Picasso ou le paroxysme du patriarche

Complément à la revue les cahiers d’Autonomie de Classe #14 (Octobre 2024)

La couverture de la présente revue a suscité de nombreuses réactions dans notre organisation car elle fait référence à une œuvre de Picasso, et que cet homme est connu pour sa misogynie. A2C ne pouvait donc pas attendre la publication du prochain numéro de la revue pour critiquer ce choix. Nous avons décidé de publier le texte d’un camarade qui illustre cette critique :

Le choix a été fait d’illustrer la revue 14 d’A2C par le tableau Guernica de Pablo Picasso. Au vu des éclairages relativement récents sur ce personnage, nous devons discuter collectivement de la dimension politique de ce choix.

Ce tableau a été peint en 1937 à Paris. C’est une commande du parti républicain espagnol. Picasso a choisi comme thème le massacre de Guernica qui fut bombardée par des troupes allemandes nazies et italiennes fascistes à la demande des nationalistes espagnols. Ce tableau aurait ainsi activement participé à la propagande dénonçant les horreurs du fascismes naissant en Europe. J’imagine que c’est le même but que poursuivait mes camarades d’A2C en illustrant ainsi la couverture de la dernière revue. Nous sommes dans une période où la mobilisation contre la montée du fascisme est plus que jamais urgente.

Il existe de nombreuses interprétations symboliques de cette œuvre, mais comme aurait dit Picasso lui-même « Il ne faut pas que le peintre les crée ces symboles, sans cela il vaudrait mieux écrire carrément ce que l’on veut dire, au lieu de le peindre. Il faut que le public, les spectateurs, voient dans le cheval, dans le taureau, les symboles qu’ils interprètent comme ils l’entendent. Il y a des animaux : ce sont des animaux, des animaux massacrés ». Peu importe la symbolique. La légende d’un Picasso artiste engagé était né…

La création de ce tableau a été documentée en photo par Dora Maar, « amante et muse » de Picasso. Le couple, “fusionnel” jusqu’à dans leur travail, laissera cette documentation de la création de l’œuvre qui est une démarche unique à l’époque. Dora Maar et Pablo Picasso se rencontrent en 1936, alors qu’elle a 28 ans et lui 55 ans. Elle est une jeune et talentueuse photographe, propriétaire de son propre studio, engagée politiquement et socialement. Voilà la belle histoire qui entoure ce tableau et qui est globalement hégémonique.

Pourtant, il ne faut pas s’arrêter là… Dora Maar, après sa rencontre avec Picasso, abandonnera la photographie pour la peinture, pour laquelle elle ne connaîtra qu’une gloire posthume. Par la suite, elle sombre progressivement dans la folie, jusqu’à être internée et subir des séances d’électrochocs. Elle mourra isolée et pauvre…

Picasso est connu de façon assez assumée comme « un homme à femmes », « un véritable séducteur», voir même comme le titre le journal du dimanche en 2014 « Picasso, l’homme qui aimait les femmes ».

La postérité aura retenu 7 compagnes successives de Picasso. Fernande Olivier, qui sera la modèle de Picasso et que, par jalousie, il enferme dans son atelier lorsqu’il sort. Eva Gouel, qu’il trompera à de nombreuses reprises. Olga Khokhlova, que Picasso disait ouvertement «traîner par les cheveux tout autour de l’appartement » et qu’il maintiendra dans une forme de contrôle jusqu’à la fin de sa vie. Elle finira par se suicider quatre ans après la mort de Picasso. Marie Thérèse Walter, qu’il commence à violer alors qu’elle avait 17 ans et lui 45 (j’utilise sciemment le terme violer car on ne « fréquente » pas une fille de 17 ans quand on a 45 ans, on la viole). Puis Dora Maar dont on a déjà parlé qui n’était pas entendue quand elle disait subir des violences physiques, psychologiques et sexuelles. Et Jacqueline Roque, qui se suicidera le 15 octobre 1986 par arme à feu. Ce n’est qu’un résumé extrêmement bref des nombreux sévices subis par les ex-compagnes de Picasso.

