
TW : LGBT+phobies, violences y compris violences sexuelles, mention de suicide
Depuis plusieurs années, je revendique un activisme bisexuel, celui de porter ma bisexualité haut et fort sur les réseaux sociaux et ailleurs. Étant donc facilement identifiable comme bi, il arrive que des personnes se rapprochent de moi pour me dire, souvent pour la première fois : “Je suis bi”. Iels me font part de leur joie, mais aussi de leurs doutes, leurs peurs, leurs expériences difficiles ou traumatisantes. Iels me disent que personne ne les croit, que personne ne les voit.
J’ai envie à présent de proposer plus que des mots d’encouragements. Je ne veux plus seulement voir les bisexualités, mais comprendre pourquoi elles sont invisibles. Dans cet article, je proposerai une analyse matérialiste de l’oppression spécifique des bi+1 et des perspectives de libération issues de cette analyse.
Le fameux “privilège hétéro”
Les expériences bisexuelles ne sont pas une simple addition des expériences hétéro et des expériences gay, mais bien quelque chose à part, différent. Ce potentiel d’être attiré·e par plus d’un genre, pas toujours en même temps, de la même manière ni au même degré amène des expériences de vie uniques aux bi+. Certaines sont positives : sensation de liberté, fluidité, relations romantiques ou sexuelles, communauté bi+… D’autres font partie de ce qu’on nommera l’oppression des bi+, qui est double : les bi+ subissent l’homophobie du fait de leur attirance pour le même genre, et une oppression spécifique en tant que bi+.

On entend souvent parler d’un “privilège hétéro”, l’idée qu’une personne bi+ en couple avec une personne du genre opposé ne serait pas exposée aux violences LGBT+phobes. La réalité est qu’à moins de faire des coming out régulièrement, les bi+ sont perçu·e·s soit comme hétéro, soit comme gay ou lesbiennes, selon le genre de leur partenaire du moment. Pourquoi être constamment invalidé·e·s et invisibilisé·e·s équivaudrait pour les autres à être “dans le placard”, et pour nous à un privilège ?
Les bi+ font aussi couramment face à des violences sexuelles, physiques ou psychologiques, perpétrées par des membres de leur famille, sur les lieux d’études ou de travail, ou par un partenaire2. Ainsi, une étude US-américaine a montré que 75% des femmes bisexuelles avaient subi des violences sexuelles3. En France, les bi+ sont 6 fois plus à risque d’en avoir fait l’expérience que les hétéros (à titre de comparaison, les gay/lesbiennes sont 3 fois plus à risque que les hétéros)4. Les bi+ ont des risques plus élevés de violence physique, psychologique, d’être menacé·e de mort, d’être à la rue que n’importe quel autre groupe5. Les bi+ sont aussi les plus précaires, les plus souvent au chômage, le plus souvent licencié·e·s6. La liste est encore longue, et ces écarts sont confirmés par chaque étude qui se penche sur la question, en France, aux USA, au Royaume-Uni, en Australie…
Ces expériences ont des conséquences directes sur la santé mentale des bi+, qui sont plus souvent en dépression et ont plus souvent des idées suicidaires que tous les autres groupes7. Une étude aux USA a aussi déterminé que les bisexuelles voient leur espérance de vie diminuer de 37% comparé aux hétérosexuelles (à titre de comparaison, l’espérance de vie des lesbiennes est diminuée de 20%)8.
Les bi+, tout comme les gay/lesbiennes, subissent en partie la même oppression, l’homophobie, puisque ces deux groupes sont constitués de personnes attirées par le même genre. D’ailleurs, pas besoin d’être en couple avec une personne du même genre, maintenant ni dans le passé, pour subir de l’homophobie (de la part de parents, dissimulation de l’identité, harcelement du à l’identification comme gay…). Sauf qu’en parallèle de cette oppression homophobe qui se manifeste avec plus ou moins de force selon le contexte, il y a la biphobie. La biphobie se manifeste notamment par la remise en cause de l’authenticité des bisexualités (“les bi+ sont des gays/lesbiennes en transition, ou des hétéros qui expérimentent”). D’autres résument l’identité des bi+ à leur statut de couple, mettant de côté l’histoire personnelle, les mécanismes cognitifs et émotionnels, et les LGBTphobies qui ne dépendent pas du statut de couple. Enfin, les bisexualités sont associées à des comportements sexuels “déviants”, comme tromper son ou sa partenaire, être incapable d’etre monogame ou vouloir un plan a trois9. Ces stéréotypes mènent notamment à une exclusion sociale et une hyper-fétichisation des bi+. D’où ces taux effarants d’expériences traumatisantes et de détresse psychologique.
