Publié initialement en Anglais sur le blog de Kevin Ovenden
Il y a 80 ans jour pour jour, la classe ouvrière des bidonvilles de l’East End (quartiers est) de Londres se soulevait pour stopper l’élan du fascisme britannique lors de la bataille de Cable Street.
La gauche britannique se souvient bien de Cable Street. Sa mémoire nous remplit de fierté, en particulier pour celles et ceux d’entre nous qui ont vécu et milité dans l’East End de Londres. Elle a servi de boussole lors des poussées ultérieures de la lutte antifasciste, lors de la bataille de Lewisham qui porta un coup d’arrêt au National Front en 1977 à la bataille de Welling en 1993 en passant par la campagne de l’Anti Nazi League dans les années 70-80, sans oublier les luttes antifascistes plus récentes.
Non contente de servir de source d’inspiration, Cable Street est pleine de leçons politiques pour le mouvement antifasciste actuel. Certains aspects qui semblent ne constituer que des détails de l’histoire générale contiennent des références pour les militantes d’aujourd’hui.
Sir Oswald Mosley, chef de l’Union des Fascistes Britanniques, annonça vers la fin septembre 1936 son intention de marcher sur l’East End de Londres et de défiler au coeur du quartier juif.
Il est important de se remémorer le sentiment qui régnait à l’époque. Des tentatives répétées d’incursions fascistes avaient eu lieu sur les bords de l’East End. La grande communauté ouvrière juive de Bethnal Green subissait fréquemment des attaques physiques.
Les perspectives européennes s’étaient quand à elles définitivement assombries. Le général Franco avait issu son pronunciamento, annonçant un soulèvement fasciste contre la république espagnole, le 18 juillet. Deux mois plus tard, au moment où Mosley dévoila ses plans, les colonnes de Franco poursuivaient leur remontée de l’Andalousie et se trouvaient à 80 km de Madrid. Bien qu’elles fut stoppée, cette avancée de Franco montrait qu’un troisième pays s’apprêtait, en octobre 1936, à tomber sous le joug fasciste après l’Italie et l’Allemagne. Des jeux olympiques de Berlin étaient parvenues en août les images déprimantes d’un Hitler fermement ancré au pouvoir.
La population de l’East End qui était sur le point de s’engager dans une bataille majeure, ne l’avait pas du tout cherchée. Le pessimisme régnait quant au futur de l’Europe et de la Grande Bretagne. La population accueillit la nouvelle de la marche fasciste avec indignation. Mais tous les souvenirs parlent aussi d’un grand sentiment de peur.
Les activistes du parti communiste qui avaient initié le “Conseil du peuple juif contre le fascisme et l’antisémitisme”, ont lancé une pétition exigeant du ministre de l’intérieur l’interdiction de la manifestation de Mosley. Le seuil des cent milles signatures fut franchi en 48h. C’était un exploit incroyable, du jamais vu depuis les années de l’agitation chartiste plus d’un siècle auparavant.
La pétition fut remise le vendredi 2 octobre. Le ministre de l’intérieur des conservateurs annonça son refus d’interdire la marche, deux jours à peine avant la date à laquelle elle était prévue.
Pendant sa campagne pour la pétition, la branche de Stepney du parti communiste déclarait qu’il faudrait bloquer Mosley avec ou sans l’aval du ministre de l’intérieur. Le Labour ne s’en tenait qu’à la pétition, et déclarait qu’en cas d’échec il faudrait permettre aux fascistes de passer.
Le rejet de la pétition par le gouvernement fit l’effet d’une bombe, et donna à l’agitation contre Mosley pris une audience énorme.
La Ligue des Jeunes Communistes de Londres préparait une manifestation de solidarité avec la république espagnole pour le 4 octobre à Trafalgar Square. Elle fut annoncée bien avant les plans de Mosley.
Franco était aux portes de Madrid, dont la chute semblait imminente. Une mobilisation pour l’Espagne au centre de Londres constituait bien plus qu’une action symbolique et rituelle; c’était censé être la première grande mobilisation pour l’Espagne, et semblait toute aussi urgente que la mobilisation contre Mosley et ses fascistes.
Il était compréhensible qu’on ne veuille pas l’annuler moins d’une semaine avant sa date prévue, sachant qu’à ce moment il était encore possible que le gouvernement décide de se plier à la pression populaire en interdisant la marche fasciste. De plus, quel eût été le sentiment des camarades en Espagne s’ils avaient constaté que la première manifestation pour leur soutien à Londres avait été annulée?
On sentait qu’une annulation du rassemblement pro-espagnol confirmerait en substance que Mosley était capable de forcer l’annulation de n’importe quel grand évènement en organisant une manifestation à la hâte. Cela lui donnerait effectivement un droit de veto sur les activités de gauche.
