14 mai 1958. Trois joueurs algériens de l’équipe de Saint-Étienne se font la malle un lendemain de match de Championnat de France. Direction la Suisse. Sur le chemin, ils passent prendre des camarades footballeurs à Lyon. À la frontière, les agents de la douane reconnaissent le populaire Mustapha Zitouni et le félicitent pour ses récentes performances. Peu de temps après, une dépêche annonce la désertion de footballeurs algériens.
De la Suisse, ces derniers prennent un train pour Rome puis un avion jusque Tunis, ville où siège la direction du Front de Libération Nationale (FLN). Le lendemain, le quotidien sportif L’Équipe fait sa une sur leur disparition. La Fédération française de football (FFF) les condamne dans un communiqué furieux : « Les joueurs indigènes mordent à pleines dents dans le pain du football que nous leur distribuons ». Dans la capitale tunisienne, ils sont dix à se retrouver pour fonder le « Onze de l’indépendance algérienne ». C’est que dans la lutte pour la libération du peuple et de la terre algérienne, le football occupe une place importante.
En Algérie, sous domination coloniale depuis 1830, le football est un outil de contrôle social pour les autorités coloniales. « Le sport doit être le lien qui permet d’unir Français et Musulmans dans le même désir de performance et de nobles aspirations, en éliminant toute rivalité de religions et de races »1 L’Écho d’Oran, 1936 affirme le général Henri Giraud en 1936, alors qu’il est à la tête de la division d’Oran. Bref, sur un même terrain, sous un même maillot, colonisateurs et colonisés auraient des intérêts communs : le mélange comme outil d’acculturation.
Ce qui explique que la création, dans les années 1920, des premiers clubs de foot composés uniquement d’« indigènes » ait été vue d’un mauvais œil. Ils ne sont tolérés par les autorités coloniales que tant qu’ils restent neutres par rapport à la question de l’indépendance et qu’ils se concentrent sur leur occupation récréative et hygiéniste. Ce qui n’empêche pas les tribunes de se politiser petit à petit. Dès 1928, les rencontres entre équipes européennes et « indigènes » sont interdites par le gouverneur général de l’Algérie.
En 1937, le Parti du Peuple Algérien est créé et, de manière générale, le mouvement indépendantiste gagne en puissance. L’État colonial répond par la violence : le 8 mai 1945, des milliers d’algérien·nes sont assassiné·es par l’armée française et des colons suite à une manifestation indépendantiste. En 1954, le FLN fait le choix de l’insurrection armée. Le football ne reste pas à l’écart des combats. Deux ans plus tard, le FLN appelle les équipes musulmanes de football à boycotter toutes les compétitions du colonisateur. Des joueurs rejoignent la lutte, comme Mohamed Benhamed de l’Union sportive musulmane d’Oran qui devient dirigeant du FLN au Maroc. En février 1957, l’organisation commet des attaques à la bombe dans des stades lors de matchs de pieds-noirs à Alger. La même année, en métropole, le député loyaliste Ali Chekkal est assassiné par un membre du FLN au coup de sifflet de la finale de la coupe de France.
Le FLN cherche à convaincre des footballeurs professionnels jouant en France de rejoindre la lutte en constituant une équipe de l’indépendance. Parmi la quarantaine, nombreux sont ceux qui versent déjà une « taxe révolutionnaire » qui représente jusque 15 % de leur salaire. En avril 1958, une dizaine rejoint donc Tunis en héros. Le choix de la date est tout réfléchi : la défection a lieu quelques jours avant un match de préparation à la coupe du monde, auquel devaient participer au moins deux d’entre eux, et affaiblit donc l’équipe française sur le terrain.
Pour le FLN, ces ralliements permettent de constituer sur le terrain une équipe nationale algérienne, et de montrer que des stars sont prêtes à sacrifier leur carrière. En quelques jours, ces derniers passent en effet du statut de vedette du football français avec une vie confortable à celui de joueurs clandestins. Dès le 7 mai, la Fédération Internationale de Football association (FIFA) suspend les joueurs et prévoit des sanctions pour toute équipe nationale qui accepterait de les rencontrer. En plus de renoncer à la Coupe du monde en Suède, Rachid Mekhlouli risque la cour martiale pour désertion en tant que militaire.
Le 9 mai 1958, a lieu le premier match du « Onze de l’indépendance » contre l’équipe marocaine, dans le cadre d’un tournoi qui porte le nom de la prisonnière politique algérienne Djamila Bouhired. « La tribune était pleine d’Algériens combattants, se rappelle Rachid Mekhlouli. Quand j’ai vu notre drapeau se soulever, entendu l’hymne retentir, et les maquisards qui tiraient tout autour du terrain, j’ai été pris d’une énorme émotion ».
Pendant 4 ans, le onze de l’indépendance joue plus de 80 matchs dans 14 pays, de la Libye à l’Asie en passant par l’Europe de l’est, et comptera jusqu’une trentaine de joueurs. L’équipe devient le porte-drapeau de la libération algérienne. « Quand on partait dans les pays de l’Est ou les pays arabes, les politiques étaient au courant de cette guerre mais pas les populations des pays qu’on visitait, poursuit Rachid Mekhloufi. Attention, on ne faisait pas que jouer au football ! On allait visiter les usines, on discutait avec les populations, on expliquait ce qui se passait en Algérie. On était le bras de la révolution à travers le football. Nos résultats et notre manière de jouer nous aidaient énormément. Les gens qui nous voyaient débarquer se posaient des questions : « C’est quoi cette équipe ? D’où ils viennent ces diables ? » On avait une équipe du tonnerre ».
Sur le terrain justement, le jeu proposé se veut à l’image de la lutte indépendantiste : offensif. Et ça marche : en moyenne, l’équipe marque 4 buts par match. « Sur le plan tactique, une constante : l’attaque dans le spectacle, analyse Rachid Mekhloufi. Venus d’horizons différents, nous n’avons pas de problèmes pour réussir l’amalgame puisque nous vivons ensemble, partageons les mêmes joies et les mêmes peines. Autant de conditions idéales à un jeu collectif »
Petit à petit, la fatigue s’accumule, en raison des conditions précaires d’accueil et de voyage, et la lassitude d’affronter des formations moins talentueuses pointe le bout de son nez. D’autant que la direction du FLN se désintéresse petit à petit de ses ambassadeurs à crampons. Au printemps 1961, une dernière tournée de matchs les mène en Bulgarie, Yougoslavie, Roumanie, Hongrie et Tchécoslovaquie. La FIFA reconnaît l’équipe algérienne dans la foulée de l’indépendance gagnée le 18 mars 1962. Une fois leur suspension levée, la plupart des joueurs rebelles retournent jouer dans le championnat français.
Antoine Klein, Toulouse
Conseils de lecture :
- La BD Un maillot pour l’Algérie de Ray, Galic et Kris, 2016
- « Le Onze de l’indépendance algérienne. Une lutte de libération en crampons », chapitre du livre Une histoire populaire du football, M. Correia, La Découverte, 2018
Notes
↑1 | L’Écho d’Oran, 1936 |
---|