Les Cahiers d’A2C #15 – décembre 2024
A Autonomie de Classe, nous avons régulièrement mobilisé le concept de trajectoire du capital. Ce concept permet de rendre compte, d’une part, que le capitalisme est un processus dynamique en permanente évolution et, d’autre part, qu’il y a une direction qui caractérise cette trajectoire. Elle n’est pas le fruit du hasard, mais la conséquence du fonctionnement interne du système de production capitaliste. La compréhension de ce fonctionnement permet donc d’anticiper les transformations à venir et de développer une stratégie d’intervention en conséquence. Depuis plusieurs années, nous argumentons sur le fait que la phase néolibérale du capitalisme est derrière nous et qu’une phase impérialiste se développe à grande vitesse. Cette transformation explique, par exemple, pourquoi les différents partis de la bourgeoisie en Europe ou aux USA, historiquement favorables aux accords de libre-échange, adoptent désormais des mesures protectionnistes et se retrouvent donc sur la même ligne que F. Ruffin, un opposant de longue date. Ce revirement n’est pas dû à un réajustement du capital au profit du travail – au contraire – mais à un besoin des blocs de capitaux d’être davantage soutenus par leurs Etats respectifs. Ce soutien prend et prendra de plus en plus la forme d’une militarisation accrue des conflits économiques, d’une mise au pas des travailleur∙euse∙s et du renforcement du nationalisme permettant de justifier et de faire accepter ces mesures.
Ainsi, comprendre cette trajectoire permet de déterminer si certaines revendications vont dans le sens de l’intérêt de notre classe ou – au contraire – dans celle du capital. Or, pour comprendre la trajectoire du capital, il est nécessaire de faire de l’analyse économique. C’est dans cette perspective que nous avons décidé d’analyser la proposition selon laquelle la crise actuelle du capitalisme est en partie due à une mauvaise répartition des richesses et d’analyser son corollaire : une meilleure répartition des richesses permettrait de limiter la crise. Le programme économique du NFP est notamment construit autour de cette logique. Nous allons donc nous intéresser à ce programme et voir si les promesses qu’il formule sont réalistes.
Le programme économique du NFP
Le programme économique du NFP s’articule autour de deux axes principaux. Le premier axe concentre des mesures défensives de soutien du niveau de vie des travailleur•euse•s en supprimant des mesures iniques du gouvernement Macron et en introduisant des dispositifs de soutien économique dirigés vers les classes populaires. Le second axe est un ensemble de mesures d’investissement et de financement des investissements poursuivant un double objectif : relancer la croissance et accélérer la transition énergétique.
Soutien au niveau de vie
Tout d’abord, le NFP propose d’abroger la réforme des retraites de 2023 ainsi que la dernière réforme de l’assurance chômage. On notera qu’il n’est pas question d’abroger les lois travail (la présence du PS dans le NFP n’y est sûrement pas pour rien).
Autre mesure d’urgence, le NFP propose de passer le SMIC à 1600€ net, soit une augmentation de 14%. Le maintien des exonérations de cotisations sur les salaires allant jusqu’à 2.5 fois le SMIC n’est pas tranchée dans le programme. Pourtant, cela revêt un enjeu majeur car son maintien ferait porter une grande partie de cette hausse sur les finances publiques. A contrario, la suppression de ce dispositif représenterait une hausse de presque 60% du montant du SMIC chargé1Salaire brut + cotisations patronales + coûts indirecte assumés par l’entreprise pour les employeurs.
Le blocage / contrôle des prix fait aussi partie de l’arsenal économique proposé par le NFP. Le principe serait de bloquer les prix des biens de première nécessité dans l’alimentation, l’énergie et les carburants pour permettre de maîtriser l’inflation dont la principale cause était l’augmentation des marges des entreprises 2https://www.autonomiedeclasse.org/economie-politique/inflation-vers-une-crise-dampleur/.
Par ailleurs, après ces mesures d’urgence, le NFP propose de rétablir l’indexation des salaires sur l’inflation.
Planification écologique et égalité fiscale
Une fois les mesures d’urgence en faveur des travailleur∙euse∙s prises, le NFP propose une ambitieuse série d’investissements notamment autour de la transition énergétique.
Tout d’abord, le NFP propose de renforcer les aides aux ménages pour l’isolation de leurs logements.
Ensuite, le NFP propose d’accélérer la rénovation des bâtiments publics.
Par ailleurs, il souhaite également renforcer les filières françaises et européennes de production d’énergies renouvelables. Cette politique serait également couplée d’une politique dite de « reconstruction industrielle pour mettre fin à la dépendance de la France et de l’Europe dans les domaines stratégiques ».
De ce point de vue, le programme d’investissement du NFP s’inscrit dans une logique proche du programme de Biden aux USA porté par l’Inflation Reduction Act, un plan de soutien à la décarbonation de 370 Mds$ sur 10 ans, en partie financé par une hausse de l’impôt sur les sociétés.
