En mars dernier, l’article « De la théorie à la pratique, la grève féministe n’est pas automatique » sortait dans la revue #2 des Cahiers d’A2C. Un an plus tard, cet article se propose de faire un état des lieux de la construction de la grève féministe quelques jours avant la date du 8 mars en s’appuyant sur les retours d’experience des camarades de Rennes, de Marseille et du Havre.
Les Cahiers d’A2C #07 – Mars 2023
Cela n’échappera à personne, ce 8 mars 2023 a lieu dans un contexte inédit ! Le mouvement contre la réforme des retraites bat son plein depuis plus d’un mois et demi. La réforme est rejetée de manière massive par la population et ce rejet s’ancre dans un climat d’inflation et de mise en lumière de l’accaparement des profits par les patrons et les actionnaires suite aux grèves d’octobre dans plusieurs sites du groupe Total. Ce contexte participe de la compréhension du mouvement comme une lutte de classe. Bien évidemment, construire la perspective de la grève féministe du 8 mars dans le cadre d’un tel mouvement n’a rien à voir avec ce qu’on avait pu imaginer jusqu’en décembre.
Des opportunités inédites
La séquence ouverte fin janvier nous a fait basculer en tant que collectifs féministes dans une situation bien différente de la précédente. En effet, cette dernière année nous avons continué à faire de l’agitation autour de l’idée de la grève féministe en multipliant les actions, les réunions publiques, la création de chants et de danses pour diffuser l’idée d’une manière moins conventionnelle qu’un tract. Avec le début du mouvement contre la réforme des retraites, des opportunités énormes se sont ouvertes pour ancrer cet horizon du 8 mars dans la tête de centaines de milliers de personnes a priori éloignées des thématiques féministes. Il était donc important de continuer de créer des initiatives et de profiter de cette accélération du temps politique.
Très rapidement, un focus a été mis sur les conditions de travail des femmes et leur faible rémunération à partir de l’analyse de l’impact de la réforme sur leurs pensions de retraite. Ce focus a permis de mettre à jour ce que la dimension patriarcale du système capitaliste produit et a grandement facilité notre intervention dans les manifestations et assemblées contre la réforme. Tout à coup, parler de la division genrée du travail et de ses conséquences semblait audible à une large frange de la population. Car c’est bien une des opportunités offertes par la grève : une disposition d’esprit, par la mise en mouvement avec d’autres à être bousculé·e, à vouloir comprendre et discuter, et in fine à remettre en question le système. Lors des différentes dates de mobilisation, nous avons organisé des cortèges et distribué des milliers de tracts. Nous avons pu sentir la curiosité voire l’engouement de personnes normalement éloignées de ces préoccupations. Notamment, un certain nombre de femmes qui n’ont pas le profil habituel de celles qui viennent aux réunions de nos collectifs et qui se sont jointes à nos cortèges : des femmes entre 45 et 60 ans, de la campagne environnante, travailleuses de la petite enfance, primo grévistes pour la plupart et venues avec leurs filles adolescentes pour certaines.
La prise de confiance de centaines de milliers de personnes pour descendre dans la rue et faire vivre le mouvement s’est aussi matérialisée chez des camarades arrivé·es récemment dans nos collectifs féministes. L’accélération du rythme a contribué à l’accélération des discussions politiques et stratégiques. En ce sens, le mouvement féministe a progressé et approfondi ses bases pour la suite bien plus rapidement qu’il ne l’aurait fait hors du mouvement social. Là où il y a un an, le constat d’une certaine difficulté à articuler « spontanément » la question du travail et du patriarcat était fait, il est notable que le mouvement a modifié en partie cet état de fait. Cela ne veut pas dire que c’est acquis. Dans certaines villes par exemple, il a été difficile de mener de front l’engagement syndical et la construction du 8 mars, démontrant qu’il n’est pas toujours aisé d’articuler des questions qui semblent a priori politiques avec des revendications a priori plus économiques.
Plus globalement, un pas énorme a été fait dans la compréhension et l’appropriation de l’idée de la grève comme moyen d’action désirable et pertinent. En effet, là où l’appel à une grève effective semblait encore relativement incantatoire en décembre, on peut aujourd’hui espérer un taux de grévistes bien plus important. Quoi de mieux qu’une séquence où tout le monde n’a plus que le mot « grève » à la bouche pour parler de grève féministe ? Cela tient également à l’appel unitaire des syndicats à faire du 8 mars une date de mobilisation du calendrier contre la réforme des retraites. Bien évidemment la situation est loin d’être la même partout et dans certains lieux, les syndicats se réapproprient cette date en faisant fi des cadres féministes qui la construisent depuis des mois, mais ce n’est pas le cas partout. Par exemple à Rennes, l’inter-organisation féministe qui existe depuis la rentrée de septembre et qui est composée de collectifs, associations, partis politique et de certains syndicats a pu conserver le lead sur l’organisation de la journée : l’intersyndicale élargie a appelé à se joindre à la journée sur les bases décidées par le cadre inter organisation. De même au Havre, l’interpro a appelé à ne pas organiser d’événement en journée malgré le début des grèves reconductibles, mais à soutenir et à se joindre à la manifestation féministe initialement organisée et qui aura lieu à 18 heures. Même si aujourd’hui une partie de ces syndicats appellent à la grève féministe par opportunisme, il n’en reste pas moins que cela nous offre une possibilité inédite de parler à leur base et marque un tournant. Il sera bien plus aisé pour nous de nous adresser à ces syndicats pour construire la grève du 8 mars 2024 : pourquoi refuseraient-ils d’appeler à cette date alors qu’ils l’ont déjà fait ?
