
Depuis quelques années, dans les milieux queers et féministes, on voit se multiplier les appels à faire famille autrement, à se « défaire » d’une définition étriquée de la famille (un papa, une maman, des enfants). Dans le même temps, dans certains milieux de la gauche révolutionnaire, on peut parfois entendre que la famille se situe hors de la sphère de la production capitaliste, et ce n’est donc pas sur ce terrain que se joue la lutte contre l’exploitation et pour la révolution.
C’est pour nourrir ces débats que l’idée de cet article est apparue. Doit-on abolir la famille, en tant que révolutionnaires ? Qu’est-ce que cela voudrait dire ?
Les Cahiers d’A2C #16 – mars 2025
La « famille », une construction sociale et historique
Quand on réfléchit à la famille, plein d’idées peuvent nous traverser. Pour certain·es, la famille représente un endroit où se reposer des contraintes de la sphère du travail, un espace de solidarité, nécessaire face à la violence du monde extérieur. Pour d’autres, la famille est un lieu où le poids de la norme écrase, voire le lieu de grandes violences. Parfois, la famille peut représenter les deux en même temps.
La famille, une forme d’organisation sociale naturelle ?
Dans les idées qui sont dominantes dans la société, la famille serait une réalité biologique, qui a toujours existé dans l’histoire : un homme et une femme formant un couple, et des enfants. Cette idée est d’ailleurs à la base de la rhétorique utilisée par les mouvements anti-LGBT, comme la Manif pour tous. Un autre exemple de définition majoritaire est celle utilisée par le droit : forment une famille celleux qui sont lié·es par des liens d’alliance ou de filiation.
Mais la famille telle qu’on la connaît aujourd’hui n’a pas toujours existé. Par exemple, au Paléolithique supérieur, les enfants naissaient et pouvaient par la suite être élevé·es par différents membres du groupe, et pas uniquement par ses géniteur·ices. La société n’était pas organisée autour d’unités construites à partir d’un couple et de ses enfants1.
L’évolution de la famille est liée à l’évolution des modes de production
Selon les analyses du matérialisme historique, l’évolution et l’organisation des sociétés peut être expliquée par l’évolution de la manière dont on produit et on échange les biens, et non pas par une évolution progressive des idées qui n’auraient pas de base matérielle, ou par une question de “nature humaine”. Si on applique cette grille de lecture à la famille, cela veut dire que l’on peut l’analyser comme :
- Une forme d’organisation de la société qui n’est pas naturelle
- Et qui résulte du système de production et d’échange de biens actuels, c’est-à-dire du capitalisme.
Pour expliquer cette idée, dans plusieurs ouvrages2, Marx et Engels analysent les liens entre le développement du capitalisme urbain au XIXe siècle et l’évolution des formes de famille. Ils sont les premiers à construire une analyse cohérente et intégrée du rôle de la famille sous le capitalisme.
En Europe, avant l’industrialisation, les familles paysannes pouvaient produire chez elles, la production n’était pas séparée du lieu de vie. L’industrialisation produit un déplacement massif des gens dans les villes, et différencie le lieu de la production du foyer (on produit dans des usines et non plus chez soi). Ce changement brutal dans l’organisation de la production destructure les familles paysannes, et crée une crise de la reproduction de la force de travail3.
Cette crise est corrélée à l’avènement et à la consolidation de la famille bourgeoise, qui impose ses normes en termes de ce qu’est une “bonne famille ». Quelles sont ses caractéristiques ? Elle est hétérosexuelle, de taille réduite, privée, fondée sur le mariage et la monogamie.
Et ce que disent Marx et Engels, c’est que les caractéristiques de la famille bourgeoise peuvent s’expliquer par les besoins de cette classe.
Rôle et nature de la famille sous le capitalisme
Concrètement, qu’est-ce que cela veut dire ? Que la famille dans le système capitaliste est une façon d’organiser la société qui répond aux besoins de la classe dominante, car elle permet la reproduction de la société en classes. Elle fournit “le mécanisme le moins cher et le plus idéologiquement acceptable de reproduction de la force de travail humaine”, et elle “reproduit en son sein les rapports hiérarchiques et autoritaires nécessaires au maintien de la société de classe dans son ensemble”4.