Quelles hypothèses pour le financement ?
Les mesures du NFP s’inscrivent dans une politique dite sociale-démocrate qui vise à privilégier la répartition des richesses au profit du travail plutôt que du capital, mais sans toucher aux fondamentaux de l’économie capitaliste : la propriété privée des moyens de production, la production pour l’accumulation et donc, la recherche de la fameuse croissance. Dans ce contexte précis, le financement des mesures est une question centrale car c’est lui qui détermine la faisabilité d’une politique. Aussi, intéressons-nous au financement de ces mesures. Tout d’abord, celui des mesures défensives repose essentiellement sur une taxation plus élevée des entreprises et des plus hauts revenus comme indiqué sur la Figure 1.
Ces mesures de redistribution, présentées à raison comme des mesures d’urgences, ne posent pas de problème de financement car elles ne reposent pas sur une hypothèse d’accélération de la croissance pour être financées. C’est-à-dire qu’elle ne repose pas sur une augmentation de la création de richesse.
En revanche, le NFP propose aussi « de changer la vie des gens » au travers d’un ambitieux programme de transition énergétique. Le programme présenté lors des dernières législatives reste flou sur le sujet mais s’inspire du programme, bien plus détaillé, de la France Insoumise de 2022. C’est donc ce programme que nous allons examiner. La politique économique de la FI, destinée « à changer la vie », repose sur deux piliers. Le premier est celui de la planification écologique, le second celui de la relocalisation. Ces deux piliers sont pensés de façon très interdépendante. La Figure 2 détaille les mesures de la planification écologique et leur coût estimé : 200 Mds d’euros.
Le financement de cet ambitieux programme serait assuré par :
- La suppression des niches fiscales sur les énergies fossiles qui rapporterait 6.5 Mds d’euros par an.
- La mise en place d’une taxe kilométrique aux frontières et de droits de douanes sur la qualité écologique des importations qui rapporterait 5 Mds d’euros par an.
- Les économies de coûts permises par la réduction de la dégradation de l’environnement qui pourrait représenter jusqu’à 52 Mds d’euros par an.
- L’effet d’entraînement de l’économie provoqué par les investissements massifs dans la bifurcation écologique et la politique de relocalisation d’entreprises de secteurs clefs. Cette dernière serait permise par des mesures protectionnistes pour permettre la réussite de cette relocalisation.
Au vu des montants nécessaires pour financer la bifurcation écologique (estimés entre 50 et 80 Mds d’euros par an en fonction des études), il est évident que l’essentiel de son financement repose sur ce fameux effet d’entraînement de l’économie. Mais est-ce bien raisonnable ?
Multiplicateur keynésien contre multiplicateur marxiste :
La réussite du projet de la France Insoumise repose sur un modèle dit keynésien. Partant de la fameuse égalité -simplifiée- :
Investissement(K) + dépense publique – Epargne + Surplus Externe (K) = Profits – Conso (K)
Le modèle keynésien suppose une causalité de l’investissement vers les profits. Il est donc nécessaire de maintenir des investissements élevés pour garantir des profits importants. Mais, en cas de crise, les ménages augmentent leur épargne et le déficit vis-à-vis des autres pays augmente (= augmentation de l’épargne des capitalistes étrangers). Alors pour maintenir les taux de profits importants, il faut que l’Etat dépense. Ainsi, permettre à l’Etat de jouer un rôle majeur dans le fléchage des investissements permet alors de générer des profits pour les entreprises, profits qui permettent de mieux rémunérer les travailleurs, de remplir les caisses de l’Etat et de recommencer un cycle d’accumulation vertueux basé sur une croissance solide. Dans ce modèle, investissements actuels et profits futurs sont reliés par ce qu’on appelle un multiplicateur keynésien.
Partant de la même égalité, les modèles marxistes inversent le rapport de causalité, ce sont les profits qui déterminent le niveau des investissements.
Profits – Investissements (K) = dépense publique + Conso (K) + Surplus externe (K) – Epargne
Alors, si nous supposons que les profits sont fixes ou diminuent dans l’équation (parce que le taux d’exploitation de la force de travail ne peut pas être augmenté), alors l’investissement (K) ne peut pas être accru ou va diminuer, à moins que les éléments à droite de l’équation soient modifiés pour compenser, à savoir si l’épargne publique ou des ménages augmente et/ou si la consommation personnelle des capitalistes diminue et/ou si les dépenses publiques diminuent. Mais cela signifie aussi qu’une baisse de la dépense publique peut se traduire par une hausse de la consommation des capitalistes. C’est bien ce phénomène qu’on observe depuis 2008 : l’effondrement des taux de profits associé à une politique austéritaire a fait exploser les dépenses de luxes de la bourgeoisie : elle a augmenté sa consommation. Finalement, ce que dit le multiplicateur marxiste, c’est que les variations de dépense publique n’ont pas d’influence voire une influence négative sur le taux de profit. C’est ce phénomène de non-causalité entre la dépense publique et les profits qui explique l’échec de la politique austéritaire menée en Europe après la crise de 2008. Les économistes du FMI pensaient qu’une baisse des dépenses publiques provoquerait une hausse des investissements capitalistes et un rétablissement des taux de profits. Or, les données montrent que la politique austéritaire n’a globalement pas eu d’effet – ni dans un sens ni dans l’autre – sur la croissance du PIB.