Ce constat aura rassuré certain·e·s de la véracité de leurs expériences, et surpris d’autres. Je dois donc préciser que je ne nie nullement la difficulté d’être gay ou lesbienne : le stigma, les violences, l’exclusion.
Invisibles ou invisibilisé·e·s ?
Où sont les bi+ ? Nous semblons invisibles, si on en croit les discours qui posent toujours une opposition binaire homo-hétéro, l’invisiblité des bi+ en couple monogame ou des bisexualités dans la recherche et l’activisme.
Pourtant, l’invisibilité relative des bisexualités par rapport à l’homosexualité ne peut pas être expliquée par un faible nombre de bi+. En effet, chaque étude représentative qui mesure l’orientation sexuelle de la population montre qu’il y a (beaucoup) plus de bi+ que de gay/lesbiennes. La dernière en date, en 2023, montre que 1,8% de la population française se définit comme homosexuel, et 3,1% se définit comme bi+. Parmi les 18-29 ans, on passe à 2,9% d’homosexuel·le·s et 9% de bi+10. Et ces nombres sont sous-estimés, puisque beaucoup de personnes attirées par plus d’un genre se définissent comme hétéro à cause de stigma internalisé ou par méconnaissance des bisexualités11. Il s’agit donc bien d’un effacement des bisexualités12, et non d’une simple invisibilité.
Kenji Yoshino, un juriste US-américain, publia en 2000 l’article majeur “The epistemic contract of bisexual erasure”13. Il identifie d’abord plusieurs types d’effacement des bisexualités : d’abord une négation de leur existence, soit avec l’idée que les bi+ sont en fait tou·te·s hétéro ou gay, soit en invisibilisant les bisexualités en présentant l’opposition binaire homo-hétéro comme indépassable. Le second type d’effacement apparaît quand on reconnaît l’existence des bisexualités, mais qu’on nie à un·e bi+ cette identité, du fait du genre de son·a partenaire, par exemple. Ce qui est certain, c’est que les bisexualités sont les seules identités pour laquelle on refuse l’attraction ou l’auto-identification comme preuve suffisante : on ne dirait pas d’une personne célibataire qu’elle est asexuelle, et un homme en couple avec une femme mais attiré uniquement par les hommes serait certainement qualifié d’homosexuel. Enfin, le dernier type d’effacement vient de l’association de stéréotypes négatifs aux bisexualités : paradoxalement, en étant hyper-visibles car stigmatisées, les bisexualités ne sont pas des identités viables ou acceptables socialement, ce qui aboutit à un effacement, puisqu’il est plus dur de se dire bi+ ou de parler de bisexualités autrement.

La question de l’effacement des bisexualités n’est pas seulement une question de représentation : ces trois types d’effacement sont la source-même de l’oppression spécifique des bi+. En effet, cet effacement a des conséquences sur l’exclusion sociale et le stigma internalisé que vivent les bi+ car iels ont du mal à trouver leur place dans une société binaire et sont rejeté·e·s par tous les groupes, ce qui implique aussi que les violences homophobes contre elle et eux sont exacerbées. Par ailleurs, les stéréotypes négatifs ont des conséquences sur la vie des bi+, avec une fétichisation, des violences sexuelles et des violences spécifiquement biphobes. Enfin, l’effacement des bisexualités se fait parfois par la force, au travers de violences physiques, psychologiques ou sexuelles pour pousser les bi+ à choisir un camp ou pour nier leur bisexualité.
