
L’offensive anti-trans en cours à l’internationale est indéniable : lois interdisant les bloqueurs de puberté votée par le Sénat en France, portée par le Labour Party au Royaume-Uni, multiplication des décrets anti-trans en quelques jours par le gouvernement Trump, criminalisation des transitions en Russie…
Les personnes trans apparaissent comme l’une des franges les plus ciblées de notre classe. En tant que révolutionnaires, on se doit de bâtir une réponse à la hauteur.
Si le but de cet article est stratégique, il fait des détours théoriques, pas pour le plaisir d’avoir raison, mais pour examiner sincèrement ce qui structure les vies trans, et ainsi penser des stratégies qui peuvent gagner.
Les Cahiers d’A2C #16 – mars 2025
Différencier le sexe biologique du genre social
Il y a une contradiction majoritaire qui anime les débats sur le genre et fait apparaître 2 pôles qui s’affrontent, le premier est progressiste et cherche à défendre les personnes trans, le second, réactionnaire, a pour but de diminuer toujours plus leurs droits, voire de les faire disparaître.
Dans la plupart des associations LGBTQI ou féministes, dans une partie de la gauche institutionnelle (celle qui considère que les conditions des personnes trans sont un sujet), mais aussi dans la majorité des milieux queers même les plus radicaux, une idée domine. « Les personnes trans sont les personnes qui vivent ou qui souhaitent vivre dans un genre différent de celui qui leur a été assigné à leur naissance. La transition de genre est un long processus qui permet à une personne de s’affirmer dans le genre auquel elle s’identifie et dans lequel elle peut s’épanouir”1.
Cette définition met en avant le genre en le distinguant du sexe. Il y aurait donc, d’un côté, le sexe, biologique, avec lequel chaque personne naîtrait et qui serait déterminé par ses organes génitaux. Et de l’autre côté, il y aurait le genre, qui lui serait culturel, construit par un ensemble de normes physiques et sociales.
Dans la citation au dessus, il y a aussi l’idée que la transition est un épanouissement. C’est un des fondements qui détermine aujourd’hui les existences trans : la transition serait une porte de sortie face au problème qu’est la dysphorie de genre, c’est à dire la souffrance créée par le fait de ne pas être perçu·e comme appartenant au genre auquel on se sent appartenir. Cette notion est clé, car, en France par exemple, c’est elle qui conditionne les possibilités d’accès aux moyens médicaux ou administratifs de transitionner.
À partir de cette double définition, les mouvements politiques ou associatifs revendiquent la mise en place de moyens donnés aux personnes trans pour pouvoir vivre, de la manière la plus simplifiée possible, dans le genre auquel elles veulent appartenir.
Les détracteurices de la « théorie du genre »
Il est plus difficile d’avoir une définition un peu claire qui mettrait d’accord l’ensemble du camp réactionnaire sur la question trans. Et c’est sûrement du fait de sa disparité : il va d’une prétendue gauche écologiste anti-technique aux fascistes de Nemesis, en passant par des fondamentalistes chrétiens comme Civitas2.
Mais ce sur quoi ils paraissent d’accord c’est qu’il faut combattre une prétendue théorie du genre. Que cette théorie du genre serait omniprésente dans les médias et l’éducation, instrumentalisée par un lobby transactiviste qui aurait pour but de grand remplacer notre civilisation.
Pour combattre cette menace théorique, il faudrait donc renaturaliser le genre, c’est à dire nier l’existence de la non-binarité, et considérer que ne sont hommes ou femmes que les personnes possédant l’appareil génital considéré comme masculin ou féminin.
En France, celles qui poussent le plus loin cette idée, c’est Dora Moutot et Marguerite Stern. Si elles n’ont pas bâti de réel mouvement TERF3, elles ont une grande audience médiatique, en particulier depuis la sortie de leur livre Transmania au printemps 2024. Elles nomment leur mouvement ‘’femelliste’’ ce qui incarne cette renaturalisation du genre : ne sont femmes que les femelles, ainsi définies uniquement par leurs capacités reproductives.
Un clivage immense, et très violent
Derrière ces idées, des projets politiques opposés se dessinent, le premier émancipateur, le deuxième mortifère. Mais le problème c’est qu’aucune perspective libératrice ne peut émerger de ce conflit. Car, malgré la différence de nature entre ces deux camps, on peut observer une continuité théorique.
