Début avril l’armée chinoise a simulé l’encerclement et le bombardement de Taïwan en déployant ses navires et avions de guerre. Les manœuvres de l’armée chinoise et de la flotte américaine basée au Japon se répondent depuis plusieurs mois, tout comme se répondent des discours politiques toujours plus agressifs.
Les Cahiers d’A2C #08 – Mai 2023
En mai 2022, Joe Biden a affirmé que les États-Unis interviendront militairement si Pékin envahit l’île. En octobre, le président Xi Jinping a rappelé que si l’objectif de la Chine populaire est de réunifier Taïwan pacifiquement, elle ne « renoncera jamais à l’usage de la force », si besoin.
Les tensions ne se limitent pas à Taïwan. Dès 2018, Trump a imposé de lourds droits de douane aux importations chinoises. Depuis novembre 2022, plusieurs entreprises chinoises, comme Huawei, sont bannies des États-Unis. En janvier dernier, Joe Biden a scellé un accord avec les Pays-Bas et le Japon pour restreindre l’accès de la Chine aux technologies permettant la fabrication des puces de dernière génération.
Les dirigeant·es américains justifient leur politique par toutes sortes d’arguments qui vont de la défense du droit international et de la démocratie, aux risques d’espionnage et d’utilisation militaire des technologies, en passant par le non-respect des règles du commerce international.
La souveraineté et le droit international n’ont pourtant jamais embarrassé les États-Unis quand il s’est agi d’occuper l’Irak et l’Afghanistan. Ils ont soutenu les dictatures sud-coréenne et taïwanaise jusque dans les années 1980 et n’ont aucun scrupule à faire produire 90 % des Iphone d’Apple et autres marchandises par des centaines de milliers de travailleur·euses chinois dans des conditions d’exploitation terribles et sans aucun droit démocratique. L’affaire Snowden a révélé l’ampleur de leur réseau mondial d’espionnage. Quant aux règles de concurrence économique, dans un monde où les transactions mondiales s’effectuent en dollars et où le capital financier américain domine le Fonds monétaire international et la Banque mondiale, elles sont taillées sur mesures pour bénéficier en premier lieu au capital américain.
Ces arguments hypocrites masquent un affrontement bien plus profond entre les deux nations. Ces tensions grandissantes sont les symptômes d’une concurrence exacerbée entre deux blocs de capitaux qui prend la forme d’une concurrence militaire, d’un affrontement inter-impérialiste qui pousse à remettre en cause la hiérarchie des pouvoirs dans le monde.
Les tensions s’enracinent dans l’impérialisme
L’impérialisme s’est développé dans la seconde moitié du 19e siècle quand les grandes puissances européennes se sont partagé le monde par les guerres coloniales. L’impérialisme britannique dominait. La dynamique d’accumulation sans fin poussait le capital à déborder les frontières de l’État nation à la recherche de nouveaux débouchés pour les marchandises et d’investissements plus profitables. Pour cela les blocs de capitaux avaient besoin de l’État, de sa force militaire pour s’imposer et préserver ses « nouveaux » territoires, pour sécuriser les investissements et les voies commerciales, pour négocier avec d’autres blocs de capitaux des tarifs douaniers avantageux ou à défaut faire la politique de la canonnière. Loin de dissoudre l’État-Nation, l’internationalisation du capital le renforçait, alimentant le militarisme et le nationalisme. La concurrence économique entre blocs de capitaux prenait la forme d’une confrontation militaire entre États.
Les contradictions entre capitaux ont débouché sur les deux premières guerres mondiales lorsque l’Allemagne puis le Japon, exclus de la première phase d’expansion coloniale, ont exigé un nouveau partage du monde. La Première Guerre mondiale a fait 20 millions de morts et la Seconde plus de 50 millions.