La famille, lieu de reproduction de la société de classes
Elle permet d’abord, pour les capitalistes, la transmission du patrimoine d’une génération à une autre. Cette transmission est rendue possible par les liens d’alliance et de filiation. Le mariage permettait aux bourgeois de s’assurer que leur capital revenait à leurs enfants légitimes (les enfants nés hors mariage ne percevaient pas l’héritage). D’où la condamnation morale et juridique violente de l’infidélité des femmes bourgeoises.
Elle permet également, et c’est central, la reproduction de la force de travail, élément qui est la clé de voûte du système capitaliste. En effet, c’est la force de travail qui permet aux capitalistes de faire des profits. Dans ses travaux, Marx parle de la centralité de cette force de travail, mais n’explique pas vraiment comment cette force est reproduite. Des féministes marxistes comme Lise Vogel, Martha Gimenez, Johanna Brenner et, plus récemment, Susan Ferguson et David McNally, ont donc proposé une analyse qui complète les travaux de Marx : la théorie de la reproduction sociale.
Reproduire la force de travail : un travail indispensable pour le capitalisme
Cette théorie explique quels sont les mécanismes qui permettent la reproduction de la force de travail. Et, spoiler, la famille est au cœur de cette reproduction, car elle prend en charge différents types d’activités qui permettent cette reproduction :
- Les activités qui régénèrent le·a travailleur·euse en dehors du processus de production, et lui permettent de retourner travailler. Celles-ci incluent : la nourriture, un lit pour dormir, des soins psychiques et émotionnels, des loisirs, le ménage du lieu de vie, l’entretien des routes ou transports en commun qui permettent de se rendre au travail, etc.
- Les activités qui maintiennent et régénèrent les non-travailleur·euses en dehors du processus de production : par exemple les enfants, qui sont des futurs travailleur·euses, ou encore des adultes qui ne sont pas impliqué·es dans la production capitaliste (les personnes handicapées, les personnes au chômage, les personnes âgées).
- Les activités qui créent de nouvelles personnes exploitables, c’est-à-dire la naissance des enfants5.
Dans la plus grande partie des cas, ce sont les femmes qui exercent ce travail invisible au sein des familles des classes exploitées. En revanche, les familles bourgeoises peuvent se permettre de déléguer ce travail à d’autres personnes et notamment aux personnes les plus dominées de notre société.
Mais ce travail n’est pas reconnu comme étant un travail, et il n’est peu voire pas rémunéré. C’est donc dans l’intérêt des capitalistes de se battre contre la revalorisation des métiers du soin et de l’éducation, contre les institutions et services qui prennent en charge les tâches reproductives en dehors de la famille, car elles pourraient autrement être réalisées gratuitement au sein du foyer. Le fait que ces tâches soient réalisées gratuitement permet d’augmenter leurs profits.
La famille est une base matérielle de l’oppression des femmes
Dans tous les cas, la capacité des femmes à avoir des enfants est centrale dans la reproduction de la société de classe. Ce qui explique pourquoi les capitalistes ont intérêt à défendre les mouvements qui luttent contre les droits et l’autonomie reproductive. Comme l’écrit Lise Vogel en 1983, « chez les classes dominantes, l’oppression des femmes puise sa source dans leur rôle de maintenance et de transmission de propriété par l’héritage ; dans les classes subordonnées, l’oppression des femmes dérive de leur implication dans le processus de renouvellement des producteurs et productrices directs, en plus de leur implication dans la production elle-même (en tant que travailleuses) »6. Cette analyse permet de comprendre que l’oppression des femmes a une base matérielle, et que le capitalisme s’appuie sur le patriarcat pour exister.