D’un côté on demande de ne plus faire prévaloir la biologie, mais d’être à l’écoute des identités de chacun·e et de laisser la multiplicité des expressions de genre exister. De l’autre, les réacs plus ou moins assumés détournent ces pensées progressistes et les désignent comme une perte des valeurs simples et essentielles à la société ; les hommes et les femmes se rassemblent pour fonder des familles, et on ne va quand même pas remettre ça en question.
Mais pour envoyer leurs idées nauséabondes aux oubliettes, il faut faire un pas de côté, et se poser sincèrement cette question : cette séparation entre genres culturels et sexes biologiques a-t-elle des effets matériels sur les personnes trans ? Si oui lesquels ?
Notre hypothèse pour répondre à cette question est celle-ci : le paradigme qui oppose identité de genre et naturalité des sexes est aussi celui dans lequel s’inscrit le régime d’oppression spécifique subi par les personnes trans qu’on va appeler transphobie4. On va donc se pencher ici sur ses fonctions et fonctionnements pour examiner cette hypothèse.
Les fonctions de la transphobie dans le capitalisme
La transphobie existe de manière systématique dans le capitalisme parce qu’elle a un but précis, celui de limiter aux personnes trans l’accès à leur transition. Les raisons de cet empêchement sont nombreuses.
La première, c’est que le capitalisme a besoin pour fonctionner de la reproduction de la classe laborieuse. Pour cela il s’imbrique avec le patriarcat qui s’organise autour d’un système de normes : l’hétérosexualité en est une, le cisgenrisme en est une autre. Ce n’est pas tant une question idéologique que pragmatique ; le capitalisme est rationnel, et incorporer les personnes trans dans la reproduction complique les choses, elles ont en général besoin de socialiser la reproduction : PMA, conservation de gamètes…
La deuxième est encore en lien avec le besoin de rationalité dans la production des richesses. Au cours d’une transition, on peut nécessiter des interventions chirurgicales, traverser des périodes d’instabilité émotionnelle dues à la prise d’hormones… Ces événements impliquent des arrêts maladies, des carrières en pointillé, avec lesquelles le capitalisme n’a pas envie de s’encombrer.
La troisième c’est que ces deux arguments sont à la fois applicables à la production des richesses, mais aussi à celles de la possibilité de la guerre produite par les tensions impérialistes. Si le capitalisme a besoin de travailleureuses efficaces, il lui faut aussi de bons futurs soldats.
Les personnes trans mises sous tutelle
Maintenant qu’on a vu pourquoi le capitalisme crée des obstacles aux possibilités de transitionner, regardons comment ils sont mis en place en France. Sa technique est de placer les personnes trans dans un régime tutélaire vis à vis de plusieurs institutions. La France place les personnes trans dans un régime tutélaire vis à vis des institutions.
Une transition peut s’opérer dans un cadre médical : prise d’hormones, interventions chirurgicales, épilation laser… Mais pour pouvoir y avoir accès, il faut un accord, auparavant d’un psychiatre, maintenant d’un médecin généraliste. Les médecins s’appuient sur le DSM-55 qui se base sur la dysphorie, ce qui met les personnes trans dans l’obligation de souffrir et de prouver leur souffrance pour pouvoir transitionner comme elles le souhaitent.
Administrativement, c’est le tribunal, selon le bon vouloir du juge, qui statue sur une demande de changement « de mention de sexe ». Jusqu’en 2016, il y avait besoin d’un avis psychiatrique mais aujourd’hui on demande tout de même un récit intime de la personne sur son parcours de transition et des témoignages de proches certifiant que la personne vit bien dans le genre demandé. Encore une fois, il y a un soupçon de mensonge, et la personne requérante doit prouver, selon des critères très flous juridiquement, que sa vie sociale correspond bien à sa demande.
Sans même rentrer dans les détails de la lourdeur de ces procédures, on voit bien que ces régimes assujettissent les personnes trans à des récits imposés, reposant encore une fois sur ces principes de souffrance ressentie et de genre social à prouver.
