Le palais présidentiel (l’Elysée) est sans doute un des lieux les plus inaccessibles et protégés en France. Mais en décembre dernier les forces de sécurité ont mis en place un dispositif pour évacuer Emmanuel Macron du palais présidentiel de l’Elysée en cas d’envahissement par des manifestants.
Un mouvement extraordinaire
C’est un mouvement extraordinaire qui a eu lieu cette année en France. Extraordinaire au sens propre, c’est-à-dire qui sort de l’ordinaire aussi bien du fonctionnement habituel que des périodes précédentes de lutte.
Quand on parle de révolte, comme dans le titre de ce débat, on pense généralement à une explosion limitée dans le temps, une éruption de rage. La rage était bien présente mais l’explosion a duré. Dès le début les manifestations du samedi ont été nommées « Actes », comme dans les pièces de théâtre. L’Acte 1 a eu lieu le 17 novembre. Aucune pièce ne s’arrête à l’Acte 1. Et ce samedi (6 juillet) des manifestations constituaient l’Acte 34, soit plus de 7 mois de manifestations tous les samedis sans aucune interruption ! En 6 mois un journal avait déjà recensé près de 50 000 manifestations et rassemblements dans toute la France !
Le mouvement des Gilets Jaunes a été aussi extraordinaire dans sa composition mobilisant des secteurs inattendus de la population dont la grande majorité manifestaient pour la première fois de leur vie, organisés autour de petites villes et de villes moyennes, travailleurs de petites entreprises sans syndicats, retraitéEs, chômeurs, travailleurs précaires ou sans statut avec une proportion inédite de femmes, notamment de mères célibataires ainsi que des membres de ce qu’on pourrait appeler la petite bourgeoisie traditionnelle, artisans, commerçants, chefs de petites entreprises.
Le terme « Acte » nous dit aussi un autre aspect important, l’orientation de ce mouvement vers l’action, bloquant des routes et des ronds-points, tenant des assemblées, occupant des bâtiments. Rapidement les Gilets Jaunes ont appelé à « bloquer l’économie » non pas en bloquant la production par des grèves, nous y reviendrons, mais en tentant de bloquer la circulation des marchandises, blocages de péages, de raffineries, de ports, de centrales d’approvisionnement en marchandises pour les supermarchés…
Ces opérations étaient organisées pendant la semaine sur les lieux d’implantation des Gilets Jaunes tandis que les manifestations du samedi convergeaient dans les métropoles et les grandes villes dont bien sûr Paris. Et, de manière inédite par rapport aux manifestations traditionnelles ces manifestations, non déclarées, avaient lieu dans les quartiers les plus riches qui sont aussi ceux des centres du pouvoir. C’est ainsi qu’à Paris le lieu central et le plus emblématique des manifestations était les Champs Elysées, ses magasins et ses restaurants de luxe mais aussi ses ambassades, ses ministères… et son palais présidentiel. Rapidement la police a défini des zones où les manifestations étaient interdites laissant des cortèges « sauvages » multiples se croiser dans un Paris en partie déserté par les voitures tandis que des affrontements éclataient dans ces zones interdites.
Des épisodes insurrectionnels
Cela a donné lieu à des épisodes insurrectionnels dans tout le pays et notamment dans la capitale. Le 1er décembre des magasins de luxe et des restaurants ont brûlé et été pillés sur la « plus belle avenue du monde ». L’Arc de triomphe, symbole du militarisme français… et de l’image de Paris a été envahi et pillé par des manifestants. Dans une petite ville du centre de la France (Puy-en-Velay) la police a dû se réfugier dans le bâtiment de l’Etat (la préfecture) sous la pression des manifestants qui y ont mis le feu. Il a fallu plusieurs heures pour que des renforts soient envoyés et que la police reprenne le contrôle.
Malgré la campagne hystérique des médias et du pouvoir « contre la violence » cela n’a pas arrêté les manifestations. Le 5 janvier des manifestants ont enfoncé la porte d’un ministère avec un transpalette. Il faut regarder les vidéos sur youtube d’un épisode qui s’est déroulé ailleurs dans Paris le même jour. On y voit une ligne de police lourdement équipée qui repousse des manifestants sur un pont. Soudain comme dans un film de superhéros, un boxeur saute sur le pont et fait reculer toute la ligne de flics mettant finalement KO l’un d’entre eux. Le boxeur a été condamné à un an de prison. Mais en deux jours une collecte spontanée sur internet a collecté 140 000 euros avant que le gouvernement ne la fasse fermer !
