php/2024/07/06/ferrat-2/ . Voir pour l’histoire de la gauche révolutionnaire dans le parti socialiste Daniel Guérin, Front Populaire, Révolution manquée, ibid. ↩︎
  28. Tony Cliff, The Darker the night the brighter the star, Bookmarks https://www.marxists.org/francais/cliff/1993/trotsky/cliff_mia.htm ↩︎
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