L’ennemi principal, l’hétéro-patriarcat
Yoshino expose dans son article les intérêts qu’ont les hétéros (“the straights”) et les gay/lesbiennes (“the gays”) à l’effacement des bisexualités. En celà, il parle d’un contrat social entre les deux groupes, qui semblent s’être mis d’accord sur l’idée que les bisexualités ne devraient pas exister.
Tout en reprenant une partie de ses arguments, je préfère parler des intérets de l’hétéro-patriarcat, et de ceux du mouvement LGBT+. Cette nuance n’est pas anodine : l’analyse de Yoshino est idéaliste au sens marxiste du terme, c’est-à-dire qu’elle repose sur une séparation entre les idées et le contexte social dans lequel elles apparaissent. Ni “les hétéros” ni “les gays” ont toujours intérêt à l’effacement des bisexualités, en tout cas pas en dehors de tout contexte économique et social. En effet, la situation de désavantage relatif des bi+ aujourd’hui n’est pas dû à la manière dont les autres groupes s’identifient (à titre d’exemple, mon identité bi a souvent été attaquée par des personnes qui se disaient bisexuelles ou attirées par plus d’un genre) mais plutôt à la manière dont la société est structurée. En recentrant le débat sur la responsabilité de l’hétéro-patriarcat et des mouvements LGBT+, je souhaite mettre en lumière les mécanismes qui sont à la source de l’effacement des bisexualités, dans l’objectif de construire des stratégies de libération qui s’y attaquent.
Alors pourquoi les bisexualités sont-elles effacées par les structures hétéro-patriarcales ?
Pour répondre à cette question, il est nécessaire de comprendre les intérêts du capitalisme dans l’hétéronormativité, c’est-à-dire dans les structures sociales qui produisent l’oppression des minorités sexuelles, par le biais de lois, de discours et médias, ou de violences14.
Le capitalisme a eu besoin historiquement de stabiliser l’orientation hétérosexuelle et de stigmatiser les autres identités sexuelles, notamment pour la reproduction sociale des travailleuse·eur·s : le capitalisme a besoin de personnes à exploiter ! Il est donc nécessaire que des personnes se chargent de procréer, cuisiner, éduquer les futures générations, et autres activités utiles pour que le salarié revienne au travail le lendemain et le surlendemain. Le capitalisme a plusieurs moyens d’assurer cette reproduction, notamment les hôpitaux, maisons de retraite, l’école… mais surtout la famille. Comparé à d’autres sociétés de classe, le capitalisme a séparé le foyer du lieu de travail, ce qui a amené une division sexuée : les hommes gagnent de l’argent, les femmes s’occupent des enfants – c’est-à-dire de la reproduction sociale. Si la famille s’est historiquement construite autour du couple hétérosexuel et de l’hétérosexualité en général, c’est surtout à cause de besoins natalistes. Pour appuyer la famille comme institution de reproduction de la force de travail nait une distinction cruciale entre l’homosexualité et l’hétérosexualité.
Dans ses contradictions, le capitalisme a créé les moyens du dépassement de ces distinctions, puisqu’il est à présent possible pour un couple homosexuel d’avoir et d’élever des enfants, et à cause de l’affranchissement relatif vis à vis la famille dans une société où l’éducation, le soin, et même la procréation peuvent être marchandisées. Cependant, ces avancées ne sont accessibles qu’aux classes les plus aisées, et leur accès s’effondre en temps de crise. Par ailleurs, il ne faut pas négliger l’impact de l’idéologie hétéro-patriarcale sur les conditions de vie des minorités sexuelles et sur les avancées sociétales : les structures idéologiques s’auto-perpétuent et engendrent des violences.
Ainsi, l’effacement des bisexualités est nécessaire au fonctionnement de l’hétéro-patriarcat pour les raisons suivantes :
1° Stabilisation de l’orientation sexuelle : Si les bisexualités n’étaient pas effacées, il serait impossible de prouver l’hétéro ni l’homosexualité, puisqu’il ne serait pas suffisant d’être attirée par les personnes du genre opposé ou du même genre pour affirmer une identité. Ainsi, l’effacement des bisexualités rend les frontières nettes et binaires entre l’hétérosexualité et l’homosexualité, ce qui rend possible la création de la figure déviante de l’homosexuel. En clair, il n’a été possible de créer ces catégories que parce que la bisexualité avait été effacée.