Le 16 mars alors qu’à Paris un cortège de 100 000 faisait fusionner la manifestation contre le racisme et les violences policières, la manifestation pour le climat et des cortèges de Gilets Jaunes la façade du Fouquet’s, restaurant de luxe symbolique des riches et du pouvoir, était incendiée sur les Champs-Elysées.
Le niveau de confrontation avec l’Etat et la police est illustré de manière plus dramatique par le nombre de manifestantEs blesséEs par la police, près de 3000 dont 24 ont perdu un œil et 5 une main. Une vieille dame a été tuée à Marseille par l’impact des grenades.
Selon les chiffres officiels 10 000 manifestantEs ont été temporairement incarcéréEs dans des commissariats. En mars 800 avaient déjà été condamnés à des peines de prison ferme tandis que 1800 attendaient leur procès ! Les autorités ont dû admettre que malgré leur dénonciation des « Black blocs » et autres « groupes d’extrême-gauche » les personnes arrêtées comme celles qui ont été condamnées étaient principalement « inconnues de leurs services »
Ce mouvement a planté les derniers clous sur le cercueil de l’image de Macron. Il jouissait, du côté de la classe dirigeante de l’image de « celui qui ne recule jamais ». Si ses reculs sont surtout symboliques, il a néanmoins reculé pour la première fois depuis qu’il est au pouvoir sous la pression du mouvement, supprimant l’augmentation de la taxe sur l’essence qui avait allumé le mouvement, accordant une prime exceptionnelle aux salariéEs et surtout admettant qu’il avait été arrogant et ouvrant un « Grand débat ». Il a aussi perdu définitivement son image, auprès de la population d’homme « nouveau ». Il n’est désormais que le « président des riches », méprisant, arrogant, raciste et autocrate.
Une rébellion de classe
C’est une question qui a fait débat à gauche à cause de visions mécanistes et/ou dogmatiques de la lutte de classes où la classe ouvrière est souvent réduite à ses secteurs les plus traditionnels et la lutte de classe à la mobilisation de troupes organisées par les syndicats défilant sans incidents sur des parcours toujours identiques lors de journées de grève.
Pourtant les enquêtes sociologiques venues plus tard n’ont fait que confirmer ce qui était une évidence dès le départ. Le mouvement des Gilets Jaunes est une rébellion de classe tant par sa composition que par son contenu. Les enquêtes ont en effet prouvé que, de manière écrasante, les Gilets jaunes étaient des ouvriers, des ouvrières et des employéEs.
Dès le début les reportages donnant la parole à des Gilets jaunes exprimaient tous la même idée : « nous ne pouvons plus continuer de vivre comme ça », « dès le 15 du mois mon frigo est vide » disaient des travailleurs tandis que des retraitéEs expliquaient qu’ils et elles avaient travaillé toute leur vie et ne pouvaient même pas se payer de vacances ou aller voir leurs petits-enfants. Une enquête a établi que 62% des Gilets jaunes finissaient chaque mois à découvert sur leur compte. D’où le slogan d’un mouvement pour « les fins de mois ». Dès décembre les Gilets Jaunes vont converger avec les manifs climat derrière le slogan « Fins de mois, Fin du monde, même combat ».
Très rapidement aux revendications sur la baisse des taxes se sont ajoutées des revendications sur l’augmentation des salaires, la défense des services publics, le logement…
A cela s’ajoutait une colère contre « les riches » avec notamment l’exigence de rétablissement de l’impôt sur les grandes fortunes.
Ce qui s’exprimait dans ce mouvement n’était pas seulement économique mais profondément politique, l’idée qu’une minorité s’approprie à la fois les richesses et le pouvoir. Rappelons encore ici les manifestations dans les quartiers des grandes villes, lieux combinés de richesses et de pouvoir…
Significativement une des figures des Gilets Jaunes avait appelé un samedi à « aller à l’Elysée ». Montrant l’incapacité des médias dominants à comprendre la nature de ce mouvement il fut harcelé par les journalistes sur le mode : « mais si vous voulez rencontrer Macron pourquoi ne pas demander un rendez-vous ? » – « Mais on ne veut pas rencontrer Macron ». Stupéfaction : « Vous ne voulez pas négocier ? » – « Non ». « Vous voulez vous affronter avec la police ? » – « Non ». « Mais alors que voulez-vous ? » – « Juste entrer à l’intérieur » – Re-stupéfaction.