De plus, la famille sous le capitalisme permet et favorise les violences de genre. Elle est un des terrains principaux de contrainte sexiste à la soumission. On le sait, la famille est le lieu où s’exerce une majorité des violences faites aux femmes et aux enfants. La majorité des personnes victimes de féminicides ont été tuées par leur conjoint ou ex-conjoint, et la probabilité qu’elle soit tuée par son conjoint augmente lorsqu’une femme cherche à fuir la relation et le domicile. La famille est également le lieu des violences sur les enfants. En France, une personne sur 10 a été victime d’inceste.
Ces violences sont rendues possibles par le caractère privé de la famille sous le capitalisme, et par le fait que la famille capitaliste est en elle-même une forme de propriété, qui maintient son existence et trouve sa cohérence grâce à la propriété. La famille est le reflet d’une société dans laquelle certaines personnes sont considérées comme des objets exploitables, et d’autres considérées comme des sujets dignes d’être considérés comme des humains. Les caractéristiques de la famille capitaliste rendent possibles et acceptables les violences de genre, et même, elles en font le terrain privilégié de ces violences.
La famille est donc un lieu central pour le capitalisme, parce qu’elle permet la reproduction de la société de classe, et par son rôle indispensable dans la production. Sa forme sous le capitalisme en fait le lieu privilégié des violences de genre, et rend ces violences invisibles et normales.
Abolir la famille ?
On l’a dit au début de l’article, les débats et discussions autour de la famille sont nombreux et font qu’on peut parfois être un peu confus·e sur ce pour quoi on lutte, et sur les stratégies à adopter. Voici quelques tentatives d’élaboration sur ces questions.
Lutter contre la “norme” de la famille ne peut pas être une fin en soi
Quelles sont les revendications autour de la famille qui sont mises en avant au sein de nos cadres de lutte7 ? Pêle-mêle : On veut que toutes les familles aient les mêmes droits, que les personnes qui le souhaitent aient le droit de faire des enfants si elles veulent, que certains types de familles ne soient plus stigmatisées, que les violences au sein des familles stoppent, qu’on ait le contrôle sur nos corps, qu’on soit libre d’organiser nos relations, nos sexualités et nos vies comme on le souhaite, etc.
Lutter pour la défamilialisation du soin…

Au XIX, certain·es révolutionnaires discutaient déjà de cela : par exemple, Alexandra Kollontai, activiste et militante lors de la révolution de Russe de 1917, défendait que la lutte pour l’égalité des femmes sur le plan économique et social, et la lutte pour la réinvention des formes d’amour et de sexualité, étaient indissociables, et que comprendre leur imbrication permettait de dessiner un horizon révolutionnaire8.
Comme notre société est construite autour de la famille (juridiquement, entre autres), les mouvements et revendications pour l’égalité des droits sont importants. Mais lutter pour l’égalité des droits avec comme seule perspective de mettre fin à l’inégalité juridique et à légitimer “d’autres types” de famille ne suffit pas si on veut vraiment attaquer la cause de l’inégalité. Qu’est-ce qui fait que le mariage n’était autorisé qu’entre un homme et une femme, avant le changement de loi obtenu grâce au mouvement de lutte ? Les causes idéologiques de cette inégalité sont liées aux causes matérielles. Car si la norme de la famille hétérosexuelle est si forte, c’est parce qu’elle aussi parce qu’elle sert les intérêts des classes dominantes (même si ce n’est pas aussi “mécanique” que ça). Si on veut abattre cette norme, il faut saisir pourquoi elle existe.
La lutte contre l’exploitation qui a lieu dans la famille peut être prise sous l’angle de la lutte de la défamilialisation du soin, c’est à dire les luttes qui visent à sortir de la famille toutes les tâches qu’on lui attribue : éduquer les enfants, soigner les personnes, accompagner les personnes âgées, handicapées, etc. En ce sens, participer aux luttes qui défendent les services publics, les métiers de l’éducation, qui visent la reconnaissance des différents métiers du soin, c’est important. En effet :
- Cela permet de lutter contre l’appropriation du travail gratuit des personnes qui effectuent le travail de reproduction, et de lutter contre l’aliénation qui en découle.
- Cela permet également de faire en sorte que les soins que l’on reçoit ne dépendent pas (trop) de la famille dans laquelle on naît.