Les fonctions de la transphobie pour le fascisme
Au vu de la centralité de l’extrême-droite dans l’offensive anti-trans en cours, il paraît essentiel d’aller observer si la transphobie y prend place de la même manière ou avec une spécificité.
Si l’on regarde comment les droits des personnes trans sont traités dans les programmes ou par les gouvernements d’extrême-droite, on constate qu’ils incarnent systématiquement la forme la plus violente et extrême de la transphobie détaillée au-dessus : limitation, interdiction voire criminalisation des transitions, attaque contre les droits reproductifs, coupes budgétaires visant les associations LGBTQI…
Mais il y a 2 spécificités bien propres au fascisme qu’il est vital de comprendre.
La première, c’est que les fascistes portent un projet politique d’épuration et de régénération d’une race imaginaire. Ce projet s’articule principalement autour du racisme, mais aussi de la transphobie. « En effet, l’existence même des personnes trans […] viennent mettre en péril ce qui est au fondement de leur théorie : la famille patriarcale, qui serait la garantie de la reproduction de l’idée que les fascistes se font de leur prétendue race »6. Là où le capitalisme peut parfois s’accommoder des personnes trans, le fascisme nous réserve un autre destin, celui d’une disparition totale.
La seconde, c’est comment il instrumentalise les existences trans dans un phénomène de panique morale. Ce qui définit le fascisme, c’est la construction d’un mouvement de masse actif et déterminé à bâtir dans la rue le rapport de force pour faire advenir son projet. Aujourd’hui, un parti fasciste comme le RN ne bénéficie pas encore de ce mouvement de masse, alors il cherche des moyens pour le construire et a bien compris que les trans, désignés comme des dangers à combattre, étaient un des moyens de le bâtir. En 2013, la Manif pour Tous a été la mobilisation réactionnaire la plus massive de ces dernières années dans la rue, rassemblant jusqu’à plus d’un million de personnes à Paris. Aujourd’hui, c’est autour des trans que les fascistes s’agitent, en tentant de mettre en place la même force d’opposition que contre le Mariage pour Tous, et tout prête à penser que, si on ne s’y oppose pas, c’est demain contre l’existence des personnes trans qu’on pourrait voir des milliers de personnes défiler dans les rues7.
Bâtir la riposte trans
On a donc éprouvé l’hypothèse selon laquelle la distinction genre/sexe comme elle est pensée aujourd’hui permet des revendications émancipatrices mais qu’elle est aussi le fondement du fonctionnement de la transphobie.
L’offensive anti-trans en cours, dans les parlements, les discours et dans la rue est sans précédent. Il faut être à la hauteur et changer nos perspectives de luttes.

Être trans, un processus de sexuation
Le seul moyen que nos luttes soit conséquentes et efficaces, c’est qu’elles dénaturalisent le genre jusqu’au bout, contrairement à ce qu’on a vu pour l’instant.
Si on repart en arrière dans le mouvement féministe, seule le matérialisme peut nous faire gagner. Ce qui est au centre, c’est que le genre précède le sexe. Ça veut dire que, contrairement à ce qu’on a dit plus tôt, il n’y pas de sexe biologique d’un côté, ni de genre social de l’autre. Il y a un seul système, le genre, qui pour fonctionner, a besoin de créer des sexes (masculin et féminin). « Leur naturalisation est un acte idéologique de justification du patriarcat et de l’hétérosexualité »8.
Rien n’est naturel dans la construction des sexes, la philosophe Pauline Clochec dit que « tout individu […] a un sexe qui est le résultat d’un processus de sexuation »9. C’est à dire que se sexuer est une évolution, à la fois physique et sociale. Vu de cette manière, être trans devrait être banal : une trajectoire de transsexuation, comme existent aussi les trajectoires de cissexuation ou d’intersexuation, et c’est cette banalité à laquelle on devrait pouvoir avoir droit.
Mais ce qui l’empêche, c’est la transphobie qui spécifie, marginalise, empêche ou attaque les existences trans. On peut même dire que, en vivant dans le régime de la transphobie, c’est cette oppression spécifique qui détermine matériellement le fait trans.
Quels mots d’ordre pour la libération trans ?
Si être trans, c’est voir sa vie déterminée par la transphobie, alors la seule possibilité pour être trans, c’est de s’organiser et de faire face au régime qui nous opprime.