Des grèves comme produit du mouvement
Malgré la politique des directions syndicales, condamnant au départ le mouvement, allant jusqu’à appeler au calme après le 1er décembre, des connections n’ont pas cessé de se développer entre les Gilets Jaunes et des syndicalistes. A St Nazaire les dockers ont menacé le pouvoir de se mettre en grève immédiatement si les piquets locaux de Gilets Jaunes étaient attaqués. Sur des grèves locales des Gilets jaunes sont venus en soutien.
Un mouvement général ne se décrète pas, il ne peut être décidé bureaucratiquement par des états-majors. Malgré l’appel de Gilets Jaunes à rejoindre des journées de grève nationale appelées par les directions syndicales à plusieurs reprises à partir de février pour tenter de « prendre le train en marche », ces « appels par en haut » n’ont pas été des succès.
Mais le processus a été bien plus vivant que cela. Le mouvement des Gilets Jaunes a nourri le développement de grèves de plusieurs manières.
Dès février le premier canal télé d’infos en continu – pourtant très pourri – BFM, a averti que l’appel lancé par Macron aux patrons du privé pour qu’ils accordent des primes exceptionnelles à leurs employés suscitait un regain des grèves, y compris dans des grosses multinationales comme Véolia, Dunlop ou Conforama soit pour que ces primes soient plus élevées qu’annoncé soit pour qu’elles soient plus générales. Certaines de ces grèves ont même abouti à des augmentations de salaires comme dans une filiale d’Apple. Dans les Douanes une grève historique de plus de deux mois a conduit à une prime mensuelle.
Mais c’est aussi le climat général et l’idée qu’il était possible de faire reculer Macron qui a nourri le regain de combativité ouvrière. Gilets Jaunes est même devenu un verbe certains parlant de « gilets-jauner » pour dire « lutter comme les Gilets Jaunes ». L’année s’est achevée sur des mouvements de lutte et de grève dans l’éducation et dans les hôpitaux.
Début juillet un éditorialiste du quotidien économique pro-libéral « Les Echos » avertissait du danger de « zadisme permanent » se développant en France (du nom de la zad, ce terrain occupé pendant des années contre un projet d’aéroport dans l’ouest de la France). Dans son article il ne parle pas des Gilets Jaunes pour illustrer ce « danger » mais de la grève dans les urgences des hôpitaux et du refus des enseignants de faire remonter les notes du baccalauréat !
Un extraordinaire… processus
Qualifier ce mouvement d’extraordinaire est répandu, que ce soit pour le condamner ou l’encenser. Mais se limiter à cela n’est pas suffisant qui le déconnecte de ce qui serait « l’ordinaire » de la situation. L’épuisement actuel de la forme de mobilisation des Gilets Jaunes est présenté comme la fin du mouvement, la fermeture d’une parenthèse.
On comprend l’intérêt de cette analyse pour les cercles dominants.
Mais cela amène aussi une grande partie de la gauche dite « radicale » à se focaliser sur la nécessité d’un « débouché politique » que chaque courant proclame être lui-même… comme avant le mouvement. Et la caractéristique commune de ces différents « débouchés » est qu’ils sont tous extérieurs au mouvement lui-même.
Pour la gauche réformiste ce débouché est institutionnel et donc électoral.
Une des plus grosses organisations révolutionnaires en France, Lutte ouvrière, a, elle, produit un communiqué hallucinant après les élections européennes où elle présentait des candidats expliquant qu’il fallait construire le parti révolutionnaire (donc Lutte ouvrière) en prévision du moment où la classe ouvrière entrerait en lutte !
La meilleure manière d’appréhender le mouvement des Gilets Jaunes et la situation en France est à notre sens de le faire à la lumière de ce qu’a écrit la révolutionnaire polonaise Rosa Luxemburg dans une brochure sur la révolution de 1905 en Russie. Si vous ne l’avez jamais lu courrez le faire, ça s’appelle « grèves de masse, parti et syndicat ».