2° Stabilisation de la primauté du genre : Dans tous les autres domaines que l’amour et le sexe, un traitement différencié entre les hommes et les femmes serait considéré comme de la discrimination. Justement, les bisexualités interrogent la pertinence du critère de genre pour ce domaine également, puisqu’elles sont les seules à ne pas considérer le genre comme variable d’intérêt, ce qui amène à questionner l’existence même de ces catégories de genre.
3° Stabilisation des normes de la monogamie : Même s’ils ne sont pas fondés, les stéréotypes attachés aux bi+ comme leur promiscuité ou polygamie, ou encore leur propension à tromper leur partenaire, représentent une menace pour la manière dont la famille est pensée et structurée.
Ces intérêts du capitalisme se transmettent aux individus, quelle que soit leur orientation sexuelle, qui ressentent ainsi un confort à connaitre leur place dans la société – soit hétéro, soit homo – et se construisent en opposition avec l’autre groupe.
Trans-pédé-gouines : où sont les bi+ ?
On l’a vu, l’hétéro-patriarcat s’est construit autour de l’effacement des bisexualités, ce qui a un impact sur les bi+ qui subissent à la fois les conséquences de l’hétéronormativité et celles de leur effacement. Mais les mouvements LGBT+ ne sont pas en reste15. Depuis la naissance de ces mouvements aux USA, en France ou au Royaume-Uni, les bi+ ont été exclus des groupes militants en tant que bi+, c’est-à-dire qu’iels étaient accepté·e·s seulement si iels dissimulaient leurs identités bisexuelles et se revendiquaient gay ou lesbienne. Dans Gay Manifesto, un texte qui sera fondateur du mouvement homosexuel, Carl Whittman explique en 1970 que se renvendiquer bisexuel est “une manière d’esquiver son homosexualité” et qu’il faut que toutes les minorités sexuelles se revendiquent homosexuelles16. Ces discours sont également repris au sein du Front Homosexuel d’Action Révolutionnaire, groupe militant pour la libération gay fondé en 1971, comme le met en lumière le documentaire de Carole Roussopoulos17. La bisexualité des militant·e·s est effacée de l’histoire du mouvement, ce qui donne l’image fausse que les bi+ n’ont pas joué un rôle majeur dans celui-ci. L’émergence dans les deux dernières décennies de groupes et mouvement “trans-pédé-gouines” en est un symbole, puisque ceux-ci invisibilisent dans leur pratique et jusque dans leur nom les bisexuel·le·s, mais aussi les autres groupes minorisés (asexuel·le·s, intersexes, queers…). Ainsi, le Front d’Action Bisexuel a du affronter à plusieurs reprises des campagnes massives de cyber-harcèlement biphobes. On pourrait même questionner la pertinence de lieux de sociabilité ou de communautés uniquement “lesbiens” – des lieux de sociabilité ou de communauté queer seraient probablement plus adaptés pour accueillir l’ensemble des personnes qui subissent l’homophobie au quotidien, ou saphiques pour les femmes attirées par d’autres femmes.

Cette exclusion a des conséquences sur les possibilités d’organisation politique des bi+, de manière séparée ou avec le reste du mouvement LGBT+. Elle amène aussi à des expériences de violences au sein des groupes LGBT+. L’exemple le plus flagrant est le refus de relationner ou sortir avec des femmes bisexuelles18, une idée assez répandue parmi les lesbiennes, soi-disant par peur que les bi+ les trompent ou bien soient “en réalité” hétéro, ou par dégout d’une trop grande proximité avec les hommes (notez la similarité avec les discours des masculinistes sur le body count).
Il semble à première vue contre-intuitif que les mouvements excluent les bi+ et la bisexualité de leurs luttes : après tout, pourquoi refuser l’entrée à des millions de personnes qui pourraient participer au mouvement, qui subissent la même oppression, et qui ont le même but de lutter contre l’hétéro-patriarcat ?