Quiconque a participé à l’organisation d’un grand événement dans de pareilles circonstances connaît ce genre de dilemmes.
Des débats intenses entre les activistes communistes de l’East End et la direction londonienne du parti eurent lieu durant les six jours qui précédaient la bataille de Cable Street.
La première position était la suivante: mobiliser dans tout Londres pour la manifestation “espagnole” de Trafalgar Square avant d’inviter les manifestantEs à se diriger vers l’East End pour soutenir la mobilisation antifasciste organisée localement. Cependant, à mesure que les jours s’écoulèrent, il devint clair qu’une grande vague se soulevait dans l’Est de Londres. Les activistes locaux le voyaient et le ressentaient. Puis vint le choc du rejet de la pétition qui bouleversa tout: la mobilisation de Trafalgar Square fut annulée dans l’après-midi, les tracts et les affiches furent corrigées pour inviter toutes et tous à se rendre à Aldgate East (dans l’East End) ce dimanche-là.
Le résultat fut une journée historique pour la classe ouvrière.
C’était l’histoire générale. Alors, pourquoi s’attarder sur les petits détails?
Les stratégies, les tactiques et la lutte réelle
Au cours des décennies, l’histoire de Cable Street a parfois été privée de sa réalité vivante pour être transformée en un prêche politique simpliste: un choc frontal entre deux tactiques – campagne de masse contre action directe. Faire une campagne de masse, c’est le conservatisme, c’est le mal. L’action directe c’est le militantisme, c’est le bien.
Certains aspects de Cable Street tombent effectivement sous la coupe d’un affrontement stratégique entre le mal et le bien. Les dirigeants officiels de la communauté juive britannique firent démonstration de leur inutilité. Tout les séparait de la communauté ouvrière de l’East End: la classe sociale, la géographie (ils étaient basés dans les quartiers aisés de l’Ouest de Londres), la politique (ils étaient anti-gauche), par le statut et l’origine – les dirigeants venaient de l’ancienne immigration de l’Europe du Sud, contrairement aux ouvriers de l’East End qui étaient des réfugiés plus récents d’Europe de l’Est. Même leurs pratiques religieuses différaient de celles de l’East End. Ils recommandèrent simplement d’ignorer Mosley.
Le parti travailliste (Labour) était tout aussi inefficace. Il apporta son soutien à la pétition mais, après le rejet de celle-ci, appela la population à se cloîtrer chez elle pour laisser les fascistes passer sans confrontation.
Ce n’était pas seulement l’aile droite du parti, représentée par Herbert Morrison, qui agissait de la sorte. Ce dernier organisa un grand meeting à la mairie de Hackney (à 3km de l’East End) et y averti, la veille de Cable Street, ses partisans contre toute mobilisation.
La personnalité majeure à gauche, George Lansbury, le dirigeant le plus à gauche de l’histoire du Labour (à l’époque) appela également les gens à ne pas se mobiliser à Cable Street le dimanche 4 octobre.
Il est également vrai que des divisions stratégiques majeures traversaient la gauche radicale communiste elle-même. La politique officielle du « front populaire » préconisait le besoin d’unité avec toutes les classes pour défendre la démocratie contre le fascisme. En contraste, la politique du « front uni » promue par Léon Trotsky qui, depuis son exil, appelait à une union militante de la classe ouvrière qui devrait nécessairement se confronter avec le « capitalisme démocratique » si elle souhaitait mener la bataille nécessaire contre le fascisme.
Les débats stratégiques gardent une importance vitale aujourd’hui, mais il serait erroné d’essayer d’insérer Cable Street dans un moule idéologique pré-conçu. En réalité, la lutte elle-même prenait le pas sur les débats idéologiques malgré toute leur nécessité.
Une pétition remise au ministère de l’intérieur par un député Labour, un prêtre, le secrétaire de l’intersyndicale de Londres et deux représentants de la communauté juive de l’East End – cela apparait comme l’aboutissement d’une campagne respectable, responsable… Les bureaucraties conservatrices du mouvement ouvrier et de les officiels de la communauté juive comptaient bien en rester là.
Mais le fait même de faire campagne avait agité la population de l’East End. Qui donc avait été la cheville ouvrière de la pétition? Qui a organisé, a signé, a fait signer?
Des forces radicales qui, tout en collectant les signatures, diffusaient le mot d’ordre suivant: quelle que soit la décision du gouvernement, barrons la route à Mosley! La minorité radicale disait clairement qu’une tactique de confrontation directe serait probablement nécessaire, et y préparait la population. Mais la plupart des gens ne l’entendaient pas de cette oreille, ou, du moins, pas encore. Une semaine avant la marche, l’East End bouillonnait d’indignation; mais la majorité des indignéEs n’osait pas encore imaginer qu’elle participerait, le dimanche suivant, à de véritables combats de rue.
