La soirée organisée le 13 août 1973 dans le Bronx par Cindy Campbell, une fille d’immigré·es jamaïquain·es, avec son frère Clive — plus connu sous le nom de Kool Herc — aux platines est considérée comme le point de départ de la (contre) culture Hip Hop.
Les Cahiers d’A2C #10 – Novembre 2023
Express Yourself
Sur le sound system artisanal construit avec son père, dans la plus pure tradition Yardie1, le jeune disc-jockey présente la technique de mix qu’il a mis au point, le « Merry go round », c’est-à-dire le fait d’isoler des breaks de batterie et de les passer en boucle afin d’accentuer la rythmique. Cela permet en particulier au premier master of ceremony (MC) de l’histoire, Cock LaRock, de s’exprimer au cours de cette soirée en profitant des intervalles instrumentaux et principalement rythmiques ainsi créés en balançant quelques phrases destinées à maintenir l’excitation du public, et en particulier des danseuses et danseurs.
Nous avons là réunis trois des éléments constitutifs de la culture Hip Hop : le DJing, le MCing (qui se transformera en rap) et la danse. Auxquels il faut bien évidemment ajouter le graffiti. Ils ont en commun d’offrir aux jeunes des ghettos noirs et latinos de New York des moyens d’expression qui leurs sont propres tout en présentant une alternative à la violence des gangs et à la drogue. Le côté antigang et antidrogue du mouvement naissant n’est pas porté par des impératifs moraux mais soutenu par une analyse politique, notamment de l’usage de la drogue dans la stratégie de contre-insurrection déployée par le pouvoir en place, en particulier le FBI, dans sa lutte contre les mouvements révolutionnaires noirs et latinos comme les Black Panthers ou les Young Lords.
Dès 1969, Michael « Cetewayo » Tabor, ancien toxico et professeur d’éducation politique dans l’école de libération des Black Panthers destinée aux enfants des ghettos, écrit une brochure intitulée Capitalisme + Came = Génocide2. Il y développe une analyse de la toxicomanie, en particulier l’addiction à l’héroïne, comme « symptôme monstrueux du mal qui détruit le tissu social dans ce système capitaliste. La toxicomanie est un phénomène social que le système social développe organiquement ». Et précise : « tout phénomène social émanant d’un système social qui se fonde et s’appuie sur d’implacables antagonismes de classe, résultant d’une exploitation de classe, doit être envisagé d’un point de vue de classe ». Pour la classe dirigeante, l’introduction massive de l’usage de l’héroïne dans les « colonies noires de Babylone » — nom donné par Cetewayo aux ghettos, a pour conséquence de déstabiliser les communautés, de pouvoir justifier d’envoyer toujours plus de « porcs » dans les quartiers au nom de la « guerre contre la drogue » et d’envoyer en prison à tour de bras des jeunes noir·es et latin@s. Dans une introduction à la publication en français de la brochure de Michael « Cetewayo » Tabor, Mathieu Rigouste écrit : « La guerre à la drogue s’articule directement avec l’industrialisation sécuritaire des prisons et des camps d’internement. »
C’est dans ce contexte lugubre de victoire de la guerre contre-insurrectionnelle menée par l’appareil d’État américain contre les mouvements révolutionnaires noirs et latinos que le Hip Hop apparaît. Il se développe comme forme d’expression et refuge de ces communautés décimées par la drogue et la guerre que l’État prétend mener contre cette dernière. Les organisations font face à la répression basée sur les principes de la guerre contre-révolutionnaires déployée par les puissances impérialistes contre les mouvements de libérations nationales, en particulier la fRance coloniale en Indochine et en Algérie.
Fight the power
À ses débuts, le Hip Hop est associé, en tant que courant musical, à la danse et aux soirées. Il est principalement festif et instrumental (les véritables stars sont les DJ plus que les MC) et se vit en live, dans les block parties où mixent Grandmaster Flash, Afrika Bambaataa ou Kool Herc, à partir des breaks de percussions des disques de funk. Il faudra attendre 1979 pour voir les premiers morceaux de rap gravés sur vinyles. Au fur et à mesure les MCs développent leur science de la rime en rythmes, façonnant progressivement le rap, passant de simples gimmicks destinés à galvaniser les danseurs et danseuses à des textes plus structurés, leur permettant d’élargir les sujets traités.
