L’urgence climatique mobilise les gens par millions à travers la planète. En septembre dernier, à l’occasion des journées mondiales contre le changement climatique, nous étions plus de 10 millions à manifester dans plus d’une centaine de villes à travers le monde. En octobre, plusieurs centres-villes ont été bloqués à l’appel du mouvement Extinction Rébellion (XR).
Ces mobilisations viennent répondre à un besoin réel : mettre fin à la trajectoire dévastatrice de cette société et, en même temps, proposer et exiger un monde radicalement différent où nos sociétés respecteront les limites de la nature à laquelle elles appartiennent et dont elles dépendent absolument.
Pendant des décennies, la question climatique était portée soit par des ONGs et leurs lobbyistes, soit par des mouvements locaux ou indigènes qui luttaient contre des dégradations spécifiques de leur environnement, soit des mouvements monothématiques (contre les OGM, pour la sauvegarde des océans, etc.).
Bien que le mouvement actuel doive beaucoup à ces mouvements précurseurs, il a effectué un bond qualitatif grâce à l’impulsion de la jeunesse : poser la question du rapport société humaine-nature d’une manière globale qui lie les questions locales avec les grand dangers globaux. Si le réchauffement climatique et les récents rapports du GIEC « obligent » une prise de conscience plus globale, rien ne garantissait que celle-ci aurait pris la forme d’un mouvement qui grandirait rapidement, qui se poserait des questions sur ses tactiques et sur ses objectifs et prendrait des formes aussi radicales. Car, non seulement le slogan « changer le système, pas le climat » a été repris massivement, mais l’idée de la grève a elle aussi été adoptée partout très rapidement par des élèves et des étudiant·e·s qui cherchent maintenant à l’étendre dans le mouvement ouvrier traditionnel.
Cet article est le premier d’une série d’articles pour ouvrir/continuer le débat sur un certain nombre de questions que (se) pose ce nouveau mouvement.
Changer le système (pas le climat) sans violence
Crucialement, le besoin d’obliger les « centres de pouvoir » à prendre en compte ce mouvement s’est traduit – à l’initiative de XR – par des blocages massifs dans plusieurs grandes villes. En face, la classe dirigeante, qu’il s’agisse des porte-paroles du climato-scepticisme (fortement financés par des grandes multinationales1https://www.smithsonianmag.com/smart-news/meet-the-money-behind-the-climate-denial-movement-180948204/?fbclid=IwAR1MeZa_1r102woUcAzWT5XXuY5-DxiXQMPltNpvhX_4QjaNoV8f0ye05oA#yhiBukAYcJPDfIUC.01.) ou des gouvernements prétendument ouverts aux revendications du mouvement et inquiets par le danger ne sont pas restés les bras croisés. Dans un premier temps, ces derniers ont tenté de se présenter comme les seuls garants de la nécessaire transition énergétique. Mais quand le mouvement a montré qu’il n’était pas prêt à déléguer passivement les prises de décision aux principaux responsables de la crise climatique, les gouvernements ont ressorti rapidement leurs poncifs de défense de “la vie des citoyens pris en otage” et exigé que les élèves retrouvent le « bon chemin de leurs études qui ne devraient pas être interrompues par des grèves ». Les moyens diffèrent mais partout la répression policière et les sanctions administratives contre les élèves sont utilisées pour mettre fin au mouvement de la jeunesse pour le climat.
Face à cette réaction, le mouvement est en quête de méthodes pour résister, se défendre et continuer la lutte. La non-violence, méthode choisie dès le départ par les activistes de XR gagne du terrain. Que des jeunes (ou moins jeunes) veulent transformer la société pacifiquement est plus que louable. Personne ne devrait critiquer des jeunes qui veulent sauver le monde d’une manière pacifique. Mais la non-violence, en tant que doctrine d’action qui s’oppose à la diversité des formes de lutte, est-elle vraiment accessible à toutes et tous ? Quels en sont les désavantages ? les limites ? par qui sont-elles imposées ? C’est à ces questions que nous allons essayer de répondre, sans oublier qu’au moment où le pouvoir essaye de nous diviser, l’unité de notre classe en mouvement est nécessaire, car nous avons non seulement un monde à sauver, mais surtout un autre monde à gagner.
Considérons ce que nous dit Jay Griffiths, auteure à succès et activiste d’XR :
“Pendant que j’étais en garde à vue, un gouvernement alternatif était en train d’être crée, une assemblée populaire au « Marble Arch », où une sorte de Commune de Paris était mise sur pied. Maintenant les enjeux sont infiniment plus importants qu’à Paris en 1871 – bien qu’ils étaient très importants. Ici, maintenant, non-violents et sans peur, nous sommes irrépressibles2Jay Griffiths, Courting arrest, dans This is not a drill, an extinction rebellion handbook, Penguin 2019..”