Les raisons de cet effacement sont multiples : la première est que ni les personnes homosexuelles ni les mouvements LGBT+ n’évoluent en dehors de la société, et sont donc influencés par l’idéologie hétéro-patriarcale qui tend a effacer les bisexualités. N’étant pas directement concerné·e·s par ces problématiques, iels n’ont pas su les remettre en question. En découlent les stéréotypes négatifs associés aux bi+ dans ces milieux, qui poussent les militant·e·s à rejeter ces personnes. En particulier, l’idée que les bi+ sont “en réalité” hétéro ou gay, et celle qu’iels ont une propension à tromper leur partenaire a amené des positions défensives comme l’exclusion des bi+ car iels ne seraient pas assez fiables ou impliqué·e·s dans la lutte LGBT+.
Par ailleurs, le mouvement LGBT+ s’est souvent construit autour de politiques assimilationistes, c’est à dire une volonté de s’intégrer au reste de la société en présentant une image pacifiée de l’homosexualité. Ainsi, il a fallu se distancier de la bisexualité et des stéréotypes négatifs associés à elle, tout comme le mouvement assimilationniste s’est distancié des personnes porteuses du VIH ou des hommes trop “éfféminés”. Le principal argument de ces politiques est depuis longtemps centré autour du “born this way”, c’est à dire montrer qu’etre gay n’est pas un choix et ne devrait donc pas être stigmatisé – notamment aux USA où la notion de non-choix est constitutive des politiques anti-discrimination. Les bisexualités déstabilisent cet argument car il devient soit-disant possible de choisir d’être en couple avec une personne du même genre ou du genre opposé.
Enfin, le mouvement LGBT+ s’est construit autour d’une séparation binaire entre hétéro et homo. Cette distinction a été utile au mouvement en vue de mieux délimiter le groupe dans une communauté aux frontières claires, ce qui a permis une mobilisation efficace. Par ailleurs, c’était bien l’homosexualité qui était frontalement attaquée par les structures hétéro-patriarcales (parce que la bisexualité était effacée, et même si ces attaques touchaient tout autant les bi+), et une séparation binaire a permi à la fois de nommer l’ennemi et de retourner le stigmate. Le mouvement LGBT+ a aussi revendiqué un séparatisme de genre necessairement binaire, puisque les gay/lesbiennes ont la possibilité d’exclure entièrement l’autre genre de leur vie et de leurs luttes. Les bi+ ont donc été perçus comme transgressant ces stratégies. Pourtant, celles-ci n’étaient pas les seules stratégies disponibles pour le mouvement LGBT+.
Quelles stratégies de libération ?
En écrivant cet article, je suis étonné du peu de textes ou prises de positions qui développent une stratégie pour la libération bisexuelle. Certain·ne·s développent des analyses de l’effacement des bisexualités et de ses conséquences, comme dans l’essai majeur de Shiri Einser, activiste bisexuel·le israélien·ne et antisioniste “Bi+ : Notes for a bisexual revolution” qui propose également quelques pistes de stratégies de libération. D’autres réfléchissent à la radicalité inhérente de la bisexualité et à ce que le mouvement LGBT+ aurait pu être ou pourrait devenir, mais ne proposent pas de stratégies concrètes, c’est-à-dire de direction pour le mouvement bi+.
Arrêtons-nous donc un instant pour tirer les conséquences logiques de l’analyse faite dans cet article. Nous avons vu que 1° les bi+ subissent, en parallèle de l’homophobie, une oppression spécifique qui les touche très durement. 2° L’effacement des bisexualités est nécessaire au système hétéro-patriarcal (l’ennemi principal) pour stabiliser une oppression binaire entre homosexualité et hétérosexualité, entre les hommes et les femmes.
Les groupes bisexuels se sont pour l’instant focalisés sur la création de communautés bisexuelles et de soutien social au sein de ces communautés, de manière indépendante du reste du mouvement LGBT+, du fait de leur exclusion de ces mouvements. Ces groupes sont un premier pas crucial dans la lutte de libération bisexuelle, car ils permettent l’émergence de revendications bisexuelles et un regroupement de nos forces, et ils doivent être renforcés.