Elle y résout, au moins partiellement, ce qui semble un paradoxe : comment notre classe qui « n’est rien » peut-elle devenir « tout », comment notre classe dominée par les idées de la classe dirigeante peut-elle « s’émanciper elle-même » ?
Dans cette brochure elle décrit la révolution comme un processus issu de la crise générale du système, crise qui aiguise ses contradictions internes et les antagonismes de classe et provoque des conflits. Elle y explique que ce processus peut s’étendre sur des années, voire des décennies, au cours desquelles se succèdent des périodes de conflits ouverts et généraux avec l’Etat et des périodes de multiples conflits partiels et/ou locaux. Elle démontre que les luttes économiques, la multiplication de grèves locales, « fertilisent » le sol pour l’explosion apparemment soudaine de luttes politiques générales qui elles-mêmes préparent le terrain pour une multiplication de luttes partielles. Ce processus est nécessaire pour « éveiller » à la lutte et à la conscience de classe des couches de plus en plus profondes et larges de la population.
Il est impossible, dans le cadre de cette introduction de revenir loin en arrière dans l’expérience des luttes de ces 20 dernières années en France. Mais si on regarde seulement ces dernières années, c’est bien ce type de processus qui est à l’œuvre et qui permet aussi bien de comprendre le mouvement des Gilets Jaunes que d’y donner des perspectives.
En 2016 c’était le mouvement contre la loi travail et son monde avec des grèves et manifestations massives et l’occupation de grandes places. En 2017, en pleine période électorale (présidentielle et législative), malgré la stérilisation que cela entraîne généralement sur le terrain des luttes, 1 million de jours de grève, locales, partielles, « invisibles » ont été comptabilisés en deux mois. En 2018 a eu lieu la grève la plus longue de l’histoire des cheminots, accompagnée de multiples autres conflits. C’est dans cette période que sont apparus les « cortèges de tête » regroupant les secteurs les plus déterminés, prenant la tête des manifestations, s’affrontant avec la police. Lors de la manifestation du 1er mai 2018 à Paris la police a déclaré que, selon ses propres chiffres ce cortège de tête avait regroupé 14 000 manifestants qu’il était impossible de réduire aux « Black blocs » mais comportant des cortèges de syndicalistes, de sans-papiers, etc…
Une négation des « anciennes » formes de lutte ?
Beaucoup d’analyses ont insisté sur le fait que le mouvement des Gilets jaunes représentait une négation des mouvements précédents. Il y a bien sûr une version de droite de cet argument contre l’idée même de lutte mais aussi une version de gauche : « il faut chercher de nouveaux modes de lutte, les syndicats c’est fini, la grève ça ne marche plus, les secteurs de la production ne sont plus importants, ce qui compte c’est la circulation, etc. ». A l’opposé, comme dans le cas de Lutte ouvrière, les dogmatiques ont nié l’aspect de classe de ce mouvement.
Dans le processus de grèves de masse que décrit Rosa Luxemburg, cette « négation » de ce qui précède… fait partie du processus. Les périodes de lutte générales s’épuisent généralement parce qu’elles n’ont pas atteint la force, le niveau d’organisation et de conscience nécessaire pour résoudre le niveau d’affrontement qu’elles ont-elles-même engendré. Lorsque le processus resurgit, plus tard, plus loin, ailleurs, après une phase où le mouvement semble s’être éparpillé dans une multitude de conflits, c’est souvent à l’initiative de nouvelles couches de la population, avec d’autres traditions… et une remise en cause des formes qui n’ont pas permis précédemment de gagner.
C’est aussi cela qui a fait apparaître les Gilets Jaunes comme un mouvement extraordinaire. Hors des syndicats, soulevant des secteurs où la grève est difficile voire quasi impossible, survenant après des mouvements (notamment en 2010 mais aussi 2016 ou 2018) où la grève de gros secteurs n’a pas permis de gagner, ce mouvement s’est concentré sur la tentative de bloquer l’économie par la circulation des marchandises (et des services) plutôt que sur leur production et a cherché le rapport de force avec le pouvoir dans l’affrontement de rue.
