Nous utilisons alternativement les termes LGBTI+ (lesbiennes, gays, bi·es, trans, intersexes), queer, et TPBGI (trans pédé bi·es gouines inter), sans en valider un plus que les autres, en reconnaissant leurs intérêts et leurs limites. De plus, nous avons conscience que ces mots et acronymes sont situés, que ce sont des expressions que nous utilisons dans un contexte français hexagonal et régulièrement remis en question par les personnes qui se situent en dehors du cadre normatif hétéro cisgenre pour se nommer.
Nous sommes trois meufs, gouines et/ou non blanche et/ou trans, impliquées dans des luttes de personnes exilées et des luttes des collectifs Justice et Vérité, en soutien aux familles de personnes tuées ou violentées par la police. Nous savons, depuis quelques mois, que nous allons prendre part à la marche du 16 mars 2019. Pas n’importe comment, pas comme un automatisme car cette participation ne va pas de soi.
Ce texte a pour but d’expliquer pourquoi nous y allons et pourquoi nous invitons les personnes et organisations féministes et queer blanc·hes à réfléchir à leur éventuelle participation. Des parties de ce texte ont été écrites à deux, à trois ou seules, en fonction de nos points de vue situés1. Pour nous trois, il nous apparaît aujourd’hui important que cette date annuelle intègre les calendriers de nos milieux blancs concernant les luttes féministes et LGBTI+. En effet, nous pensons que nos luttes ne peuvent pas continuer à exister ni à prendre de l’ampleur si elles ne s’inscrivent pas contre l’Etat raciste et sa police.
Depuis trois ans maintenant, nous sommes plusieurs militant·es des luttes contre le patriarcat à participer à titre individuel à cette journée de mobilisation annuelle contre le racisme d’Etat et les violences policières. Nous aurions pu nous dire que pour cette marche, notre rôle en tant que femmes et personnes queer, seraient d’y aller seulement en tant que soutiens politiques extérieurs, à une distance respectable, comme si nous n’étions pas impactées dans nos vies par le racisme et son instrumentalisation ou les violences policières, alors que nous tirons profit de ce système raciste. Pourtant, si nous ne pensons pas le patriarcat en lien avec le racisme, le pouvoir politique et les dominants, quant à eux, se chargent bien de créer des groupes d’intérêts et de les opposer afin de casser des solidarités qui pourraient naître.
« Contre l’instrumentalisation de mes identités à des fins racistes et sexistes »
Je suis la seule non-blanche – issue d’une ancienne colonie française – qui participe à la rédaction de ce texte et ma parole n’a pas vocation à être la voix des meufs non-blanches. Nos oppressions sont spécifiques. L’articulation entre des luttes féministes et antiracistes/décoloniales n’est pas simple. Encore moins dans un milieu militant plus blanc que blanc dans une société raciste. Pourtant, je me retrouve à écrire ce texte avec deux meufs blanches. Ma première lutte est d’essayer de me reconnecter avec mes origines, mon histoire, ses luttes passées et présentes : dans les anciennes et actuelles colonies françaises, celles sur l’hexagone des personnes issues de ses territoires… pour participer à sa transmission. Ma participation à la marche du 16 mars est juste une évidence pour moi : je lutte pour le droit à la vie des miens, les assassinats policiers touchant majoritairement des hommes noirs, arabes, rroms… Depuis que je lutte auprès des collectifs Justice et Vérité, je me rends compte que derrière les noms des personnes tuées par la police, on retrouve principalement des femmes. Elles portent ces luttes, se retrouvent en première ligne et devront porter ce combat toute leur vie. Je me rends aussi compte que même si on connaît leurs prénoms, souvent, leurs vies sont invisibilisées dans leur combat, pour que l’histoire de leurs proches morts ne tombent pas dans l’oubli. Pour moi, la lutte contre les assassinats policiers et la complicité de la justice passe par le double combat contre l’oubli : à la fois celui de tous ces morts mais aussi la visibilisation de ces femmes non-blanches luttant au quotidien.
M’impliquer dans le milieu féministe dans ma ville me paraît presque impossible. Mes identités, les expériences qui m’ont forgée ne sont pas séparables. A l’heure où, au nom de l’égalité des droits hommes-femmes – outre la vision binaire que cette notion porte dans notre société – on se scandalise pour des tenues vestimentaires « trop islamiques », que des propos islamophobes sont portés par des personnes ou des groupes se disant féministes, qu’on instrumentalise la « laïcité » pour, encore et toujours, contrôler le corps de femmes : que dois-je faire ?