Ainsi, les revendications les plus immédiates découlent nécessairement des problèmes les plus immédiats : lutte contre l’hyper-sexualisation des bi+, contre les stéréotypes négatifs, contre la biphobie dans les milieux queers, pour des espaces de soin et de soutien.
Mais nous ne pouvons pas nous arrêter là, car ces luttes ne pourront pas empêcher entièrement l’effacement des bisexualités et ses conséquences, tant qu’elles ne s’attaqueront pas à l’ennemi principal, l’hétéro-patriarcat, et par lui au capitalisme. En effet, les bisexualités ne sauraient être pleinement acceptées dans un système qui a besoin de leur effacement. Pour s’attaquer à cette oppression, c’est à l’hétéro-patriarcat qu’il faut s’attaquer.
Nous ne pourrons pas le faire seul·e·s, car il faudra un mouvement large qui regroupera l’ensemble des bi+, mais aussi des féministes de toutes identités sexuelles et de tous genres, convaincu·e·s de la première heure ou bien par l’expérience de la lutte. Nous ne pourrons pas construire ce mouvement dans notre coin, entre bi+.
En fait, notre position en tant que bi+ nous place justement dans une position intéressante pour lutter contre les pratiques uniquement identitaires de groupes LGBT+. Ceux-ci limitent souvent l’appartenance dans la lutte aux concerné·e·s (cortèges non mixtes, groupes de lutte ou prise de parole réservés à une identité spécifique…), ce qui permet de faire communauté, d’aller bien et une certaine efficacité politique. Mais cela a pour conséquence une fragmentation du mouvement et des luttes qui ne prennent pas en compte tout le système, mais seulement une (petite) partie de celui-ci. Au contraire, en nous incluant, ces mouvements devront inclure des personnes dans “l’entre-deux”, dont l’identité est invisible et souvent fluide. De tels mouvements iront alors vers des pratiques plus ouvertes, plus larges, qui inclueront plus de personnes donc seront plus souvent victorieuses.
Et puis sans la prise en compte des bisexualités, ces mouvements ne pourront pas dépasser des politiques assimilationnistes d’intégration dans la société, puisqu’ils ne remettront pas en cause la catégorisation par orientation sexuelle elle-même. Pour l’instant, ces mouvements disent “Hétéro ou gay, nous devrions tou·te·s être égaux”. Notre tâche est de convaincre le mouvement des possibilités émancipatrices de la fin de ces catégories elles-même, parce que ce sont elles qui nous limitent et nous effacent.
On a donc un paradoxe : les bi+ sont exclus des mouvements LGBT+, mais leur libération passe par la création d’un mouvement large, féministe, et anticapitaliste, un mouvement qui n’est pas fragmenté et qui porte comme horizon la fin des catégories de genre et de sexualité. S’ensuit la question suivante : comment nous faire accepter par ce mouvement sans mettre de côté une seule de nos revendications ?
Nous devons convaincre le mouvement par la pratique. En proposant des initiatives féministes, anti-patriarcales et qui ne nous effacent pas, nous pourront convaincre des féministes de toutes identités sexuelles et de tous genres, entrainer le mouvement vers des luttes plus larges contre l’hétéro-patriarcat. Ça signifie être présent·e·s dans le mouvement féministe, pas seulement quand on parle de bisexualité : participer à la construction du 8 mars, a l’activisme féministe des groupes locaux, à l’écriture de brochures, articles ou podcast, en y assumant notre identité et la necessité que la lutte féministe ne nous efface pas. En poussant pour que celle-ci soit la moins fragmentée possible et sois ouverte à tous et toutes.
Cela permettrait aussi de lutter contre les idées et comportements biphobes au sein de ces groupes, ce qui nous permettrait d’être soutenu·e·s par l’ensemble de la base du mouvement quand nous devons mettre en avant des revendications spécifiques immédiates.