Dans « The profit-investment nexus: Keynes or Marx?»3https://thenextrecession.wordpress.com/2018/03/07/unam-1-the-profit-investment-nexus/ , l’économiste Michael Roberts mesure la corrélation entre le solde primaire hors paiement des intérêts (mesure de l’austérité) des pays du G6, des économies européennes en difficulté (GIPS), et des deux (all) et la croissance du PIB. La Figure 3 montre que ces deux variables sont assez peu corrélées, en effet la corrélation est positive pour les pays du G6 seuls et négative pour les autres.
En revanche, sur la Figure 4, M. Roberts montre qu’il y a une corrélation bien plus convaincante entre les variations de rentabilité du capital (rendement net sur le stock d’actifs fixes) et la croissance du PIB des pays du G6, des GIPS et de l’ensemble. Ce qui soutient davantage un lien de causalité des profits vers les investissements que des investissements vers les profits.
La crise du profit
Comme nous l’avons évoqué dans nos différentes analyses économiques, l’économie capitaliste mondiale présente des taux historiquement bas de profitabilité. Cette baisse de profitabilité n’est pas un élément conjoncturel, mais structurel du capitalisme. Dit autrement, cette baisse des taux de profits n’est pas due à une mauvaise gestion économique, ou bien à de mauvaises décisions d’investissement ni même encore à une mauvaise répartition des richesses. La baisse du taux de profit est une tendance inéluctable de l’accumulation capitaliste.
Si une meilleure répartition des richesses peut soulager les classes populaires momentanément, l’effondrement du taux de profit empêche toute relance d’un « cycle vertueux ». De ce point de vue, le programme social-démocrate de la FI, s’il venait à être appliqué , ne produirait pas les résultats escomptés en termes de croissance et d’enrichissement collectif car il se heurterait au mur de l’absence d’effet d’entraînement des dépenses publiques.
Personne ne peut être contre une meilleure répartition des richesses, contre le fait de plus taxer le capital, etc. En revanche, il faut garder en tête que la trajectoire interne du capital est principalement déterminée par ses propres contradictions – parmi lesquelles la baisse tendancielle du taux de profit est une des plus fondamentales4 Pour une présentation détaillée du mécanisme de baisse tendancielle du taux de profit, voire https://www.autonomiedeclasse.org/economie-politique/de-quoi-la-crise-est-elle-le-nom/– et non par les différentes politiques publiques qui peuvent être mises en place pour réguler le capitalisme.
Pour conclure, le fonctionnement du capitalisme est principalement dicté par le taux de profit globalisé. Aujourd’hui, ce taux est historiquement bas, et les possibilités de le redresser sont épuisées. Cela signifie qu’il n’y a plus de sortie de crise possible sans remettre en question le système capitaliste lui-même. En tant que militant∙e∙s révolutionnaires, cela veut dire que nous devons soutenir toutes les luttes favorables aux travailleur∙euse∙s, toutes les luttes qui permettent à notre classe d’avoir confiance en ses forces pour contester le système, mais que nous devons aussi, à l’intérieur de ces luttes, lutter contre les arguments qui ignorent les tendances internes du capital et insister pour ne jamais prendre en compte les besoins de rentabilité ou de profitabilité des entreprises avant ceux des travailleur∙euse∙s. Par exemple, lors d’une lutte contre la fermeture d’un site, cela veut dire se battre aux côtés des salarié•e•s pour le maintien de l’emploi et pour l’appropriation collective de l’outil de travail, mais contre des arguments qui lieraient le maintien des emplois à des problèmes de souveraineté nationale. Dans toutes les luttes économiques ou politiques que nous allons mener, une seule boussole : l’intérêt de notre classe !
Notes
↑1 | Salaire brut + cotisations patronales + coûts indirecte assumés par l’entreprise |
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↑2 | https://www.autonomiedeclasse.org/economie-politique/inflation-vers-une-crise-dampleur/ |
↑3 | https://thenextrecession.wordpress.com/2018/03/07/unam-1-the-profit-investment-nexus/ |
↑4 | Pour une présentation détaillée du mécanisme de baisse tendancielle du taux de profit, voire https://www.autonomiedeclasse.org/economie-politique/de-quoi-la-crise-est-elle-le-nom/ |