Les personnes trans sont placées sous un régime tutélaire, c’est donc pièce par pièce qu’il faut l’abattre avec ces mots d’ordre : dépsychiatrisation et dépathologisation totale de la transitude10, autodétermination administrative de chacun·e, accès libre et gratuit à son propre corps via les droits reproductifs (PMA, IVG…) et les transitions médicalisées (hormones, chirurgies…).
Mais, comme on l’a vu plus haut, ces revendications ne pourront jamais être appliquées sous le capitalisme qui, même dans sa forme la plus édulcorée, ne sera jamais compatible avec les existences trans. Alors on voit que sont forcément liées à l’échec, à la fois les politiques de visibilité qui demandent une meilleure intégration des trans sur le marché du travail, dans les médias, et dans la sphère culturelle, mais aussi les tentatives réformistes qui tentent le lobbying médiatique ou parlementaire. Ce n’est pas pas pureté qu’on affirme cet échec, mais par pragmatisme ; dans une société organisée pour maximiser les profits d’une poignée de personnes et où le danger fasciste est une réelle menace, aucune émancipation des trans n’est possible.
Il n’y a pas de réponse toute faite, les luttes sont à mener et le front est à bâtir
Il faut s’y engager en tenant les deux bouts, comme on le défend dans les luttes antiracistes : affronter la transphobie dans une perspective révolutionnaire car elle est le seul moyen d’aller jusqu’au bout, tout en s’organisant face à l’urgence du danger fasciste qui nous menace de plus en plus.

Au printemps dernier, la riposte trans a été massive, multiple et sans précédent : manifestations dans des dizaines de villes, alliances entre organisations, syndicats et associations, politisation des prides suite à la dissolution et conscientisation du danger de l’extrême-droite.
Mais qu’en reste-t-il aujourd’hui ? Le projet de loi, arrivé nulle part puisque l’Assemblée était dissoute quand il devait y être voté, existe encore, les centres LGBTQI sont toujours la cible d’agressions, Louna, femme trans et militante anarchiste, a été incarcérée 3 mois dans une prison pour hommes11… Et quelles résistances s’y opposent ? Elles sont existantes, mais trop faibles, et la majorité des syndicats, des organisations féministes et antifascistes font passer le sujet au second plan, brillant par leur absence dans les mobilisations trans.
Pour que cette situation change, il faut convaincre que la lutte pour les droits trans n’est pas une question de société, mais un réel enjeu féministe, révolutionnaire et antifasciste, et réaffirmer la nécessité de la solidarité.
Lou (Marseille)
- Définition donnée par Wiki Trans ↩︎
- Pour un très bon aperçu de la galaxie transphobe, consulter la brochure « Transphobie : de la confusion au risque fasciste » ↩︎
- TERF : trans-exclusionary radical feminist, c’est à dire des prétendues féministes qui excluent les femmes trans du féminisme ↩︎
- Le terme de transphobie est souvent critiqué parce qu’il porte la fausse idée d’une peur, certain·es préfèrent parler de « cissexisme » pour le relier au régime du patriarcat ↩︎
- DSM 5 : guide publié par l’Association américaine de psychiatrie qui sert de référence internationale pour le diagnostic et la classification des troubles mentaux. Jusqu’en 2013, la transidentité elle-même était classée comme une pathologie, et aujourd’hui c’est la dysphorie de genre qui est la pathologie. ↩︎
- Lire l’article « Combattons les mouvements antitrans, combattons le fascisme » sur le site d’A2C ↩︎
- Voir Maud Royer (2024), Le Lobby Transphobe, éditions Textuel ↩︎
- Extrait de l’article de Pauline Clochec (2019) « Du spectre du matérialisme à la possibilité de matérialismes trans », dans l’ouvrage collectif Matérialismes Trans, éditions Hystériques & AssociéEs ↩︎
- Voir Pauline Clochec (2023) Après l’identité , éditions Hystériques & AssociéEs ↩︎
- Transitude : terme utilisé par les courants trans matérialistes, en opposition à la « transidentité » qui ramène le fait trans à une question individualisée et ne l’observe pas structurellement. ↩︎
- Lire le communiqué de l’Organisation de Solidarité Trans (OST) à ce sujet ↩︎