Nous reproduisons cet article publié anonymement en Arabe sur le site des Socialistes Révolutionnaires en Egypte. S’appuyant sur les expériences historiques des révolutions de la dernière décennie au Moyen-Orient, il vise à tirer quelques leçons des soulèvements populaires actuels au Soudan et en Algérie.
La poussée des masses populaires algériennes ne faiblit pas après des semaines de mobilisation, tandis que celle du peuple soudanais entre dans son quatrième mois. Ces vagues nouvelles de protestations montrent que les masses continueront à résister tant que les problèmes structurels, politiques et économiques, des régimes de la région ne seront pas réglés: despotisme, dictature, et politiques néolibérales extrêmes qui nourrissent la corruption. Lorsque les conditions politiques et sociales le permettent, les masses opposent une résistance pour défendre leurs intérêts. Les soulèvements populaires actuels qui se déroulent au Soudan et en Algérie portent des messages importants à l’attention des peuples de la région.
Premier message: l’ère de la révolution de masse n’est pas encore consommée
Pendant des années, les régimes dictatoriaux et contre-révolutionnaires de la région ont fait tout ce qui était en leur pouvoir pour faire avorter le “printemps arabe” de 2010-2013, mais aussi pour construire une image idéologique nauséabonde de la révolution, en tant que choix politique, qui n’infligerait que des calamités aux masses populaires prédestinées à la défaite.
Mais le retour de ces masses populaires sur les devants de la scène au Soudan et en Algérie montre que la révolution reste un choix politique des peuples, et représente la seule possibilité de dépasser les problèmes de régimes décidément irréformables. En Algérie, Bouteflika ne représente qu’un écran derrière lequel des réseaux corrompus de généraux et d’hommes d’affaires sont à l’oeuvre. Au Soudan, al-Bachir se trouve à la tête d’un régime sanguinaire qui impose des politiques austéritaires impitoyables suivant le diktat du Fonds Monétaire International.
Alors que les Soudanaises et les Algériennes se révoltent, un mouvement de masse se développe aussi au Maroc où de grandes sections syndicales et ouvrières organisent des manifestations, en Tunisie avec des grèves ouvrières, au Liban avec un mouvement contre la vie chère, et avant ça en Jordanie où un mouvement populaire en juillet dernier avait contraint le roi à revenir sur certaines réformes économiques, sans oublier les grandes marches du retour en Palestine. La colère populaire monte aussi en Egypte et dans d’autres pays de la région, cherchant un exutoire qui lui permettrait de s’exprimer.
Malgré les défaites subies, les révolutions passées restent capables d’inspirer, d’offrir des leçons et des expériences, et leur spectre terrorise toujours autant les despotes de la région. Si les soulèvements soudanais et algérien venaient à enregistrer des victoires majeures dans les semaines à venir, ils diffuseraient des ondes d’espoir et de confiance à travers la région.
Deuxième message: du politique à l’économique et vice-versa
Contrairement à l’image dominante véhiculée par les médias arabes et internationaux, les soulèvements soudanais et algériens puisent leurs origines dans des sources bien plus profondes que les slogans immédiats auxquels les médias dominants aimeraient restreindre ces mouvements populaires. Au Soudan, l’étincelle qui a mis le feu aux poudres fut la décision du régime de multiplier par trois le prix du pain, mais le mouvement populaire (qui s’est mis en branle le 19 décembre 2018) brandit rapidement le mot d’ordre de la chute du régime, affirmant qu’il n’existait aucun espace de négociation ou de compromission avec le régime sanguinaire d’Omar al-Bachir, qui appauvrit et paupérise son peuple depuis trois décennies, mais que ce dernier devait «juste tomber». En Algérie, les slogans et les revendications ont rapidement dépassé le cadre du départ de Bouteflika pour s’attaquer à des questions sociales comme le chômage (qui touche 29% des moins de trente ans), sans parler de la vie chère, de la pauvreté qui touche un quart de la population comme de la corruption endémique. Loin de se contenter de rejeter le cinquième mandat de Bouteflika, qui n’est pas apparu en public depuis 2013, le mouvement en est arrivé à brandir le slogan de la «chute du régime».
En d’autres mots, la propagation des mouvements populaires ont permis le passage de l’économique au politique (du prix du pain à la chute du régime au Soudan), et du politique à l’économique (du rejet du cinquième mandat aux revendications sociales en Algérie). L’élargissement et l’approfondissement des mouvements populaires signifient une guerre ouverte sur le front politique comme sur les fronts économiques et sociaux: c’est ce qui effraie le plus les pouvoirs dictatoriaux. Une des tâches principales des deux soulèvements est la fusion radicale de ces différents fronts, condition sine qua non pour renverser le régime dans son ensemble.