C’est le début de la sagesse que de constater qu’une certaine tactique n’est pas suffisante et qu’une autre, plus militante, est nécessaire. Mais le génie de Cable Street fut qu’une minorité militante réussit à aider la majorité à tirer cette conclusion très rapidement, et à agir – passer de la tactique respectable et très british de la campagne de masse, à la tactique très française de la bataille de barricades. Des bouleversements similaires avaient eu lieu à grande échelle sous le chartisme, à la naissance du mouvement ouvrier anglais.
Le mouvement d’une tactique à l’autre en 1936 fut symbolisé par un graffiti qui fit son apparition dans l’East End. « Interdire le fascisme! » y était peint en d’énormes lettres. Ce message contenait une ambiguïté: qui donc allait interdire le fascisme? Le gouvernement ou quelqu’un d’autre? Ce dilemme trouva sa résolution dans le mouvement des gens qui se rendirent compte qu’il leur revenait d’imposer une interdiction populaire des activités fascistes tant que le gouvernement ne le faisait pas.
Les activistes communistes débattaient évidemment sans fin entre elles et eux. Ces débats s’intensifièrent durant les mois qui suivirent Cable Street. Joe Jacobs est souvent identifié comme représentant de la tendance « combats de rue » ou action directe lors de ces discussions qui regorgeaient d’arguments politiques et stratégique. Phil Piratin, qui deviendrait député communiste de Mile End en 1945, est quant à lui identifié à l’autre pôle, celui de l’agitation populaire que le parti communiste conduisait dans l’est de Londre autour de questions sociales comme le logement. Cette agitation coupa l’herbe sous les pieds des fascistes, mais aussi des partis modérés. Elle était, évidemment, peu attrayante pour les grands capitalistes et leurs partis, tuant dans l’œuf toute possibilité de les voir rejoindre un quelconque « front démocratique » contre le fascisme.
Mais regarder Cable Street, bataille vieille de 80 ans, à travers le prisme polaire de divergences politiques ultérieures, ou comme une application à la lettre d’un clash idéologique à l’intérieur de la gauche marxiste serait extrêmement réducteur et ne correspondrait pas du tout à la réalité vivante de ce qui s’est passé ce jour-là. Sans oublier qu’une telle approche ne contiendrait pas grand-chose en terme de leçons pour aujourd’hui.
Après tout, c’est bien le « combattant de rue » Joe Jacobs qui a écrit au journal local (l’East End London Advertiser) pour lui demander de ne pas mettre l’accent sur la confrontation violente et totalement justifiée avec les fascistes, mais plutôt sur la pétition qui a attiré 100000 signataires et le mépris affiché par le ministre de l’intérieur conservateur.
Cable Street, dans ses riches nuances, revint à la vie pour nombre d’entre nous en 2011. Les racailles racistes de l’English Defense League annoncèrent leur volonté de marcher dans l’East End, empruntant exactement le même parcours que Mosley en 1936. L’objectif de la marche de 2011 était d’intimider la population en lui offrant une démonstration de la soi-disant supériorité raciale blanche sur la communauté bangladaise musulmane qui habitait ces mêmes rues où avaient vécu les immigrés juifs dans les années 1930.
Encore une fois, le ministère de l’intérieur tory rejeta notre pétition. La ministre à l’époque se nommait Theresa May. Elle a au contraire interdit notre contre-manifestation tout en prétendant limiter le nombre de manifestants EDL – ce qui ne les aurait pas empêchés de se rassembler dans des nombres menaçants. Ils espéraient briser les lignes de police pour imposer un défilé et, de fait, envahir l’East End. Encore une fois, l’agitation de masse dans l’est londonien engendra une résistance collective. Des milliers bloquèrent la rue principale de Whitechapel et des sections avec à leur tête des Bangladais furent formées pour protéger les lotissements HLM contre les incursions fascistes. L’EDL n’a pas mis un pied dans l’East End.
Avec ses images montrant des couturières juives fraternisant avec des dockers irlandais derrière les barricades, Cable Street continue d’inspirer notre mouvement social. C’est une histoire qu’il faut partager et raconter à toutes et tous.
Pour celles et ceux qui ont emprunté le chemin de la politique et de l’agitation socialiste, Cable Street est riche en leçons et enseignements sur la manière d’approcher des dilemmes stratégiques et tactiques qui ne sont jamais identiques à ceux qui les précèdent, mais qui reviennent néanmoins périodiquement sur la table sous de nouvelles formes.
Kevin Ovenden