Ce qui s’est passé à Rennes ces dernières semaines est assez intéressant pour aborder la question de la confiance. La confiance en soi, la confiance en nous. Individuelle et collective. C’est une question qui traverse le groupe Autonomie de Classe depuis ses premières réflexions en 2016. Alors que les rassemblements sur des bases racistes à Toulouse, Paris, Lyon, Strasbourg et dans de nombreuses autres villes n’ont pas vu d’opposition organisée dans la rue, il semblerait que seul un rassemblement contre les fascistes ait été appelé. C’était à Rennes. Cette exception n’est pas un hasard. L’absence de réaction massive est certainement due à une perte de repères face au prétexte utilisé par les groupes fascistes partout en France. En effet, difficile de se rassembler contre des marches blanches suite à l’assassinat d’une enfant. Sauf que leurs rassemblements avaient pour unique but de renforcer l’idée que l’immigration et ce qui n’est pas français sont synonymes de danger.
Les Cahiers d’A2C #05 – noveMBRE 2022
Malgré tout, à Rennes, il n’a pas été simple d’avoir cette discussion du fait d’un manque de cadre approprié pour une initiative large et rejoignable. Par là, je veux dire une initiative non groupusculaire, ouverte à la majorité de la population et non réservée à des militant·es pour qui la bagarre de rue est la première option tactique. Malgré tout, en moins de deux jours, la réaction est venue du collectif féministe dans lequel je milite, appuyé par des militantes syndicales et politiques. Une réunion d’urgence a été organisée et la décision a été prise de réagir dans la rue à l’occupation de l’espace public par les fascistes, car c’est bien à ça qu’il faut s’opposer. Pour la santé du mouvement, il ne faut pas leur laisser la place. Jamais, sous aucun prétexte. Et si l’initiative a été prise par notre collectif, c’est aussi parce que le mouvement féministe commence à intégrer des réflexes face à l’extrême droite qui cherche à détourner nos revendications à des fins racistes.
De l’importance de ne pas partir perdant·es
C’était la première fois qu’à Rennes, plusieurs groupes nationalistes, racistes, royalistes, fascistes, appelaient à se rassembler dans la rue. Même durant les présidentielles, ils n’avaient jamais osé appeler à des rendez-vous publics. Avant leur rassemblement, il a fallu argumenter :
- rappeler que nous sommes plus nombreux·ses qu’eux ;
- exposer notre responsabilité à nous réunir : si personne ne prend les devants, nous pouvons et devons le faire car tout le monde est concerné par le danger fasciste ;
- insister sur le fait que le débat ne portait pas à ce moment sur le deuil de la famille de l’enfant assassinée, mais bien sur la présence dans l’espace public de dizaines d’hommes aux velléités d’écrasement de notre camp ;
- convaincre que la peur ne doit pas être de notre côté, et que nous devons être là en famille, proposer le rassemblement à tout le monde parce que l’antifascisme doit être un dénominateur commun, la base de la conscience politique, et non le nec plus ultra du militant qui connaît tout en politique. Il est nécessaire que l’antifascisme soit à la base de notre culture commune en tant que classe, partagée par l’ensemble de nos proches, de nos familles, militant·es ou non.
Nous n’avons pas réussi à les en empêcher. Mais nous étions plus qu’eux – d’autant plus qu’une partie d’entre eux était d’ailleurs venue d’Angers pour épauler la section de l’Action française et de Génération Z de Rennes.
Le poids des arguments
Pour en arriver là, il fallait prendre l’initiative et avoir confiance dans le fait que tout le monde n’est pas acquis à l’extrême droite. Prendre le temps d’argumenter. Ne pas avoir de posture morale du type “si tu ne viens pas, c’est que tu n’est pas antifasciste / une bonne personne”. Laisser la place au doute, à l’expression d’avis contraires. Tout en évitant que l’inertie et la facilité sur le court terme ne gagnent pas sur les militant·es les plus convaincu·es. Et si on veut faire en sorte que le nombre de personnes qui défendent des positions racistes dans la rue diminue, il va falloir continuer d’argumenter, au sein de nos collectifs et de nos syndicats, avec patience et détermination, pas le choix. Et ne pas séparer l’économique du politique. Ne pas cantonner notre activité dans les contre-pouvoirs à des questions de revendications sectorielles.
Les personnes à qui nous distribuions le tract contre l’extrême droite ce jour-là ont eu des réactions intéressantes. Certaines, qui comptaient aller à la “marche blanche” sur la base de leur émotion ressentie après le meurtre de cette enfant, en arrivaient à douter de la sincérité de l’initiative. D’autres qui passaient par là sans être au courant de notre initiative nous ont rejoint et étaient soulagées que nous soyons là car elles avaient peur de leur présence, étaient dégoûtées à l’ouïe de leurs slogans, écoeurées par leur banderole. Des remerciements et des encouragements ont été échangés. Ce que cette situation me fait dire, c’est que la confiance se construit : elle n’apparaît pas comme par magie. Je repense à un militant de la CGT à Toulouse qui me disait l’an dernier “si les fascistes organisent une manifestation à Toulouse, nous serons des milliers. Je faisais partie des organisateurs des manifestations anti Le Pen au début des années 2000”. Je lui avais rétorqué que c’était une période où il pouvait encore profiter de tout le travail antifasciste des années 90. Dont acte. Les fascistes ont pu se rassembler à 200 à Toulouse sans être inquiétés à un seul moment.