Jay Griffiths
Mais est-ce vraiment le cas ? L’expérience des mouvements précédents nous informe-t-elle ainsi ? Sommes-nous irrépressibles car non-violents ? Pour le prouver, il faudrait pouvoir démontrer que les mouvements non-violents ont tous obtenu des victoires.
Dans son récent ouvrage « Pourquoi la résistance civile fonctionne »3Erica Chenoweth, Maria J.Stephan, Why civil resistance works, Columbia University Press 2012., Erica Chenoweth, dont le travail de recherche a joué un rôle important dans le développement de l’orientation stratégique d’XR, donne une réponse catégorique. Il n’est pas question de dire que toutes les luttes non-violentes obtiennent des victoires ou des concessions, ni que les luttes violentes n’en obtiennent jamais : “entre 1900 et 2006 les campagnes de résistance non-violentes avaient jusqu’à deux fois plus de chances de réussir complètement ou partiellement que leurs équivalents violents.”
Efficacité durable
Toujours est-il, selon Chenoweth que la non-violence reste (plus) efficace. L’expérience le montrerait. Du mouvement des droits civiques aux États-Unis à la première Intifada en Palestine, des victoires ont été arrachées.
Ces exemples qui sont utilisés très souvent comme des réussites méritent toutefois d’être discutés. Si on admet que le mouvement des droits civiques était un mouvement non-violent, peut-on parler d’une réelle victoire contre le racisme de la société étant données les violences policières, les inégalités et le racisme institutionnel aujourd’hui aux États-Unis ? Peut-on considérer la première intifada, que Chenoweth classe dans les mouvements non-violents, comme une réussite, étant donné la réalité actuelle en Palestine et l’expansionnisme des colonies israéliennes ? La liste des «réussites » qui ont été renversées quelques années après ou petit à petit est malheureusement très longue. Parfois, il ne reste plus rien, parfois il reste quelques améliorations partielles. Mais en ce qui concerne le changement climatique, peut-on vraiment se contenter d’améliorations partielles? Peut-on accepter de voir les potentiels acquis d’aujourd’hui être supprimés quelques années après ? Non seulement nous n’avons plus de telles marges de manoeuvres mais c’est déjà trop tard pour éviter certaines évolutions négatives. L’urgence climatique nous oblige à penser des transformations de société pérennes. Rien ne garantit bien sûr que les luttes qui ne sont pas non-violentes amèneront inévitablement à des réussites pérennes mais, en tout cas, l’avantage qualitatif de la non-violence n’est pas, de ce point de vue, défendable.
Il faudrait donc discuter des cas où l’on peut parler de réussites pérennes. Les deux exemples qui viennent immédiatement à l’esprit, mais pas les seuls, sont ceux de la lutte pour l’indépendance nationale en Inde personnifiée par Mohandas Gandhi et celle de la lutte contre l’apartheid en Afrique du Sud personnifiée par Nelson Mandela. L’Inde est devenue indépendante et l’apartheid a été aboli.
Bien que ce soient des victoires très importantes, les aspirations sociales, contre la pauvreté, les inégalités et l’exploitation, qui imprégnaient profondément les masses impliquées dans les deux mouvements n’ont jamais été réalisées. Dans toutes les luttes de libération nationale et anticoloniales l’objectif principal énoncé est une nécessité afin d’obtenir des améliorations sociales et non pas un but abstrait. La haine pour le colon anglais n’existe pas en soi, mais parce que ce dernier est responsable pour et incarne tous les maux subis par le peuple colonisé. Qu’on parle alors de l’Inde ou de l’Afrique du Sud, du point de vue de l’ensemble des revendications de ces mouvements, il s’agit des victoires partielles qui font qu’aujourd’hui le racisme, les inégalités, l’extrême pauvreté perdurent dans ces pays.
Mais même si on accepte qu’il s’agit de réussite, la question est de savoir si cette dernière est due à leur caractère non-violent. Concernant l’Afrique du Sud, parler de non-violence est une aberration. Car le mouvement contre l’apartheid a traversé des périodes non-violentes, des périodes avec des confrontations de masse et des périodes ou des petits groupes qui avaient adopté des méthodes de guérilla réalisaient des actes « terroristes ». C’est l’échec de ce type de violence ultra-minoritaire, sur laquelle nous reviendrons plus bas, qui a repoussé la grande majorité du mouvement en Afrique du Sud et qui a fait émergé Mandela et son discours conciliateur comme la seule option viable.
Le cas de l’Inde
L’exemple canonique est celui de Gandhi qui aurait réussi à vaincre l’Empire britannique sans jamais employer la violence.
