Lors de nos rencontres bimestrielles, nous avons décidé d’organiser un cycle de discussions sur des expériences révolutionnaires passées. Cet article est le résultat de l’une d’entre elles. Revenir sur le processus révolutionnaire espagnol amène à se questionner sur l’alternative produite par les exploitéEs et les oppriméEs lors d’une séquence historique et déterminante de la lutte antifasciste.
Les Cahiers d’A2C #01 – Janvier 2022
Le 18 juillet 1936, une partie de l’armée espagnole, soutenue par les classes supérieures et l’Église catholique, se lève avec l’intention de mettre fin à l’expérience du pays en matière de démocratie et de réformes sociales sous la IIe République entre 1931 à 1936. Ces franges sont les plus réactionnaires de la société. Elles sont organisées dans les institutions traditionnelles d’un État d’un ancien temps et dans des partis s’inspirant des nazis et du régime de Mussolini. Elles voient en ce coup de force la seule solution de rétablir l’ordre existant et de massacrer les tentatives d’émancipation des classes paysannes et ouvrières, tout en anéantissant le Front Populaire élu depuis février 1936.
La guerre civile qui en résulte est l’un des événements charnières du 20e siècle. Pour certains, c’était la répétition de la Seconde Guerre mondiale. Pour d’autres, la dernière révolution sociale en Europe. Pour des millions de personnes, la défaite a été synonyme de près de 40 ans de fascisme en Espagne.
Cependant, 1936 a aussi été le début d’une profonde révolution : la clé possible non seulement de la victoire sur le fascisme, et d’un avenir différent tant l’auto-activité des travailleur·ses fut un des éléments déterminants de ce processus.
La révolution de 1936 continue d’être l’un des exemples les plus importants de tentative d’émancipation par en bas. Des paysan·nes ne sachant ni lire ni écrire, ont pris le contrôle de leur terre, ont défini les besoins de leur village, ont bâti une société émancipée de toute domination seigneuriale. La révolution de 1936 démontre à quel point la classe ouvrière s’incarne comme la principale force sociale en mesure de résister au coup d’État et à Franco. La révolution de 1936 pose enfin la question du pouvoir : comment imposer la défaite aux armées fascistes tout en imposant une alternative à la république bourgeoise.
Les travailleur·ses prennent le contrôle
Au cours des décennies précédentes, les idées anarchistes et socialistes avaient pris racine dans la classe ouvrière espagnole. L’une des particularités de cette Espagne, en retard sur les puissances européennes en matière de développement industriel, est la composition du mouvement ouvrier.
Contrairement aux autres pays de l’Europe industrialisée, le courant anarchiste domine les principales villes industrielles, notamment la Catalogne. Ainsi, la CNT, syndicat libertaire compte jusqu’à un 1,5 million de membres. L’autre aile du mouvement ouvrier, sociale démocrate, est l’Union Générale des Travailleurs (UGT). Elle se renforce tout particulièrement à Madrid et bénéficie de l’aura de Caballero, dirigeant social-démocrate qui dès septembre 1936 deviendra le principal chef du gouvernement du Front populaire.
Au centre de la tradition anarchiste se trouvait l’idée que les travailleur·ses doivent prendre le contrôle de leur lieu de travail. Cependant, la révolution n’est pas seulement l’œuvre des minorités les plus radicales, mais elle repose sur une participation massive et largement spontanée de la population.
Ainsi, en juillet 1936, ce sont des milliers d’ouvrier·es qui se dressent dans la plupart des villes devant les tentatives du coup d’État initié par Franco. Seules quelques villes d’Andalousie, comme Séville ou Grenade, n’ont pas cherché à résister. Partout où les travailleur·ses sous-armés se sont affrontés aux insurgés, le coup d’État a été repoussé.