Des perspectives, des défis et des incertitudes
L’appel de l’intersyndicale à la date du 8 nous fait espérer être des centaines de milliers dans la rue, du jamais vu pour cette date emblématique du mouvement féministe. Le mouvement social actuel peut nous faire rêver à un 8 mars équivalent à celui du Chili en 2019, qui avait regroupé un nombre historique de manifestant·es. Mais le contexte n’en reste pas moins différent et nous souffrons encore d’écueils que le mouvement féministe chilien avait en partie résolu en 2019.
L’une des questions qui est apparue au fil des semaines de mobilisation est celle de la nécessité de formuler des revendications. En effet, pour un certain nombre de camarades, il semblait nécessaire de matérialiser les raisons de la grève par des mots d’ordre appropriables plus facilement. Cette question, loin d’être une simple question de forme, a soulevé des débats : formuler des demandes à l’État alors même que nous défendons le fait de s’attaquer aux racines du patriarcat, cela n’était-il pas contradictoire ?
Nous avons en partie résolu ces débats en proposant des espaces de discussions où la formulation de revendications était surtout un support pour favoriser l’auto-organisation du mouvement. Ces temps, qu’ils soient sous forme de réunions publiques ou d’assemblées n’ont pas mobilisé autant que nous l’aurions souhaité. C’est un défi pour cet après 8 mars car nous pensons que la multiplication de ces espaces et leur investissement par une large frange du mouvement est une condition pour gagner dans le rapport de forces en cours.
Une autre discussion qui nous a occupée est celle de la place des hommes dans la grève féministe. Autant il apparaît de plus en plus évident dans les discussions que la grève doit être générale, au sens qu’elle implique l’ensemble de la population, autant cela pose la question des priorités. Qui cherchons-nous à convaincre de se mettre en mouvement en premier lieu ? La place des hommes dans cette grève est-elle dans la prise en charge des enfants et des tâches domestiques plutôt que dans la rue avec nous ? Comment lutter pour des revendications féministes aux côtés de ceux qui commettent régulièrement des actes sexistes ? Ces discussions sont toujours en cours et le mouvement permet d’expérimenter des choses au-delà des positionnements théoriques.
Un autre questionnement concerne la grève du travail reproductif. En effet, il n’était pas évident de trouver des manières de matérialiser l’arrêt de ces tâches étant donné qu’elles sont vitales et impliquent aussi de prendre soin des personnes dépendantes. Il ne nous semblait pas pertinent d’appeler à reléguer ces tâches aux hommes sur la journée du 8 car cela impliquait de laisser la question se gérer individuellement au sein des foyers. À Rennes par exemple, nous avons décidé d’organiser un grand banquet féministe 2 heures avant le départ de la manifestation afin de collectiviser cette tâche et de mettre en avant le travail reproductif. Le collectif de la Bulle propose aussi un accueil d’enfants toute la journée, comme cela a été le cas sur l’ensemble des journées de mobilisation depuis fin janvier. Pour la suite du mouvement, il apparaît pertinent de continuer à mener les discussions sur le travail reproductif, sur l’assignation des femmes à le prendre en charge ainsi que sur les moyens de le collectiviser.
Une des tentatives fructueuses concerne la volonté d’implanter la grève par quartier à Rennes. En effet, dès septembre, le collectif féministe local Nous toutes 35 a décidé de s’organiser en groupes de quartier pour réussir à mobiliser sur l’ensemble de la ville. Avec le mouvement social actuel, c’est un bon moyen pour de nouvelles·eaux membres de s’activer à une échelle parfois plus accessible et de participer à des initiatives localisées telles que des départs en cortège ou des actions de blocage. En dehors du mouvement actuel, cela a aussi permis de rencontrer des associations et des collectifs d’habitant·es par exemple et de diffuser l’information dans des réseaux non-militants. Reste à travailler dans le temps sur l’approfondissement de ces liens pour espérer qu’ils permettent des manifestations par quartier pour le 8 mars 2024 ou des piquets de grève tenus par des salarié·es et des habitant·es solidaires.
Pour conclure, le mouvement social contre la réforme des retraites est une chance pour faire progresser nos revendications féministes et ce 8 mars sera sans nul doute un moment historique. Il est aussi certain que les féministes sont une chance pour le mouvement dans le sens où nous poussons par nos mots d’ordre sur la grève féministe à la prise en considération de questions politiques qui dépassent la question des retraites. En ce sens, tout comme les camarades engagé·es sur le front contre la loi Darmanin, nous posons en pratique la nécessaire unité de notre classe pour être à même de remporter cette bataille et les suivantes.