Si les premiers textes sont marqués par la volonté de retranscrire l’ambiance des block parties, donc portés sur la danse et la compétition entre MCs, dès le début des années 1980 apparaissent des textes au contenu plus ancré dans la vie sociale, racontant la vie dans les ghettos. Les rappeurs et rappeuses se rapprochent ainsi des blues wo·men qui : « ni conseiller, ni agitateur, […] se contente[nt] de témoigner, d’ajouter au dossier le compte rendu de ses propres expériences permettant ainsi à ses auditeur·ices noir·es de découvrir que leurs malheurs ne sont pas exceptionnels, qu’iels ne sont pas les seules victimes du sort, c’est-à-dire des structures sociale oppressives » comme le soulignent les auteurs de Free Jazz / Black Power3.
La décennie qui va du milieu des années 1980 à celui des années 1990 est marquée par l’émergence de deux scènes distinctes géographiquement (East Coast vs West Coast) mais aussi musicalement : Boom Bap new yorkais vs G Funk californien, samples plutôt tirés du Jazz ou de la Soul vs samples tirés plutôt du Funk. À New York, le courant dit « conscious » (conscient) revendique un engagement politique et se réapproprie l’imagerie des Black Panthers, quand les californien·nes se revendiquent et utilisent l’imagerie « Gangsta » (gangster). Pour autant, les rappeurs et rappeuses de l’ouest comme de l’est proposent des titres forts contre l’ennemi commun : la police, les « porcs » (911 is a Joke de Public Enemy, Sound of da Police de KRS1, Fuck the Police de NWA,…). Ces titres fourniront la bande son des émeutes débutées le 29 avril 1992 à Los Angeles après qu’un jury, composé de dix blancs, un asiatique et un latino, a acquitté quatre officiers de police blancs accusés d’avoir passé à tabac un automobiliste noir américain, Rodney King, après une course-poursuite pour excès de vitesse. Les émeutes durent six jours, on dénombre 55 morts, plus de 2 300 blessé·es, des milliers d’arrestations et des dommages matériels s’élevant entre 800 millions et un milliard de dollars. Il y a plus de 3 600 départs de feu, détruisant 1 100 bâtiments. Des violences ont aussi eu lieu à Seattle, Oakland, San Francisco, Las Vegas et San Diego pour la côte ouest, New York, Philadelphie et Atlanta pour la côte est, sans toutefois atteindre le niveau des émeutes de Los Angeles.
Burn Hollywood Burn
On le voit bien, le Hip Hop, comme mouvement musical, a une implication politique, au-delà de l’implication de ses acteur·ices sur la scène directement politique. Déjà, en tant qu’expression de l’existence des Noir·es, existence qui a « un caractère politique car les Noir·es livrent une guerre constante contre « l’homme » »4, comme l’écrit Rap Brown, ministre de la Justice du Black Panthers Party5. Ainsi même quand ils ne parlent que de drogue, de deal, d’argent facile, de prostitution, de suicides, de survie dans les ghettos… comme c’est le cas aujourd’hui avec la Trap, les morceaux de Hip Hop font exploser à la face du monde ce refoulé de l’Amérique capitaliste et raciste, elle n’existe que par l’exploitation des personnes qu’elle maintient désormais libre, mais toujours inférieures, les Noir·es et les Latin@s.
Au-delà des paroles, c’est la forme même de cette musique qui met en crise la conception bourgeoise de la musique. Les samples, c’est-à-dire le fait de récupérer des passages d’un morceau préexistant pour en créer un nouveau, est une attaque en règle contre l’idée de propriété privée, intellectuelle en l’occurrence, même si le système a trouvé les moyens de faire payer l’utilisation des samples.
En bref, s’il a en grande partie été récupéré par le système commercial et médiatique car « il a fallu, en bonne logique capitaliste que puritanisme et racisme s’accommodent de la priorité du commerce »6, le Hip Hop, 50 ans après son acte de naissance officiel, continue de porter en lui une charge subversive indéniable. Une révolution musicale, certes. Mais pas seulement.
Thomas (Bobigny)
NOTES
- Voir : « Une histoire politique des sounds systems » ↩︎
- On peut par exemple la télécharger ici ↩︎
- Philippe Carles et Jean-Louis Comolli, Free Jazz / Black Power, Collection Folio. ↩︎
- Expression utilisée par les Panthers pour décrire le système et ceux qui le servent. ↩︎
- Cité dans Free Jazz / Black Power, op. cit. ↩︎
- Free Jazz / Black Power, op. cit.. ↩︎