Cependant, comme toutes ces institutions existent sous le capitalisme, elles sont régies par les logiques de ce système : l’école sert à créer des futur·es travailleur·euses dociles, l’hôpital public est de plus en plus organisé autour de logiques de rentabilité, la protection qu’offre la Sécu dépend de ta capacité à travailler, etc. Or, on veut organiser nos écoles, hôpitaux, et autres, en fonction des besoins des gens et non pas en fonction des intérêts des capitalistes !
… et la fin du capitalisme !
Tout cela nous amène à penser qu’on ne peut pas lutter contre la norme oppressive de la famille sans lutter contre l’exploitation, et qu’on ne peut obtenir la défamilisation du soin et un monde de soin pour toustes sans lutter contre le système qui régit l’organisation de nos sociétés, c’est-à-dire le capitalisme. On ne peut pas non plus lutter contre l’exploitation si on occulte tout un pan de ce qui permet la création de profit (c’est-à-dire le travail reproductif). Si on veut faire sérieusement la révolution, il nous faut être au clair sur les rouages et mécanismes de l’exploitation. Ignorer cela a déjà eu des conséquences néfastes pour le mouvement. Cela a été le cas par exemple lors des révoltes qui ont embrasé l’Etat d’Oaxaca au Mexique, en 2006. Les femmes ont été une composante important e de cette lutte, elles ont pris part au mouvement en protestant contre leurs maris violents, contre l’Etat, et en collectivisant les tâches de soin, notamment en mettant en place des cantines collectives pour nourrir les personnes en lutte. Les femmes ont connu un backlash de la part de leurs maris, ce qui a participé selon l’autrice Michelle Esther O’Brien à l’échec de cette révolte. Pour elle, la famille fut un outil au service de la contre-insurrection.
Pour défaire la famille, il nous faut développer d’autres liens que ceux imposés par les classes dominantes : créons et développons des liens de camaraderie entre nous, des liens de solidarité de classe ! Ces liens nous rendent plus fort·es et sont indispensables pour nous faire gagner la lutte contre les systèmes qui nous exploitent et nous oppressent. C’est l’horizon pour une société de soin pour toustes, une société où la manière dont on organise notre vie et nos liens affectifs ne serait pas contrainte par les besoins du capitalisme, et pourrait alors devenir un simple “choix personnel”.
Marie (Rennes)
- Cet exemple est tiré de l’article de Marie Périn (2023), Aux origines de l’oppression des femmes, Les Cahiers d’A2C #7 ↩︎
- Cette partie s’appuie sur la partie 2 du livre de M.E O’Brien (2023) Abolir la famille, capitalisme et communisation du soin, éditions La Tempête, Bordeaux. Dans cette partie, elle cite : Le manifeste du parti communiste (Marx et Engels, 1848), La situation de la classe laborieuse en Angleterre (Engels, 1845), L’Origine de la famille, de la propriété privée et de l’Etat (Engels, 1849) ↩︎
- Concrètement, il y avait à cette période beaucoup de mortalité infantile, les conditions de travail et de vie étaient horribles, au point que cela empêchait la reproduction des classes ouvrières. C’est d’ailleurs en partie pour lutter contre cette crise de la reproduction que les premières travailleuses sociales ont commencé à intervenir au domicile des prolétaires. ↩︎
- Citation tirée de la résolution de 1979 sur la libération des femmes du 11e congrès de la IVe internationale ↩︎
- Ce paragraphe a été construit à partir de l’article de l’historienne et militante marxiste Tithi Bhattachary (2013), What is social reproduction theory ?, Socialist Worker. Il est consultable en français sur le site d’A2C. ↩︎
- Lise Vogel (1983), Marxism and the Oppression of Women, éditions Rutgers University Press, New Brunswick, p.129 ↩︎
- Je parle ici d’un point de vue des luttes féministes et LGBT+ ↩︎
- Olga Bronnikova, Matthieu Renault (2024), Kollontai. défaire la famille, refaire l’amour, éditions La Fabrique, Paris, p.20. ↩︎