Ce faisant il a fait entrer dans la lutte de nouveaux secteurs de la population et de notre classe. Il a infusé dans tout le reste de la société, contre le conservatisme des organisations traditionnelles, le sens de la créativité, de l’auto-organisation, de la détermination et de la possibilité (et de la nécessité) de la confrontation avec les forces répressives de l’Etat.
Mais il a aussi ré-ouvert, à nouveaux frais et à un niveau plus élevé, la question des moyens et des formes pour gagner et notamment la question de la grève. Il est allé, d’une certaine manière, au plus loin avec les formes qu’il utilisait. L’épuisement actuel de la mobilisation ne signe pas la fin du processus. Il signe uniquement l’épuisement de ces formes au stade actuel et appelle à un nouvel élargissement dans sa composition – au-delà des centaines de milliers impliquéEs activement dans le mouvement – et dans ses formes.
Il est difficile de savoir de quoi les prochaines étapes seront faites. En tant que tel, à part quelques noyaux qui probablement défendront, de manière quasi religieuse la forme Gilets Jaunes, ce mouvement devra sans doute être dépassé et même à nouveau « nié ». Ce qui est sûr c’est que le processus va continuer. Le syndicat des travailleurs de l’électricité appelle déjà à une grève nationale le 19 septembre. Dans les hôpitaux et l’éducation la lutte continue. Le gouvernement a déjà décidé de reporter sa nouvelle attaque planifiée contre les retraites.
Le besoin d’un combat politique
La révolution est un processus qui soulève toute la société… pas uniquement la classe ouvrière. Par ailleurs la classe ouvrière n’est elle-même pas un bloc homogène. Elle est traversée par des situations objectives différentes, divisée par des discriminations multiples, de race, de genre…
C’est le processus décrit par Rosa Luxemburg qui crée les conditions pour l’unifier dans sa diversité, lui donner conscience de son pouvoir et entraîner d’autres couches de la société dans son mouvement.
Mais cette hétérogénéité signifie aussi que ce processus n’a rien de fatal. Différentes idées et stratégies entrent en conflit au sein même du mouvement qui ne visent pas toutes à la transformation sociale. Révolution et contre-révolution vont par ailleurs toujours de pair.
Il a fallu l’expérience traumatique de la guerre mondiale, dix ans après la rédaction de sa brochure, pour que Rosa Luxemburg, alors en prison pour son opposition à la guerre, rompe avec ce qu’un auteur a appelé son fatalisme optimiste (l’idée qu’il s’agissait uniquement d’accélérer un processus historiquement inévitable : « la révolution progresse de défaite et en défaite vers la victoire »). C’est alors qu’elle parle de l’alternative entre socialisme et barbarie, rompt avec le parti social-démocrate allemand et crée la Ligue spartakiste puis participe à la fondation du Parti communiste au milieu de la révolution allemande à la fin de l’année 1918 juste avant d’être assassinée… par une police aux ordres de ses anciens « camarades » du parti social-démocrate.
Ce qui a été souvent été retenu contre les Gilets Jaunes est pour nous le signe de la profondeur et de l’ampleur du processus en cours. Si le caractère de classe de ce mouvement était indiscutable dès son origine, il a aussi soulevé des couches de la population jusque là peu actives et entraîné des sections de classes intermédiaires. Comment s’étonner, dans un pays où les fascistes obtiennent régulièrement plus de 5 millions de voix et où tous les partis dominants et tous les gouvernements ont propagé le racisme et le nationalisme, que, lorsque ces couches se soulèvent des courants fascistes essaient de s’y engager, que des électeurs et électrices du Rassemblement national (ex-FN) y soient présents, que des préjugés racistes et nationalistes s’y expriment ?
