Il y eut, en France, au milieu des années 1930, pendant quelques mois au moins, un mouvement de masse contre le fascisme qui aurait pu changer le cours de l’histoire. Quelle était la nature de ce mouvement, d’où est-il venu ? Que peut-il nous apprendre sur la lutte contre le fascisme ? Pourquoi a-t-il finalement échoué ?
Les Cahiers d’A2C #05 – noveMBRE 2022
«Les fascistes ne passeront pas ! » proclame Léon Blum sous la pression de la foule. Nous sommes à Paris au croisement du Cours de Vincennes et de la place de la Nation, le 12 février 1934. Des centaines de milliers de manifestant·es ont pris la rue en riposte contre le fascisme.
Ce jour-là, tandis que la grève générale paralyse le pays, des manifestations ont lieu dans 346 localités du pays.
La vague est impressionnante. D’après les rapports des préfets qui minimisent les chiffres, 19 manifestations ont dépassé les 5 000 manifestant·es. Il y a 100 000 manifestant·es à Marseille. Plus de 10 % de la population locale manifeste à Bordeaux, Toulouse, Limoges, Brest, Cherbourg, Calais ou Mulhouse. Plus du tiers à Grenoble, Périgueux ou Montluçon ! À Tulle pour 15 000 habitant·es il y a 5 000 manifestant·es.
La grève implique 5 millions de travailleurs et travailleuses dont 1 million pour la région parisienne dépassant largement les effectifs des deux syndicats (750 000 membres).
Dans les semaines qui suivent des centaines de comités antifascistes se mettent en place. Daniel Guérin parle de 3 000 comités dans tout le pays organisant meetings et contre-manifestations lors des tentatives d’apparitions des ligues fascistes1Daniel Guérin, Front Populaire Révolution manquée, 1963..
En Ardèche il y a au moins dix comités qui tiennent des réunions souvent massives dans 16 communes du département, 660 à La Voulte sur 4 326 habitant·es, 800 à Privas sur 7 230 habitant·es, etc. Dans le Loiret il y a 41 comités !
Au printemps 1934 les contre-manifestations sont systématiques pour s’opposer aux meetings des Ligues. À Grenoble 3 000 manifestant·es se rassemblent à l’extérieur d’une salle organisant un meeting fasciste avant de dresser des barricades2Gilles Vergnon, L’antifascisme en France de Mussolini à Le Pen, 2009..
Dans la plupart des cas ces comités sont unitaires regroupant notamment CGT et CGTU, communistes et socialistes et des organisations comme la LDH ou la Libre Pensée.
Dans les grandes villes il existe parfois des comités concurrents, liés au différents courants politiques, mais qui bientôt vont fusionner.
On parle donc d’un mouvement antifasciste de masse, populaire et de classe.
L’antifascisme comme riposte face à un danger
Ce qui naît en février 1934 n’est pas la cristallisation, à une échelle de masse, d’un mouvement construit progressivement. Avant février 1934 il n’existe pratiquement pas de mobilisation contre le fascisme. Le fascisme est essentiellement considéré, dans les discours des partis de gauche, comme un phénomène étranger, italien et depuis peu allemand.
Ce n’est pourtant pas faute d’ennemis concrets. Les organisations d’extrême droite, plus ou moins ouvertement fascistes, essaiment avec des effectifs significatifs. Les ligues, Action française, Solidarité française, Croix-de-Feu, Jeunesses patriotes, Francisme, Chemise vertes ont chacune des dizaines de milliers de membres et comportent systématiquement des formations paramilitaires (Camelots du Roi, Dispos, Centuries…). Les Jeunesses patriotes ont 100 000 membres en février 1934. La police considère que Solidarité française a 180 000 membres (sans doute surévalué). L’AF a au moins 60 000 membres et les Croix-de-Feu 35 000. Elles sont fanatiquement nationalistes, antiparlementaires, violemment anticommunistes et généralement antisémites3Brian Jenkins et Chris Millington, Le fascisme français, 2020, et Pierre Milza, Fascisme français passé et présent, 1987..
ll faut y ajouter deux organisations de masse, qui entretiennent des liens organiques avec les Ligues, l’Union nationale des combattants (UNC) qui a 900 000 membres et la Fédération des contribuables qui en a 700 000.
Deux événements vont être à l’origine du mouvement antifasciste.