Troisième message: faire face aux manœuvres du pouvoir
Les soulèvements au Soudan et en Algérie se développent face à des combinaisons de répression directe, de chantage, de calomnie et de faux compromis. Depuis le début du mouvement, al-Bachir s’entête à dénoncer «des forces étrangères» qui agiteraient la contestation, exhorte les manifestantes à ne pas se laisser entraîner dans le «complot», et durcit encore le siège économique imposé au peuple soudanais afin de faire chanter les révolutionnaires. Tout en offrant des compromis trompeurs (comme sa demande au parlement d’annuler une réforme de la constitution), al-Bachir a imposé l’état d’urgence le 22 février. Mais la réponse ne se fit pas attendre, avec plus de 80 manifestations la nuit même dans différentes villes du pays. Les manifestations et les grèves ont lieu quotidiennement sur tout le territoire. Le soulèvement du Soudan a brisé les chaînes de la terreur que le régime a passé les trente dernières années à forger.
Le régime algérien s’essaye aussi aux combines, comme la promesse attribuée à Bouteflika d’organiser dans un an des élections présidentielles auxquelles il ne se porterait pas candidat, accompagnée par un large éventail de réformes constitutionnelles, une manœuvre qui rappelle celle tentée par Mubarak en Egypte quelques jours avant qu’il ne finisse par jeter l’éponge en 2011. (NdT: cet article a été écrit avant que le chef d’état-major de l’armée algérienne ne demande la destitution de Bouteflika)
L’intifada algérienne a exorcisé le spectre des «années noires» (1992-2002), au nom de laquelle le régime se livrait depuis des années à un chantage à la stabilité, promettant le retour des calamités en cas de montée de l’opposition au régime. Cette décennie a vu le pouvoir mener une sale guerre contre les factions loyales au Front Islamique du Salut, après l’annulation par l’armée des élections parlementaires de 1991 qui ont résulté en une victoire incontestable du FIS.
Les deux soulèvements en sont arrivées au point où se laisser berner par les fausses promesses du régime et céder à ses chantages ouvrira la porte à une campagne de répression politique et de vengeance impitoyable de la part du régime contre tous ses opposants.
Quatrième message: la construction à long terme
Les grands soulèvements populaires ne naissent pas dans le vide, mais viennent couronner de longues années de luttes acharnées contre les régimes au pouvoir. Au Soudan, le peuple n’avait jamais capitulé face à al-Bachir. Des dizaines de milliers se sont rebellés en septembre 2013 contre les mesures économiques du régime, les manifestations ont explosé dans de nombreuses villes face à une répression monstrueuse qui a fait près de 200 morts. Les manifestations et les grèves ont continué ces dernières années malgré les difficultés croissantes, avant d’exploser dans le soulèvement actuel.
L’Algérie peut aussi se prévaloir d’une tradition de grèves ouvrières qui montaient graduellement depuis des années pour culminer dans le mouvement de dizaines de milliers de travailleuses et travailleurs de la santé et de l’éducation en 2018.
Peut-être que les tempêtes populaires du Soudan et de l’Algérie ne se seraient jamais déclenchées sans les contestations qui ont perturbé l’horizon tout au long des années précédentes. Ce processus démontre que les explosions de masse ne peuvent naître sans une accumulation de luttes à long terme, sur des champs de bataille variés qui peuvent sembler minimes comparés aux tâches immenses qui nous font face. C’est précisément ce dont nous avons besoin en Egypte aujourd’hui.
Cinquième message: le rôle de la classe ouvrière
Alors que les manifestants et les manifestantes tiennent tête héroïquement au Soudan et en Algérie, la «confédération des professionnels soudanais», composée de huit syndicats, est entrée dans la danse pour mener les manifestations et organiser des grèves quotidiennes contre al-Bachir (NdT: Des métiers comme les médecins, les avocats, les journalistes, etc sont organisés de manière corporative en “syndicats professionnels” dans les pays arabes et peuvent jouer un rôle politique important comme ce fut le cas en Egypte et aujourd’hui au Soudan ). En Algérie, certaines organisations syndicales ont commencé à défier le régime en refusant le cinquième mandat de Bouteflika.
Il ne fait aucun doute que les grandes manifestations jouent un rôle de premier plan dans les deux pays, mais les régimes pourraient s’accommoder de tels défis, et pourraient même noyer ces mobilisations dans le sang. Les deux soulèvement ont donc besoin de l’intervention de grandes sections ouvrières pour stopper net le processus de production (ou plutôt le processus d’exploitation) par des grèves reconductibles de masse qui ouvriraient des brèches significatives dans l’armure des régimes. La résistance des manifestations et leur amplification peut forcer la main du régime, mais il faudra lui porter le coup de grâce par un mouvement organisé par la classe ouvrière sur les lieux de travail pour handicaper le régime et le mettre à genoux.