Mon choix s’est donc porté sur l’écriture de ce texte, en complicité avec deux meufs blanches, pour dire aussi que je suis contre l’instrumentalisation de mes identités à des fins racistes et sexistes. Mais aussi pour pousser les groupes féministes et queer blancs à se poser les questions suivantes : pourquoi ne voyons-nous pas de cortèges féministes, LGBTI+, queer dans une manifestation contre les violences policières ? Parce que ça ne vous concerne pas ? Parce que ce n’est pas votre lutte ? Parce qu’à partir des spécificités de nos oppressions, vous ne voyez pas de liens entre les violences vécues au quotidien face aux institutions de cet Etat ?
Nos responsabilités politiques en tant que féministes.
C’est sûr, qu’il y a des féministes et des personnes queer dans les luttes antiracistes, contre l’impérialisme et le colonialisme. Simplement, nous constatons que nous nous rendons peu visibles de cette façon et que nous ne sommes pas assez. Nous voulons utiliser avec précaution le mot “concerné·e” comme il est parfois utilisé dans les milieux féministes car nous trouvons qu’il sert trop souvent à se dédouaner de toute critique ou prise de risque.
En effet, nous – les deux meufs blanches qui écrivons ce paragraphe – ne vivons pas à l’extérieur du système raciste : nous savons qu’il est à notre avantage. Nous pensons que cela ne doit pas nous empêcher de réfléchir par rapport à nos prises de positions vis-à-vis des mouvements antiracistes, décoloniaux, panafricains… Il n’existe pas un groupe social non-blanc. Nous nous sentons responsables mais cela n’implique pas de parler à la place de, de se mettre devant.
Nous – les rédactrices de ce texte, souhaitons et essayons de lutter à partir de ce que nous sommes, et agir là où il est pertinent que nous le fassions. Le pouvoir veut nous faire croire que les personnes exilées, et toutes les communautés non blanches seraient intrinsèquement homophobes, transphobes, sexistes, et donc par essence, nos ennemis politiques. Dès lors, le pouvoir nie l’existence des personnes exilées, non blanches, arabes, noires, musulmanes, juives, rroms… qui sont aussi TPBGI et/ou féministes.
Nos identités LGBTI+ et féministes sont aujourd’hui utilisées quotidiennement pour servir un discours fascisant appelant à la fermeture des frontières, au maintien de la domination coloniale par une hiérarchisation des fameuses « civilisations », et justifiant l’impérialisme. De leur côté, les féministes institutionnelles, « universalistes », « laïques », se réclamant des Lumières, n’hésitent pas à s’exprimer dans les journaux, les tribunes en cherchant à susciter un « réveil » face aux fameuses menaces « islamistes, communautaires, idenditaires » ou en insinuant que les violences sexuelles sont le fait d’hommes non-blancs, et ont lieu principalement dans la rue et particulièrement dans les quartiers populaires. Aujourd’hui donc, nos identités sont utilisées pour proclamer la liberté des un·es sur le dos des autres : pour que nous soyons supposément libres de vivre nos orientations sexuelles et nos identités de genre, il faudrait priver de la leur les personnes exilées et des nombreuses communautés non blanches. Si Marine Le Pen affirme qu’il « ne fait pas bon être homosexuel en banlieue », réagissons et rappelons d’où vient principalement l’homophobie : de l’idéologie dominante. Si Israël se prétend être à l’avant-garde mondiale des droits LGBTI+ pour notamment légitimer leur entreprise coloniale en Palestine, réagissons et élevons la voix. Si le féminisme blanc et libéral prône, pour « la protection des femmes », la criminalisation du harcèlement de rue en donnant plus de moyens à la police de harceler en retour les personnes non-blanches, à nous de les empêcher d’avoir le monopole de la parole au nom de notre protection Sylvia Rivera manifestant à la Cathédrale St Patrick, avec le Street Transvestite Action Revolutionaries, automne 1970. Credit: ©Diana Davies – Manuscripts and Archives Division, The New York Public Library
De Stonewall à Paris, contre le patriarcat et le colonialisme.