Nous avons fait face dans les jours précédant notre rassemblement à des personnes qui, bien que souhaitant une autre société sans racisme et sans violences, trouvaient plus judicieux de “ne pas s’attarder sur les fascistes si on ne les aime pas”, ou alors “j’ai vu ce qu’ils ont fait à Lyon, ça me fait peur”. Sur le même marché, d’autres personnes avaient des réactions encourageantes : “s’ils viennent dans notre quartier, on les vire”. Maintenant, il s’agit de ne pas attendre que les fascistes viennent dans nos quartiers pour les virer, puisqu’on sait que s’ils prennent trop la confiance, ils peuvent faire beaucoup plus mal que ce qu’on aimerait croire.
Prendre la confiance
La confiance de notre classe passe par la confiance des individus qui la composent. Et cette confiance doit pouvoir s’exprimer dans les moments où la conflictualité de classe est mise à nue : piquets de grève chez Total, manifestations de centaines de milliers voire millions de personnes contre la Loi Travail ou durant les Gilets Jaunes, blocages de navires qui livrent des armes dans le port de Marseille, émeutes de centaines de lycéen·nes contre l’expulsion d’un lycéen sans-papier, occupations d’écoles par les familles sans-logement avec les profs, arrêt des cours par des lycéen·nes suite à un contrôle policier raciste à Londres, sabotage d’une canalisation d’une méga-bassine qui pompe les nappes phréatiques dans les Deux-Sèvres durant un weekend de mobilisation de plusieurs milliers de personnes…
Tant que nous ne sommes pas en train d’opérer un mouvement impliquant une majorité incontestable de la population, l’objectif de chaque moment de mobilisation pourrait ainsi être qu’il nourrisse le suivant, ne nous isole pas de la majorité de la population, que nous puissions convaincre de nouvelles personnes, et que la fois suivante, nous soyons encore plus. Toute une gymnastique de la confiance existe entre les individus et la classe. Évidemment, il est plus simple d’avoir confiance en tant que patron ou ministre, quand à coup de millions ou de milliards, ou protégé par son poste, on se paie des milices, des armes, des médias, des agences de communication… Pour autant, même Edouard Philippe en conférence aux Mardis de l’Essec l’avoue, le rapport de force existe. Certes, il est le plus souvent en leur faveur, alors il peut en parler avec détachement et légèreté, mais il existe. Et ils ne font pas toujours ce qu’ils veulent.
Les tentations délégataires et les tentations de l’isolement
Mais alors, comment se construit et se renforce notre confiance ? Comment ne pas la réduire en miettes après une période de grèves aussi intenses ? Comment ne pas oublier ce qui s’est passé ces derniers temps ? Les grèves dans les raffineries paraissent comme déjà hors de propos en ce mois de novembre si on écoute les médias dominants qui mettent sur le même plan les résultats d’une course automobile et les pics de chaleur du mois d’octobre. Pourtant, les grèves sont toujours là, encore éparses sur le territoire et appelées sans continuité par des syndicats qui sont éparpillés entre les élections professionnelles et la construction de la grève. La NUPES prend les devants, appelle à une date, on entend dans les médias de masse les porte-paroles de la CGT, et nous avons l’impression, même dans nos rangs, que c’est déjà la fin. Que le 10 novembre, il n’y aura pas grand chose. Mais la grève ne se décrète pas. Ce serait trop simple. Qui avait prédit le mouvement des gilets jaunes ? Qui avait prédit que le 30 mai 2020, une manifestation de 10 000 personnes sans-papiers allait braver les interdictions de manifester et serait la première manifestation de la période de confinement ? A l’inverse, qui avait prédit qu’il n’y aurait pas de réactions larges suite à deux meurtres commis par l’extrême droite en plein Paris en 2022 ? L’histoire est ce que nous faisons. Pas uniquement, et loin de de là, l’histoire de ce que fait la bourgeoisie et nos ennemis.
Je pense que nous devons aussi intégrer la confiance de nos adversaires dans l’équation des origines de notre insécurité ou de nos peurs. Et inversement, quand on prend confiance et qu’on gagne en puissance, le gouvernement, le patronat, l’extrême droite faiblissent, pâlissent, bredouillent. Les allers-retours entre les coups que l’on prend et les coups que nous pouvons donner semblent s’accélérer. Ce n’est pas par méchanceté que nous prenons des coups. Ce n’est pas une question morale. Le gouvernement et le patronat, même avec des millions, ne veulent pas et ne peuvent pas, répartir les richesses, puisque le fonctionnement du Capital repose sur l’accumulation infinie et la concurrence comme règle du marché.
Nous pourrions appliquer ce que porte Gérald Darmanin : “Soyons méchants avec les méchants, et gentils avec les gentils”. Sauf que nous savons que les personnes qu’il tente de nous faire intégrer comme “méchantes”, sont designées à partir de critères racistes, quelque soient les descriptions mobilisées : la situation administrative pour pointer les sans-papiers, la religion pour pointer les musulman·es, ou la supposée étrangéité en tant que personnes non-blanche. Et si nous voulons être très méchants avec les méchants, et vraiment gagner, il n’y a pas de raccourcis. En revanche, il y a deux écueils que nous retrouvons régulièrement :
- la perte d’autonomie de notre classe par la délégation systématique de nos affaires à des élu·es, aussi bien intentionné·es soient ces élu·es,
- l’enfermement dans des logiques groupusculaires en voulant créer une utopie révolutionnaire dans le maintenant – tout de suite, ou en ignorant la majeure partie de la population qui pourrait basculer dans le camp de l’embrasement de la colère.
A ce titre, l’implication sur les lieux de travail, dans les lieux d’étude, dans les quartiers sera essentielle, de même que la confiance avec laquelle notre classe se saisira de ses combats. Chaque personne qui reprend confiance dans sa capacité à agir, chaque personne qui s’organise, est une personne qui renforce notre capacité collective à gagner. Ce sera donc, comme toujours, la première des batailles à mener.
Solen Ferrandon-Bescond, Rennes.