Il y a d’abord l’effet de l’arrivée au pouvoir de Hitler en Allemagne, un an auparavant et, rapidement, l’interdiction, sans résistance, des partis de gauche puis des syndicats. Des rapports de police signalent, pour l’année 1933, l’affluence inhabituelle, dans les milieux ouvriers, des réunions publiques sur la situation en Allemagne et l’inquiétude qui s’y exprime chez les participant·es sur un danger similaire en France.
Plus directement, il y a l’agitation des Ligues provoquée par un – nouveau – scandale de corruption (l’affaire Stavinsky) durant tout le mois de janvier 1934. Elle aboutit le 6 février à une manifestation, appelée par les Ligues mais aussi l’UNC et la Fédération des contribuables place de la Concorde à Paris, vers le Parlement. Cette manifestation qui tourne à l’émeute fait 18 morts.
En lien avec l’Allemagne, cette manifestation apparaît alors comme une tentative de prendre le pouvoir. Il n’est plus possible de dire que le danger fasciste est ailleurs. Le mouvement qui naît est une riposte. À Lyon, alors que l’extrême droite manifeste tous les soirs place Bellecour, une contre-manifestation les en chasse dès le 7 février.
Un mouvement défensif
L’impulsion de la riposte vient des organisations militantes et surtout des syndicats. Il y a corrélation très forte entre la taille des manifestations et l’implantation syndicale4Antoine Prost, Autour du Front populaire, 2006..
On ne parle pas là d’organisations en plein boom nourries par un mouvement de luttes, bien au contraire.
Le mouvement social est au plus bas. Le début des années 1930 est marqué par le très faible nombre de grèves. Lorsqu’il y en a elles sont longues et généralement défaites.
Les organisations syndicales sont très affaiblies. Depuis les lourdes défaites de 1920 puis la scission entre la CGT et la CGTU en 1921 les effectifs n’ont cessé de chuter.
La gauche est profondément divisée. Le Parti socialiste exclue toute alliance avec le Parti communiste et celui-ci ne cesse d’attaquer le PS comme social-fasciste.
Ce n’est donc pas un mouvement social fort qui donne naissance à un mouvement antifasciste de masse. Et ce n’est pas le développement de grèves revendicatives sur les questions économiques qui crée le terrain pour des grèves politiques.
C’est au contraire la dynamique créée par le mouvement antifasciste qui va donner naissance à un retour de combativité sur le terrain social et politique qui mènera notamment au développement des organisations syndicales, à la victoire électorale du Front populaire en mai 1936 et à la vague de grèves et d’occupations de juin 1936.
L’antifascisme de masse qui naît en février 1934 est un mouvement défensif. Il n’est pas une lutte pour obtenir des acquis, sans parler d’une lutte pour changer le système. Il est une mobilisation pour faire barrage à un danger.
Ce qui est évoqué c’est la défense des libertés et de la République cependant souvent caractérisée comme « sociale » pour la différencier du régime en vigueur.
Cette nature défensive du mouvement explique qu’un mouvement de masse a pu émerger malgré un contexte préalable prolongé de faibles mobilisations.
L’unité imposée aux directions
La caractéristique principale de ce mouvement, celle qui permet de le cristalliser comme mouvement de masse et qui développe une dynamique qui se prolongera sur les terrains social et politique, c’est l’unité. Non pas sur des contenus revendicatifs mais sur l’action.
Dès le 6 février, au soir des fédérations syndicales (Fédération de la Poste) et le courant de gauche du Parti socialiste appellent à la riposte. Le 7 février à 13 heures la direction de la CGT, effrayée sans doute par une évolution « à l’allemande » où son organisation serait détruite, appelle toutes ses structures locales à organiser des manifestations. En fin d’après-midi, alors que le gouvernement démissionne pour laisser place à un gouvernement d’union nationale très marqué à droite, elle décide finalement d’un mot d’ordre de grève générale pour le 12 février.
Mais, dans les régions, les réseaux syndicaux n’ont pas attendu. Dès le 8 février des manifestations improvisées éclatent dans au moins 30 villes dont Nantes, Toulouse, Brest, Rennes, Lorient, Lille, Bordeaux… À Saint-Nazaire un cortège s’organise à la sortie du travail pour aller manifester sous les fenêtres du directeur des chantiers qui est le chef des Camelots du roi, la milice de l’Action française.
Le 9 février le Parti communiste appelle à une manifestation à Paris où les affrontements avec la police feront au moins 4 morts. Le 11 février il y a 63 manifestations en régions.