Il est primordial à nos yeux, que nous refusions l’instrumentalisation de nos identités en tant que groupe homogène – que l’on parle de nous comme étant “les femmes”, “les gays”, “les homos”, sous-entendu blanches et bourgeoises. Nous pensons qu’il est aujourd’hui de notre responsabilité politique de dénoncer ce discours en affirmant que nous n’accepterons jamais que nos identités servent un discours raciste et permettent à l’Etat de renforcer l’islamophobie, la négrophobie, le racisme par l’augmentation des moyens de la police, les interventions militaires impérialistes, la mise en place d’un état d’urgence permanent, le renforcement des frontières, l’enfermement des personnes en CRA ou prisons.
Le 16 mars 2019 résonne doublement pour nous car nous commémorons cette année le 50ème anniversaire de Stonewall. En effet, le 28 juin 1969 à New York, une émeute éclate dans le quartier de Greenwich Village suite à une énième descente de police dans le bar du Stonewall Inn. Ce bar, comme de nombreux autres du quartier, est fréquenté par les personnes qui ne rentrent nulle part ailleurs : des meufs, trans, des lesbiennes, des travelos, des gays, des travailleuses du sexe, des précaires, principalement non blanc·hes. Les émeutes qui dureront plusieurs jours voient se confronter 4000 personnes contre 200 policiers. Elles éclatent face à la violence du système policier homophobe et raciste qui harcèle, frappe, humilie et enferme nos frères et nos sœurs LGBTI, notamment non-blanc·hes. Ces affrontements expriment un refus de se taire face aux violences continues perpétrées par la police sur notre communauté et marque aux Etats-Unis un tournant dans l’organisation d’un mouvement autonome. C’est pour commémorer ces émeutes que sera organisée en 1970 la première Pride. Aujourd’hui, comme pour bien d’autres luttes, le côté festif et commerçant des Pride Parade a jeté un voile de silence sur les bases contre lesquelles s’est constitué le « mouvement homosexuel », à savoir l’homophobie et le racisme d’Etat organisés et perpétrés par sa police. Dans le même temps, comme bien d’autres pans de l’histoire des luttes dans le récit dominant blanc, la transmission des émeutes s’est faite au détriment de la visibilité des personnes non blanches qui y ont participé. Au détriment des héroïnes de Stonewall, celles qui ont refusé d’être une fois de plus arrêtées, battues et maltraitées au commissariat : des femmes comme Miss Major ou Silvia Riviera, des drag queens et activistes trans noires et latinas, flamboyantes et déterminées à défendre leur vies contre un système raciste et patriarcal.
La haine de la police n’a pas quitté nos rangs car nous savons que celle-ci n’a jamais été de notre côté pour nous défendre des agressions homophobes, transphobes, racistes ou patriarcales. Bien au contraire, nous expérimentons sa violence et son mépris. En tant que féministes transpédébigouinesinter/LGBTI+ en France et en 2019, nous nous sentons héritières de cette rage.
« Nous ne pouvons pas être un bloc homogène en termes de vécus »
Nous ne pouvons pas être un bloc homogène en termes de vécus, puisque, s’il fallait le rappeler, il y a parmi nous, et depuis toujours, des personnes exilées, musulmanes, noires, rroms, arabes, juives, habitant·es des quartiers populaires, avec des formes de luttes diverses. Pour autant, ce constat ne suffit pas. Que nous soyons loin d’être uniquement des femmes ou des personnes queer blanches / chrétiennes / athées / avec des papiers français ne nous empêchent pas d’être réduit·es à cela par des groupes dominants qui ont intérêt à ce que nous soyons vu·es et que nous nous voyons ainsi. Dans le même temps, cela ne doit pas nous empêcher de questionner le racisme dans nos communautés majoritairement blanches, au contraire, c’est une tâche qui nous incombe, et le travail n’est jamais fini.
Ne pas entraver l’autonomie des luttes antiracistes et décoloniales en tant que féministes et queer, c’est notamment s’exprimer encore plus clairement sur qui nous sommes et quels sont nos objectifs politiques. Nous nous devons de renforcer les quelques rares espaces de solidarité qui existent entre féministes, personnes exilées, queer, musulmanes, non-blanches… Il nous faut augmenter notre connaissance quant à l’agenda politique des milieux antiracistes et/ou décoloniaux par respect pour des luttes qui, comme toutes luttes, a des codes précis, des canaux de communication propres, des outils particuliers. Connaître cet agenda, c’est plonger humblement dans leurs histoires de luttes invisibilisées, c’est connaître leurs revendications, leurs besoins, et ne pas s’imposer comme étant systématiquement indispensables. Parfois, faire grossir les rangs d’une manifestation sans plus d’implication peut être suffisant. A d’autres moments, c’est plutôt des contacts ou des appuis matériels qui peuvent être pertinents.