Ainsi, d’un côté il nous faudra donc participer à l’élaboration des manifestations, évènements, et à la production théorique féministe et LGBT+, et de l’autre nous devrons porter hors de nos communautés nos revendications spécifiques, emportant au travers de ces deux stratégies le reste du mouvement LGBT+ et féministe. Une des manières de réaliser ces objectifs peut être de s’appuyer sur des groupes politiques bisexuels, qui donneront à nos actions une légitimité dans le mouvement, des outils théoriques construits au sein de ces groupes, et une force d’action et de coordination non négligeable. La lutte devra cependant s’ouvrir le plus largement possible, pas seulement aux bi+, mais à toutes celles et ceux qui souhaitent oeuvrer pour la libération bisexuelle et contre l’hétéro-patriarcat.
Vic Michel, Strasbourg19

- “Bi+” signifie toutes les personnes attirées par deux genres et/ou plus, ce qui inclut donc les pan, queer, omni, biromantiques, en questionnement, ou même celleux qui se définissent comme hétéro ou gay mais sont attirées par plus d’un genre. Le mot “bisexualité” n’a pas d’équivalent largement utilisé, je le mets donc au pluriel. ↩︎
- Trachman, M. and Lejbowicz, T. (2020) ‘Chapitre 10 ■ Lesbiennes, gays, bisexuel·le·s et trans (LGBT) : une catégorie hétérogène, des violences spécifiques’, in E. Brown et al. (eds) Violences et rapports de genre : Enquête sur les violences de genre en France. Paris: Ined Éditions (Grandes Enquêtes), pp. 355–390. ↩︎
- Johnson, N.L. and Grove, M. (2017) ‘Why Us? Toward an Understanding of Bisexual Women’s Vulnerability for and Negative Consequences of Sexual Violence’, Journal of Bisexuality, 17(4), pp. 435–450. ↩︎
- Nagel Vic (2024), “Not queer enough : Stigmatisation among gay, lesbian and bisexual populations, a mixed method study” ↩︎
- Nagel, opt.cit. ; Trachman & Lejbowicz, opt. cit. ↩︎
- Ross, L.E. et al. (2016) ‘Bisexuality, poverty and mental health: A mixed methods analysis’, Social Science & Medicine, 156, pp. 64–72. ↩︎
- Mongelli, F. et al. (2019) ‘Minority stress and mental health among LGBT populations: an update on the evidence’, Minerva Psichiatrica, 60(1) ; Nagel, opt. cit. ↩︎
- McKetta, S. et al. (2024) ‘Disparities in Mortality by Sexual Orientation in a Large, Prospective Cohort of Female Nurses’, JAMA, 331(19), pp. 1638–1645. ↩︎
- Severine, A. (2016) Stigmatisation envers les femmes bisexuelles : La biphobie. Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales (EHESS). ↩︎
- Bajos, N. et al. (2024) Premiers résultats de l’enquête CSF-2023, Recherche CSF 2023. ↩︎
- Lejbowicz, T. (2023) ‘Les bisexualités féminines : une approche par configurations sexuelles’, in W. Rault and M. Trachman (eds) Minorités de genre et de sexualité : Objectivation, catégorisations et pratiques d’enquête. Paris: Ined Éditions (Méthodes et Savoirs), pp. 251–272. ↩︎
- Traduction littérale du concept de “bisexual erasure” ↩︎
- Yoshino, K. (2000) ‘The epistemic contract of bisexual erasure.’ ↩︎
- Voir l’article plus long sur le site d’A2C : Théorie de la reproduction sociale : quel retour à (quel) Marx ? ↩︎
- Les licornes existent et ont la rage, brochure d’autodéfense contre la biphobie en milieu tp(b)g, Licornes enragées, 2023 ↩︎
- A Gay Manifesto, Carl Wittman, 1969 ↩︎
- Le FHAR (Front homosexuel d’action révolutionnaire) – Carole Roussopoulos, 1971, citée dans la newsletter bie ↩︎
- Bostwick, W. and Hequembourg, A. (2014) ‘“Just a little hint”: bisexual-specific microaggressions and their connection to epistemic injustices’, Culture, Health & Sexuality, 16(5), pp. 488–503. ↩︎
- Merci à Gabriel pour les dizaines de discussions qui ont mené à l’écriture de cet article. ↩︎