Trop souvent on sanctifie Gandhi en ignorant, parfois volontairement, son racisme envers les noirEs en Afrique du sud et son soutien pour le système des castes en Inde. Mais ce qui est plus important est que trop souvent aussi on attribue facilement la défaite coloniale de l’Empire britannique à lui et sa tactique de non-violence.
Cette lecture de l’histoire néglige deux éléments : le déclin de l’Empire britannique partout dans le monde pendant cette même période face à des luttes anticoloniales qui étaient plutôt violentes et le rôle que les autres tendances du mouvement pour l’indépendance y ont joué.
Concernant le premier, les années qui ont suivi la fin de la deuxième guerre mondiale plusieurs pays ont obtenu leur indépendance ; la Malaisie, l’Egypte, et la Côte-de-l’Or (Ghana) étaient parmi les premiers. Mais d’autres pays comme l’Irak avaient obtenu leur indépendance déjà avant la guerre. Les coups portés par la résistance dans tous ces pays depuis le début du vingtième siècle ont contribué mutuellement à la chute de l’Empire britannique. Isoler le cas de l’Inde est un non-sens.
Concernant le deuxième, donnons la parole aux acteurs de la période. Quand Clement Attlee, premier ministre de la Grande Bretagne au moment de l’indépendance, avait été interrogé par le juge en chef de la Haute Cour de Calcutta P.B. Chakrabarty concernant le rôle que Gandhi avait joué sur leur décision de partir, il avait répondu « mi-ni-male ! »4Ranjan Borra, Subhas Chandra Bose, The Indian National Army and the War of India’s liberation dans Journal of Historical Review, vol 3, no 4, 1982.. Dans la même discussion Attlee citait « l’érosion de loyauté à la couronne dans les rangs de l’armée et de la marine de l’Inde à cause des activités militaires de Netaji (surnom de Subhas Chandra Bose) ». Bose était le dirigeant et fondateur de l’Armée Nationale Indienne. L’arrestation de trois de ses officiers, un musulman, un hindou et un sikh – symbole de l’unité intercommunautaire – en novembre 1945 avait conduit à des manifestations massives à Calcutta avec 33 mortEs. Trois mois plus tard, quand l’un de trois officiers avait été condamné à sept ans d’emprisonnement, une mutinerie avait éclaté dans la Royal Indian Navy à Bombay. Très rapidement elle s’est propagée jusqu’au Madras, au Karachi et à Calcutta. Gandhi n’avait joué aucun rôle dans cette révolte, au contraire il l’avait condamnée.
Comme le souligne l’historienne Talat Ahmed « la mutinerie et les manifestations massives avaient le potentiel de devenir l’antidote à la frénésie communautariste » mais Gandhi considérait qu’une « combinaison entre hindous et musulmans ayant comme but l’action violente était profane »5Talat Ahmed, Mohandas Gandhi, Experiments in Civil Disobedience, p.147-148, Pluto Press, 2019..
La violence et son éthique
Les rebelles de XR condamnent d’emblée toute forme de violence. De notre côté nous ne voulons pas défendre toute forme de violence et à tout prix. Nous les rejoignons sur le fait que la violence peut être dissuasive pour la grande majorité des gens et que le nombre des gens qui participent à des actions est décisif. Les actes de petites minorités illuminées comme mettre des explosifs, assassiner etc., ne peuvent qu’aliéner les gens et faire dégénérer un mouvement et donner plus d’arguments au pouvoir pour réprimer d’avantage. Participer activement dans un mouvement est une condition nécessaire pour que quelqu’un puisse se rendre compte de sa force collective et de l’importance de continuer à lutter jusqu’à la victoire. L’empêcher d’y participer d’avance en imposant de telles tactiques est une erreur.
Mais de là à condamner la violence employée massivement par les mouvements il y a une différence.
D’abord parce que parfois il n’y a pas d’autre choix. Pour les gens des quartiers populaires, qui meurent sous des coups policiers sans aucune raison, la violence ne serait-ce que pour se défendre, demeure souvent la seule option. Pour les Gilets Jaunes qui se faisaient amputer et éborgner pendant des manifestations non-violentes, la riposte violente était une nécessité pour se défendre et défendre ses proches.
Pour le mouvement de la Grève du climat et XR les choses sont pour l’instant – mais cela a déjà commencé à changer – un peu différentes. Le caractère massif qu’ont prises leurs mobilisations dès le départ ainsi que le besoin des gouvernements de se présenter comme favorables à leurs revendications on fait que la répression était relativement limitée. Mais cela n’aurait pas pu durer. Pendant les actions de blocage fin septembre jusqu’à la mi-octobre 2019 les activistes ont été réprimés violemment dans plusieurs pays, notamment en Angleterre. Ce sont les mêmes forces de l’ordre qui quelques mois auparavant frappaient les Gilets Jaunes, qui avaient tué Edson Da Costa à Londres en 2017 et Adama Traoré à Beaumont-sur-Oise en 2016.