Cette confiance qui a amené les franges les plus exploitées de la société à résister aux militaires tient autant du niveau d’organisation de classe ouvrière en Espagne (3 millions de syndiqué·es pour 11 millions d’actifs dont 4 millions dans l’industrie) que des expériences de confrontation de masse accumulées depuis 1931 et le début de la République espagnole. Les opposant·es au franquisme ne s’arrêtent pas à la lutte antifasciste le 19 juillet au soir. Les aspirations sociales et politiques se sont traduites par un contrôle direct des travailleur·ses sur leur lieu de travail et l’instauration d’une dualité de pouvoir.
À l’été 1936, en Catalogne, on compte 80 % des lieux de travail sous contrôle direct de la classe ouvrière. Les syndicalistes de la CNT ont ainsi la mainmise sur les secteurs déterminants comme les transports de Barcelone, les lignes de communication dans les Asturies, les mineurs s’emparent des principaux bassins miniers. Les patrons ont fui en raison du pouvoir politique conquis par les travailleur·ses.
Partout, dans les villes et dans les villages, fleurissent des comités populaires qui organisent la résistance armée à l’offensive franquiste et s’emparent significativement du pouvoir politique. Ces comités intègrent les militant·es issus des organisations ouvrières. Leur tâche immédiate est de décider du rôle militaire de chacun·e, du contrôle des prix, de la socialisation des industries, de l’expropriation des biens du clergé, du contrôle bancaire, de la collectivisation des logements ou encore de l’organisation de l’éducation.
En Catalogne, ils gèrent également ce qui s’apparente à la genèse de la sécurité sociale. Cette caisse d’assistance sociale est là pour indemniser les familles des combattant·es du front.
La vie des femmes a pris un nouveau cours car beaucoup sont entrées pour la première fois dans les usines et dans les activités politiques ou sont allées au front pour se battre.
La résistance populaire a donc transformé ce qui fut censé être un simple coup d’État en une guerre civile totale. Un grand fossé s’est creusé dans les zones républicaines contrôlées par la résistance antifasciste.
La constitution des milices
La nécessité de combattre le fascisme les armes à la main a exigé la constitution de milices. Dès le 24 juillet, celle dirigée par Durruti est formée par le Comité central de Barcelone. Elle s’oriente vers l’Aragon et représente la force armée la plus importante de la CNT.
Ces milices sont créées par les organisations constitutives de la Révolution. Ainsi, 50 000 milicien·nes s’enrôlent dans les milices de la CNT, 30 000 dans celles de l’UGT, 10 000 dans le Parti communiste stalinien et 5 000 dans les rangs du Parti ouvrier d’unification marxiste (POUM).
Elles incarnent dans les premiers mois un contre-pouvoir révolutionnaire. Échappant au contrôle de l’État central, les commissaires politiques ne portent pas d’insignes rappelant leurs grades, le commandement est élu et l’ensemble des milicien·nes touchent la même solde.
Enrôlé dans la milice du POUM, Georges Orwell témoigne dans Hommage à la Catalogne du sous équipement des milices, du manque d’entraînement et de discipline des troupes. C’est une réalité qu’endurent les milices jusqu’à leur défaite.
Se pose enfin deux dernières difficultés : d’une part, ces milices n’ont pas de commandement central contrairement aux armées franquistes et demeurent soumises à la volonté politique de l’organisation à laquelle elle se rattache. D’autre part, on ne connaît pas de comité de soldat contrairement aux épisodes des révolutions russe et allemande.
La question du pouvoir
La guerre civile espagnole est souvent vue comme une héroïque résistance au fascisme. Pourtant les aspirations révolutionnaires sont bien réelles : une révolution signifie l’entrée dans l’arène sociale et politique de millions de femmes et d’hommes combattant avec acharnement pour imposer des pouvoirs économiques et politiques en rupture avec l’ordre ancien. Les événements de 1936 en Espagne constituent l’un des meilleurs exemples pour illustrer l’importance de la prise de pouvoir dans le changement profond et durable.