À ce chemin semé de chaos et de destruction, il faut ajouter le suicide de son petit fils, Pablito Picasso à l’âge de 24 ans. Sa sœur, Marina, dira de Pablito « qu’il était pris dans la toile de Picasso. ». La liste est encore longue des personnes de l’entourage de Picasso qui se sont retrouvées sous son contrôle : des femmes, des hommes, des enfants…

Tous ses éléments, qui dressent de façon assez évidente le portrait d’un Picasso prêt à exploiter jusqu’à l’extermination les personnes qui l’entourent, ne sont pas des découvertes récentes. Mais le narratif officiel jusqu’aux dernières années était celui d’un artiste génial, au statut semi-divin bien que torturé et aux passions dévorantes. C’est, entre autres, la culture du viol et le patriarcat dans lequel il s’inscrit qui offrent cette grille de lecture. Le système patriarcal a joué un double rôle : il a offert une impunité totale à Picasso, en invisibilisant la dimension prédatrice, violente et exploiteuse du personnage ainsi que les tentatives de dénonciation de ses agissements. Mais plus que ça, il l’a récompensé pour ses comportements, en en faisant l’homme considéré comme l’un des plus grands génies de la peinture de l’humanité.

Françoise Gillot, une des ex-compagnes de Picasso, dans son livre « Une vie avec Picasso », sorti en 1964, dresse déjà le portrait d’un homme tyrannique et violent. Il y a trente ans, était publié le livre, « Picasso, créateur et destructeur » d’Ariana Huffington, une éditorialiste américaine, qui ne cachera rien des violences commises par Picasso. Ce livre sera détruit par la critique de l’époque. On ne s’attaque pas impunément au « Maître ».

Le discours récent semble enfin changer et laisser place à des critiques à l’hégémonie de Picasso. Elles viennent notamment de féministes célèbres telles que Hannah Gadsby (comédienne australienne dans son spectacle «Nanette»), Sophie Chauveau (autrice du livre «Picasso, le Minotaure») et Julie Beauzac (créatrice du podcast, «Vénus s’épilait-elle la chatte?», basé notamment sur le travail de Sophie Chauveau). Cette temporalité n’est pas un hasard. La période #metoo et le développement des gender studies (dans les deux cas, par les acquis des luttes féministes des dernières années) ont permis de développer de nouvelles grilles d’analyse, notamment concernant l’exploitation économique, sexuelle, relationnelle et sociale des femmes par les hommes.

Picasso en est un exemple parfait. Il y a de plus dans son cas la spécificité qu’il est impossible de “séparer l’homme de l’artiste” (si cela est vraiment jamais possible…) puisque lui-même dit très clairement que sa violence et son rapport aux femmes nourrissent son art : « Pour moi, admet-il, [Dora] est une femme qui pleure. Pendant des années, je l’ai peinte en formes torturées, non par sadisme mais par plaisir. Je ne pouvais que donner la vision qui s’impose à moi, c’était la réalité profonde de Dora. » On ne peut qu’être horrifié•es devant le tableau “Dora et le Minotaure” peint en 1936 avec tous ces éléments en tête.

Il y aurait encore beaucoup à dire sur d’autres dimensions du personnage : la question de l’appropriation culturelle et notamment des “arts africains”, les violences faites aux enfants et notamment l’enfance de Picasso et les propres violences qu’il a subi… Je n’ai pas les connaissances et le temps de développer ces éléments ici.

Mais revenons au choix de la couverture de la revue 14. Le statut même de peintre engagé de Picasso est remis en question aujourd’hui. Ce n’est pas un hasard si Picasso le crée en “collaboration” avec Dora Maar. Le mythe “Picasso résistant” naît sans élément probant. Le peintre avec Guernica s’approprie probablement le travail militant de Dora Maar.

En choisissant cette couverture, nous participons collectivement à perpétuer ce mythe, à donner de la force à la narration d’un artiste « antifasciste » là où il est fort probable que Picasso n’a rempli qu’une requête commerciale et a profité une fois de plus de pouvoir jouir de représenter la violence tout en la produisant. Nous participons à silencier une fois de plus les féministes qui ont tenté de dénoncer cet agresseur de femmes et d’enfants. De mon point de vue, nous devons changer cette couverture et arrêter la vente des revues déjà imprimées, il me semble que nous avons les moyens financiers de compenser cette “perte”.

Jalel, Paris