Le slogan « la police / avec nous / on fait ça pour vos enfants » est un slogan bienveillant. Qui d’entre nous qui luttons pour un monde meilleur ne le fait pas pour toutes les générations futures ? Qui doute que dans un monde où le climat serait complètement déréglé, les enfants des flics ne subiraient aussi les conséquences ?
C’est aussi un slogan qui est très violent pour touTEs celles et ceux qui subissent quotidiennement la violence de l’État à cause de leur couleur de peau, leur religion, leur origine ou leurs idées. Des gens qui ont perdu unE proche, qui sont emprisonnés ou qui vivent avec la peur de croiser une voiture de police sans n’avoir rien fait.
La question n’est pas si chaque flic est une mauvaise personne, mais que la police n’est pas une institution neutre. La mission collective de ses « employéEs » est celle du maintien de l’ordre nécessaire pour la protection des intérêts des puissants. Servir ces intérêts devient du coup vital pour la perpétuation de l’existence de la police elle-même. Même si individuellement les revendications d’une rébellion pourraient leur sembler justes, celle-ci est par sa nature contraire à leurs intérêts matériels immédiats : la seule option pour unE policierE qui ne veut plus servir ces fins est de ne plus être policierE. Il est d’ailleurs impossible de jouer ce rôle répressif sans adopter une idéologie qui le justifie. La police est là pour garantir que rien ne change.
Les buts et les moyens
Gandhi est le symbole de la non-violence. Non seulement parce qu’il l’a mise en œuvre rigoureusement. Pour lui la non-violence était une fin en soi : pour des raisons religieuses mais surtout parce qu’il représentait un mouvement qui portait en son sein des antagonismes de classes : les intouchables et les ouvriers d’un côté et les grands commerçants de l’autre, envisageaient tous la libération nationale mais sans pour autant avoir les mêmes intérêts. La non-violence n’était pas seulement une méthode de résistance mais aussi la garantie que les exploitéEs indienNEs continueraient à respecter l’ordre social après la libération.
Avant d’arriver en Inde et quand l’Empire Britannique s’engageait dans la première guerre mondiale, qui causa la mort de 18,5 millions de personnes et de plus de 74.000 indiens, Gandhi n’était pas pour la non-violence. Il appela tous les indiens à protéger leur mère patrie, la Grande Bretagne.
A l’opposé les révolutionnaires allemands Karl Liebknecht et Rosa Luxemburg avaient refusé de soutenir la guerre et Liebknecht, alors député, ne vota pas pour les crédits de guerre. Quelques années plus tard, après la victoire de la révolution russe, les bolcheviks, accusés souvent pour leur violence, mirent fin à la guerre avec l’Allemagne (armistice du 15 décembre 1917 et traité Brest-Litovsk en mars 1918). Sans faire de la non-violence une fin et en acceptant sa nécessité face au monopole de la violence de l’État, ils sauvèrent des milliers voire des millions des vies.
Si l’on accepte que l’urgence climatique nécessite un changement de société profond et que de celui-ci dépend l’avenir de l’humanité toute entière nous ne pouvons pas faire de la non-violence une condition indispensable. Nous ne pouvons pas mettre le moralisme des moyens par-dessus la nécessité de notre but. L’État, français, anglais ou brésilien, peu importe, est là pour garantir les intérêts du 1%, des Lafarge, Vale, Novartis, ExxonMobil et compagnie qui sont en train de détruire notre planète. On ne doit pas les laisser faire.
Dimitris Daskalakis
Notes
↑1 | https://www.smithsonianmag.com/smart-news/meet-the-money-behind-the-climate-denial-movement-180948204/?fbclid=IwAR1MeZa_1r102woUcAzWT5XXuY5-DxiXQMPltNpvhX_4QjaNoV8f0ye05oA#yhiBukAYcJPDfIUC.01. |
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↑2 | Jay Griffiths, Courting arrest, dans This is not a drill, an extinction rebellion handbook, Penguin 2019. |
↑3 | Erica Chenoweth, Maria J.Stephan, Why civil resistance works, Columbia University Press 2012. |
↑4 | Ranjan Borra, Subhas Chandra Bose, The Indian National Army and the War of India’s liberation dans Journal of Historical Review, vol 3, no 4, 1982. |
↑5 | Talat Ahmed, Mohandas Gandhi, Experiments in Civil Disobedience, p.147-148, Pluto Press, 2019. |