Pour le puissant syndicat anarchiste, la CNT, la révolution était une réalité. Dans les rues, les usines et sur la terre, il semblait que le exploité·es dominent la situation. Cependant, ils ne contrôlent pas les communications, le commerce, les finances et, surtout, les forces armées – la révolution est en ce sens incomplète.
Les anarchistes, opposés à toute forme d’État, rejettent donc l’idée d’en construire un nouveau, même s’ils voyaient en pratique la nécessité de centraliser la lutte antifasciste. Ils ont donc rejeté la mise en place d’un État révolutionnaire, qui, pensaient-ils, signifierait une « dictature anarchiste » et ont fini par collaborer à la reconstruction de l’État républicain. En novembre 1936, quatre dirigeants anarchistes ont rejoint le gouvernement du Front populaire, qui allait saper la révolution.
Stalinisme
La lutte contre le fascisme en 1936 a clairement posé le besoin d’unité de la gauche. Le Front populaire, créé avant la guerre dans le but d’unir les partis ouvriers et libéraux de la classe moyenne pour la défense de la démocratie, semblait être la réponse logique à la terrible menace du fascisme.
En réalité, loin de parvenir à l’unité, le Front populaire a supervisé une contre-révolution qui a sérieusement sapé la lutte antifasciste. Il fallait s’attendre à ce que les partis républicains libéraux et les socialistes modérés, compte tenu de leur opposition à la révolution sociale quelle que soit la situation, choisissent de soutenir avant tout la démocratie capitaliste.
Les raisons pour lesquelles les communistes, partisans les plus enthousiastes du Front populaire, s’opposaient à la révolution, sont plus complexes. Le Parti communiste a connu une croissance rapide dans les premiers mois de la guerre. Il passe ainsi 30 000 membres à plus de 300 000 adhérent·es. Sa principale base sociale est la classe moyenne inférieure : des enseignant·es ou des fonctionnaires aspirant à la démocratie, farouchement opposée au fascisme, elle se satisfait de réforme sociale sans penser la transformation révolutionnaire de la société.
La direction du Parti communiste se présentait comme le défenseur de l’efficacité militaire et de l’ordre public. En fait, la stratégie communiste était subordonnée à la Russie de Staline qui cherchait à s’allier avec les démocraties occidentales contre l’Allemagne nazie. Staline n’était pas intéressé par une révolution en Espagne, surtout si elle n’était pas contrôlée par lui, qui pourrait mettre en danger une telle alliance.
Dans un premier temps, le Parti communiste n’a donc de cesse de s’opposer à des mesures radicales comme l’indépendance des possessions espagnoles au Maroc, la France étant opposée à cette orientation de peur de voir menacer ses propres colonies. Le PC cherche également à offrir des garanties aux capitaux britanniques et français dans l’espoir de recevoir des armes… Elles ne viendront jamais et Franco renforcera ses troupes par des mercenaires issues des colonies marocaines…
Front populaire
L’une des raisons avancées par les partisans du Front populaire pour présenter la guerre comme une simple lutte entre fascisme et démocratie a été la nécessité de gagner le soutien des gouvernements démocratiques du monde entier.
L’axe fasciste de l’Italie et de l’Allemagne apportent une aide massive aux fascistes. Le problème est que les intérêts impériaux et de classe des gouvernements démocratiques signifiaient qu’ils n’allaient jamais soutenir une République perçue comme de gauche. Au lieu de cela, la Grande-Bretagne et la France ont poursuivi la politique cynique de « non-intervention ».
Parmi les grandes puissances, seule la Russie a envoyé de l’aide à l’Espagne républicaine, ce qui a considérablement renforcé l’influence communiste. Mais l’aide soviétique a été accompagnée de conditions. Les prix des armes ont été manipulés et les dirigeants russes ont fait pression pour freiner la révolution. C’était aussi l’époque des grandes purges staliniennes en Russie et ses méthodes et sa propagande étaient maintenant exportées en Espagne. Le seul véritable soutien international que la République a reçu est celui des travailleur·ses. Un mouvement de solidarité avec la République a émergé. Environ 35 000 volontaires étranger·es du monde entier, pour la plupart des travailleur·ses, sont allés en Espagne pour combattre dans les Brigades internationales. Beaucoup d’entre elles et eux sont morts.