Au niveau des directions il n’y a aucune unité. Une réunion « unitaire » a lieu à la CGT le 7 février au soir pour organiser la mobilisation du 12 février. Ni la CGTU ni le Parti communiste n’y sont conviés. Le PC organise seul sa manifestation du 9 février. La CGTU et le Parti communiste ne décident de participer à la grève et aux manifestations du 12 février que… le 10 février. L’appel n’est publié que le 11 au soir par l’Humanité.
Et pourtant, dès le 8 février des initiatives unitaires sont prises localement. À Saint-Nazaire prennent successivement la parole les responsables de la CGT, de la CGTU, du Parti socialiste et du Parti communiste. Il en va de même à Périgueux, Valence, Nevers et ailleurs. La dynamique s’accentue encore pour les manifestations du 11 février.
Alors que le ralliement de la CGTU et du PC à la journée du 12 arrive au mieux trop tard, il y a au moins 161 manifestations organisées de manière unitaire le 12 février. C’est d’ailleurs là où le cadre unitaire s’est mis en place que la corrélation entre taille des manifestations et implantation syndicale est la plus forte5Idem.. À Paris les cortèges, communistes et socialistes, arrivant selon des trajets différents fusionnent finalement sous la pression des manifestant·es aux cris de « Unité d’action ».
En contradiction avec les expériences menées localement dans les comités, les directions mettront encore plusieurs mois à rompre avec leur politique sectaire.
Quelques réflexions pour aujourd’hui
– Sur la nature défensive de l’antifascisme
C’est cette nature défensive et limitée de l’antifascisme qui permit en 1934 de construire un mouvement de masse impliquant différents courants divisés par ailleurs sur de nombreuses questions et d’impliquer bien au-delà de leurs rangs. Et l’unité crée la confiance qui dynamise. Elle est déjà en soi un problème pour le fascisme qui prétend parler pour « le peuple ».
Encore faut-il faire la différence entre le contenu politique, défensif, de cette lutte et la nature des moyens de la lutte. Une lutte défensive peut-être menée en utilisant tout un répertoire d’actions dont certaines seront considérées comme radicales. La grève en est une. Mais dès le 12 février et dans les mois qui suivent manifestations et contre-manifestations qui visent à interdire la rue aux fascistes se traduiront par de nombreux affrontements. Dès le 12 février, si la manifestation parisienne, massive, se déroule sans incident, il y a des affrontements avec la police dans plusieurs villes. En banlieue parisienne les différentes manifestations se traduiront par 4 morts. À Mulhouse la manifestation tourne à l’émeute quand les manifestant·es menacent de prendre la prison d’assaut jusqu’à obtenir la libération de camarades arrêtés la veille.
Par ailleurs la confiance prise dans l’expérience de la force collective et les expériences et débats générés par le mouvement créent une dynamique qui transforme la nature elle-même de la lutte. C’est ainsi que d’une riposte antifasciste le mouvement, avec la pression pour l’unité syndicale, va nourrir le retour, offensif, de la conflictualité sociale et développer le processus qui mènera au Front populaire.
– Fascisme et capital
Le mouvement antifasciste n’a pas détruit les Ligues. Les périodes de crise profonde du capitalisme sont aussi des périodes de polarisation politique. Alors que le mouvement ouvrier retrouve des forces et de la combativité sous l’impulsion de la riposte antifasciste, certaines des Ligues vont connaître aussi une forte progression à la suite du 12 février. Celle qui progressa le plus, et de manière spectaculaire, fut les Croix-de-feu. En deux ans cette organisation passa de 35 000 membres à 500 000 membres (en partie au détriment des autres Ligues).
Mais cette croissance impressionnante fut limitée aux classes moyennes et à la petite bourgeoisie radicalisées par la crise.
La pénétration – même limitée – de sections de la classe ouvrière et surtout sa passivité générale, nécessaires pour créer un parti fasciste de masse, lui furent bouchées à la fois par l’action du mouvement antifasciste et par la radicalisation vers la gauche ainsi créée.
Pour la majorité de la classe ouvrière, l’espoir revint avec la combativité sociale retrouvée et avec la perspective du Front populaire. La CGT réunifiée allait elle bientôt regrouper 4 millions de membres !