Cela ne devait pas mener à condamner le mouvement. Mais cela ne devait pas non plus être ignoré. D’où l’importance, pour le mouvement lui-même et la suite du processus qu’un combat soit mené de l’intérieur du processus lui-même, de l’intérieur du mouvement. Combat contre le racisme et pour virer les fascistes, etc…
C’est aussi un combat sur les stratégies à mettre en œuvre. Alors qu’une partie de la gauche ne parle que de « convergence des luttes » comme si cette convergence était une simple addition de fronts (se traduisant souvent par une simple addition de « représentantE » sur des plateformes de meetings) tandis qu’une autre partie ne parle que de « débouché » politique extérieur au mouvement lui-même, c’est de l’intérieur du mouvement, en partant de ses combats, de ses enjeux, qu’une force révolutionnaire doit se construire en se battant pour :
- Développer et élargir les mobilisations et organisations locales dans les quartiers sur différents fronts et questions concrètes
- Favoriser le soutien à la multiplication des grèves et l’auto-organisation de celles-ci
- Mener de manière intransigeante la lutte antiraciste, la lutte contre l’islamophobie et la solidarité avec les migrantEs, la lutte contre le « système des frontières » et la solidarité internationale : ce combat est crucial pour construire une conscience de classe
- Déraciner de manière offensive les fascistes et notamment le Rassemblement national de toute apparition dans nos quartiers voire dans nos luttes.
Conclusion (après le débat)
Cette présentation du mouvement des Gilets Jaunes a insisté sur tout ce qui est positif dans ce mouvement, sur l’inspiration qu’il nous donne. Ce n’est pas ce qui nous défonce la gueule qui nous intéresse le plus, ça on le subit trop souvent, mais surtout ce qui permet de rendre des coups et ce qui peut permettre d’y mettre fin.
En forme de conclusion provisoire disons d’abord ici que la situation en France et le processus en cours a bien sûr des spécificités dues à l’histoire, longue et courte dans ce pays.
Mais ce qui est à l’origine n’est pas spécifique à la France, c’est d’ailleurs ce qui garantit, pour le pire comme pour le meilleur, qu’il n’y aura pas de retour en arrière. Ce n’est pas la volonté nue de certains secteurs ou de certaines forces qui produit le processus. C’est la crise profonde du capitalisme lui-même qui ouvre le champ des possibles et le champ de la lutte, une crise qui se reflète à tous les niveaux, sociaux, économiques et politiques qui polarise la société, aiguise les antagonismes, provoque les conflits. Ce que nous appelons « trajectoire du Capital ». Cette crise est globale. Elle s’exprime par la progression du militarisme, du racisme, d’Etats autoritaires et de mouvements fascistes. C’est le côté « barbarie » de l’alternative. Mais elle donne aussi naissance à des révoltes et même des révolutions comme aujourd’hui au Soudan ou en Algérie. Elle donne des audiences de masse à toutes les idées anticapitalistes. Sous d’autres formes le processus en cours en France a lieu partout. Et il est possible que les pays où le niveau actuel de luttes est le moins élevé connaîtront à l’avenir des phases qui pourraient être d’autant plus explosives. D’où l’importance d’analyser et de connaître les expériences en cours dont celle de la France. Et le besoin d’étudier aussi chaque situation en détails avec ses spécificités pour pouvoir y intervenir concrètement.
Ces situations créent de grandes opportunités. Mais il faut qu’elles soient saisies pour faire avancer les expériences et les idées et que se créent des forces révolutionnaires qui s’accumulent pour pousser le processus en avant. A défaut d’autres forces sont à l’affut. La seule dynamique du mouvement ne garantit rien. Les élections européennes en France ont montré que le Rassemblement national n’avait rien perdu de son audience ces derniers mois. Que ce sera le cas tant qu’on ne combinera pas les luttes sociales avec la lutte contre le racisme et contre le fascisme. Oui certains peuvent avoir soutenu les Gilets Jaunes et continuer de penser qu’il y a trop d’immigrés en France… surtout quand le mouvement semble s’épuiser et que, fondamentalement rien n’a encore changé. Que le frigo continue d’être désespérément vide dès le 15 du mois.
Il n’y a pas uniquement un processus vers la gauche. Si Macron a perdu de son crédit dans la classe dirigeante celle-ci n’a pour l’instant pas d’autre carte disponible immédiatement. Mais nul doute qu’elle y travaille. L’organisation patronale, le Medef, avait invité à son université d’été Marion Maréchal-Le Pen, petite fille de Jean-Marie Le Pen, qui a été députée pour le FN. Quelques jours avant cette annonce elle avait médiatisé une rencontre avec des cadres du parti de droite, Les Républicains. Le Capital n’en est pas encore rendu à jouer directement la carte du fascisme. Mais l’histoire s’accélère.