La politique de la guerre
L’insistance du gouvernement du Front populaire à présenter la guerre au monde comme une guerre de défense de la démocratie parlementaire a fait en sorte que sa stratégie militaire a été posée en termes orthodoxes avec de grandes offensives de style Première Guerre mondiale.
Compte tenu de la supériorité technologique de l’armée fasciste, cette stratégie a entraîné une énorme ponction sur les ressources limitées de la République, ainsi que de terribles pertes en vies humaines, et s’est soldée par une défaite totale.
Alors que les milices créées au début de la révolution étaient organisées démocratiquement, la nouvelle Armée populaire, que le gouvernement du Front populaire a créée pour les remplacer, avait une structure militaire traditionnelle. Tout le monde, y compris les anarchistes, a admis qu’il fallait un commandement centralisé, mais une armée révolutionnaire aurait maintenu l’esprit démocratique, volontaire et militant des milices. Avec les ressources dont dispose la République, une autre stratégie aurait été fondée sur la mobilité et des attaques plus limitées contre ce qui est un vaste front et une défense plus approfondie. Par-dessus tout, une telle stratégie aurait profité d’une base sociale potentiellement importante dans l’arrière-garde fasciste pour organiser la guérilla. Cependant, une guerre révolutionnaire avait besoin d’un pouvoir politique révolutionnaire. Par exemple, la crainte de la réaction des puissances impériales signifiait que la République refusait de soutenir un soulèvement nationaliste marocain dans les zones fascistes contrôlées par les possessions coloniales espagnoles en Afrique du Nord. De même, la République n’a jamais profité de son contrôle sur la majeure partie de la marine espagnole, car l’activité d’une flotte rouge en Méditerranée aurait contrarié la Grande-Bretagne et la France.
Alternative
Seul le petit parti socialiste révolutionnaire, le POUM, a proposé une stratégie alternative. Il plaidait pour la mise en place d’un gouvernement révolutionnaire basé sur des comités de travailleur·ses, de paysan·nes et de combattant·es. Un tel gouvernement aurait approfondi le processus révolutionnaire, organisé une armée rouge et poursuivi une stratégie militaire qui n’était pas subordonnée à la victoire des puissances impérialistes. Elle aurait également conquis les classes moyennes inférieures par des mesures qui protégeaient leurs intérêts et maintenaient l’indépendance des organisations de travailleur·ses.
Par exemple, elle se serait opposée à la collectivisation forcée de petites propriétés privées qui se produisaient parfois, tout en montrant dans la pratique les avantages de la collectivisation volontaire. Le POUM a également défendu la nécessité de créer un front ouvrier révolutionnaire pour unir les forces antifascistes et défendre la révolution. La brève formation du Front de la jeunesse révolutionnaire au début de 1937 par le POUM et la jeunesse anarchiste aurait pu être un pas important dans cette direction, mais elle a rapidement été contestée par la direction du CNT comme « trop politique ».
Pour imposer une alternative révolutionnaire, il faut non seulement un programme correct, mais aussi une organisation ayant une influence et un soutien suffisants pour mener une attaque contre le pouvoir et, surtout, la construction d’une « autre puissance ».
Le POUM n’avait pas suffisamment de force à lui seul et, craignant d’être isolé, il a hésité à rompre avec la direction de la CNT, et en Catalogne, par exemple, a suivi les anarchistes jusqu’au gouvernement.
L’expérience de la Révolution espagnole montre non seulement le potentiel des peuples à changer le monde, mais aussi que la constructi on d’une organisation politique révolutionnaire ne peut être ignorée.