Le soutien du capital, l’autre facteur nécessaire à un parti fasciste pour prendre le pouvoir et instaurer le fascisme (pas seulement mener une politique « de droite ») fut ainsi mécaniquement bouché. Le coup de force fasciste du 6 février avait créé, pour le capital, la pire des situations. La classe ouvrière s’était réveillée et retrouvait à la fois des forces et de la combativité sociale. Temporairement toute tentative de recours au fascisme ne permettait pas de discipliner l’ensemble de la société et en particulier la classe ouvrière mais ouvrait à celle-ci des potentialités révolutionnaires.
– L’échec de l’antifascisme est celui du Front populaire
Dès l’automne 1934 les comités antifascistes se vident.
Depuis juillet 1934 le sectarisme des directions du PS et du PC a laissé la place à un processus d’unité qui va bientôt se prolonger en un processus d’unification syndicale. Peu à peu le contenu aussi va évoluer, de l’antifascisme à la nécessité d’une transformation politique.
Cet appel à l’unité rejoint les aspirations de nombreux militant·es des différentes organisations tout comme l’évolution vers des perspectives plus globales et offensives : pour lutter contre le fascisme il faut empêcher les fascistes de se développer mais il faut aussi transformer le terreau sur lequel ils prospèrent.
Le problème n’est pas la dynamique générale de cette évolution. Elle est le contenu politique qui y est développé qui s’accompagne de l’abandon de toute lutte antifasciste spécifique.
L’initiative vient du PC mais surtout de l’Internationale communiste dirigée par Moscou. Face à la menace représentée par Hitler pour l’URSS, Staline a décidé qu’il devait trouver des alliés parmi les gouvernements européens. L’heure n’est plus pour les partis communistes « frères » à la lutte contre le militarisme, à l’appel à la révolution. Elle est à l’appel à la défense de la Nation, à la défense des régimes en place… et à leur alliance avec l’URSS contre le fascisme.
En juillet un pacte d’unité d’action contre le fascisme est signé entre le PC et le PS. En octobre un nouveau cap est franchi quand le PC appelle à la constitution d’un « Front populaire du travail, de la liberté et de la paix » qui s’adresse non seulement au PS mais aussi au parti pro-capitaliste du centre, le parti radical.
Les comités antifascistes vont devenir des comités pour le Front populaire même s’il faudra des mois encore pour que l’accord se concrétise.
L’horizon de la lutte antifasciste se borne alors à la perspective électorale d’un bon gouvernement et à la promesse d’une dissolution des Ligues par l’État. Rien qui exige, sinon dans les urnes, l’implication active des masses.
Alors que, faiblesse déjà importante, la lutte contre le racisme n’avait jamais été développée, le tournant du PC s’accompagne d’une campagne nationaliste par la gauche. C’est alors que Le PC reprend le drapeau tricolore et la Marseillaise.
La dynamique qui avait bouché l’horizon des Ligues s’inverse progressivement à partir de la fin du mouvement de grèves et d’occupations de l’été 1936. Après la dissolution des Ligues par le gouvernement du Front populaire en juin 1936 les Croix-de-Feu se transforment en Parti social français (PSF). En 1937 le PSF regroupe 1 million de membres alors que n’existe plus de mouvement spécifiquement antifasciste capable de continuer la lutte sur des bases défensives.
La déception engendrée par l’expérience du Front populaire va se traduire par de plus en plus de passivité dans la classe ouvrière. Pour la première fois les fascistes vont trouver une audience parmi des travailleur·euses. En 1937, dans la municipalité communiste de Montreuil, le PSF compte plus de 1 600 membres soit près d’un habitant·e sur 406Xavier Vigna, Histoire des ouvriers en France au XXe siècle, 2012..
En 1940 c’est l’assemblée du Front populaire dont ont été exclus les communistes, leur parti dissous en utilisant les mêmes textes que ceux utilisés pour dissoudre les Ligues, qui vote les pleins pouvoirs à Pétain. La guerre et l’occupation interrompent le processus de développement d’un fascisme français endogène… au bénéfice d’un fascisme importé.
Au sein d’une population majoritairement passive ou prête à collaborer.
Denis Godard, Paris 20e
Notes
↑1 | Daniel Guérin, Front Populaire Révolution manquée, 1963. |
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↑2 | Gilles Vergnon, L’antifascisme en France de Mussolini à Le Pen, 2009. |
↑3 | Brian Jenkins et Chris Millington, Le fascisme français, 2020, et Pierre Milza, Fascisme français passé et présent, 1987. |
↑4 | Antoine Prost, Autour du Front populaire, 2006. |
↑5 | Idem. |
↑6 | Xavier Vigna, Histoire des ouvriers en France au XXe siècle, 2012. |