Nous savons par expérience que les collectifs de personnes exilées et leurs soutiens sont dans de nombreuses villes des espaces de solidarités entre personnes queer et non queer. Nous expérimentons dans certains endroits la force d’être ensemble loin des divisions inventées par le pouvoir, mais que nous ne pouvons nier être bien réelles.
L’idée est plus d’inciter les féministes et les trans, les bi·es, les inter, les gouines, les pédés blanc·hes à se rendre visibles de façon fine pour trahir le rôle auquel on veut nous assigner : racistes, nationalistes. Il y a des militant·es féministes et queer blanc·hes isolé·es aux marches Justice et Vérité, aux marches contre les lois qui renforcent les frontières, il y a des membres de collectifs dans diverses initiatives contre les centres de rétentions. Mais alors, disons-le, revendiquons-le pour que le pouvoir ne puisse plus dire que nos intérêts sont antagonistes.
« Nous invitons nos communautés blanches à être à l’initiative »
Nous avons nous aussi des revendications à porter contre les institutions de l’Etat. Nous voulons lutter pour nos émancipations et nos vies, et non contre d’autres groupes qui subissent des violences de ces mêmes institutions. C’est pour cela que nous invitons nos communautés blanches à être à l’initiative. Par exemple, dans un premier temps, inscrire les revendications antiracistes à nos agendas communs, et y inscrire d’ores et déjà les mobilisations et dates prévues. Pourquoi pas ensuite imaginer un soutien actif sous forme de pink blocs ou toute autre initiative discutée en amont. Prendre une place dans cette mobilisation doit se faire de manière pertinente en évitant les erreurs et les travers de nos milieux. Notre place n’est pas en tête de cortège et notre présence n’est un passe-droit pour se permettre de se dédouaner du racisme qu’il y aurait dans nos communautés.
D’une part, il faut définir finement le croisement entres luttes féministes et antiracistes en assumant que ce n’est pas un automatisme. Ces croisements ne peuvent s’opérer que par un pas de côté venant des mouvements féministes et queer pour approcher consciemment les mouvements antiracistes, et ce ne sera pas un mouvement venant de ces derniers. Les rapports de force ne le permettent pas. Car en y regardant de plus près, n’avons-nous pas participé à creuser ce fossé qui semble séparer nos mouvements ?
Dans nos collectifs féministes ou TPBIG, les commissions LGBTI ou les commissions « femmes » des syndicats et des partis, nos associations contre les violences sexuelles, nos réseaux universitaires, il serait pertinent que les discussions sur la marche du 16 mars entraînent des interrogations plus générales sur le positionnement que nous voulons adopter vis-à-vis du racisme d’Etat et des violences policières. Pour cela, il nous faut regarder l’histoire de nos luttes, mettre en avant les luttes des personnes non-blanches mais aussi prendre la responsabilité lorsque les luttes des personnes blanches ont écrasé celles des personnes non-blanches. Pour prendre un second exemple historique : l’invisibilisation et la non-dénonciation des avortements et des stérilisations forcées des femmes noires à la Réunion par le MLF au nom du droit à l’avortement et à la contraception des femmes blanche dans l’hexagone. Dès aujourd’hui, des cortèges et des associations pourraient elles aussi prendre ou reprendre position contre les politiques de l’Etat, les violences policières et judiciaires et pour une émancipation collective globale entraînant toutes les personnes opprimées, et non sur le dos d’autres groupes opprimés.
D’autre part, la présence actuelle d’un certain nombre de personnes queer et féministes n’est pas fortuite. Elle est la conséquence de ne nos parcours de vie et de lutte, de nos expériences et de nos rencontres. Vouloir que nos luttes féministes aboutissent c’est, de force ou de gré, viser à la décolonisation du monde, accéder à l’égalité en terme de papiers, de traitement par les institutions, de conditions de vies, de dignité.
Des militantes de Rennes
Nous ne sommes pas neutres, nous reflétons nos parcours de vies dans ce que nous défendons. Si nous nous exprimons à des moments seules, à deux, ou toutes les trois, c’est que nous ne pouvons pas, et n’avons pas envie de nous exprimer toujours séparément ou toujours ensemble.