La hiérarchie des puissances a été profondément bouleversée. Les États-Unis sont devenus la puissance impérialiste dominante, assujettissant les vieux impérialismes secondaires de l’Europe occidentale, intégrant le Japon et l’Allemagne de l’Ouest dans leur système d’alliance. En face se dressait le bloc de l’Est dominé par l’URSS. L’État soviétique n’avait plus rien à voir avec celui issu de la révolution ouvrière de 1917, qui s’était mis au service de la classe ouvrière internationale et de la révolution mondiale. La contre-révolution stalinienne des années 1930 l’avait mis au service d’un capitalisme d’État contrôlé par une bureaucratie érigée en nouvelle classe dirigeante. Vainqueur de l’Allemagne nazie sur le front de l’Est, l’URSS avait obtenu des accords de Yalta, le contrôle d’une grande partie de l’Europe de l’Est à laquelle elle avait imposé son modèle bureaucratique.
Les rivalités inter-impérialistes entre les deux blocs ont pris la forme de la guerre froide, alimentée par une économie d’armement permanent qui entretenait l’équilibre de la terreur. Les affrontements militaires se produisaient à la périphérie des blocs, notamment pour le contrôle des territoires qui se libéraient des vieux empires coloniaux comme au Vietnam.
L’effondrement du bloc de l’Est au début des années 1990 a de nouveau bouleversé la hiérarchie des puissances. L’impérialisme américain hégémonique a poussé son avantage en Europe, ralliant progressivement les nouveaux États indépendants de l’Europe de l’Est dans son alliance atlantique. La Russie, économiquement exsangue et en pleine restructuration, n’avait plus les moyens de déployer son arsenal militaire. Les États-Unis à la tête de leurs alliés sont intervenus comme gendarmes du monde pour assurer leur domination au Moyen-Orient ou en Afghanistan.
Mais cette hégémonie militaire masquait le recul économique des États-Unis, englué comme l’Europe occidentale dans une crise historique de profitabilité depuis le milieu des années 1970, et l’émergence d’une nouvelle puissance économique mondiale, la Chine.
L’émergence d’un nouveau rival
Jusqu’aux années 1970, la Chine maoïste, issue de la révolution de 1949, était soumise à un blocus économique de la part des États-Unis pour contenir l’expansion du « communisme ». Les États-Unis changèrent leur fusil d’épaule au début des années 1970. Il s’agissait pour une part d’enfoncer un coin dans les relations entre la Chine et l’URSS, pour une autre part d’user de son influence pour sortir du bourbier vietnamien. La Chine disposait de plus d’un réservoir de main-d’œuvre et d’un potentiel marché intérieur immense qui offraient de nouvelles perspectives de profits d’un capitalisme qui entrait dans une crise profonde. De son côté, le modèle chinois était dans l’impasse. L’objectif des dirigeants chinois après la révolution de 1949 n’avait rien à voir avec l’émancipation des travailleur·euses. Après avoir chassé l’influence impérialiste et les vestiges de la bourgeoisie chinoise vers Taïwan, il s’agissait de développer une économie nationale, par le biais d’une nationalisation bureaucratique de l’économie, dirigée d’une main de fer par le Parti communiste chinois. Mais suite à son isolement, l’économie était exsangue. Des réformateurs, notamment le futur dirigeant Deng Xiaoping, cherchaient une ouverture économique.
En 1972, Richard Nixon est donc allé rencontrer Mao pour sceller la nouvelle « amitié sino-américaine ». La Chine populaire a été admise à l’ONU à la place de Taïwan avant d’établir des relations diplomatiques avec les États-Unis à la fin de la décennie. Des accords de coopération économique, avec des volets technologiques et militaires, ont été rapidement lancés. Les réformes économiques progressives menées sous Deng Xiaoping, au travers de « zones économiques spéciales », ont facilité les investissements du capital étranger à commencer par celui de la diaspora industrielle de Hong Kong et de Taïwan.
En 2001, l’ouverture a été accélérée par l’adhésion de la Chine à l’Organisation mondiale du commerce. L’État chinois a entrepris une vaste restructuration au travers d’une campagne de privatisations tout en gardant le contrôle des plus grosses entreprises dans les secteurs stratégiques de la défense, de l’énergie, des télécoms et des transports. Le secteur privé est resté profondément lié à l’État : en 2006, 90 % des millionnaires étaient d’anciens hauts fonctionnaires et la moitié des capitalistes de la zone côtière étaient liés PCC. Le Parti, garant des intérêts généraux de la classe dirigeante chinoise, a gardé un contrôle strict du processus d’ouverture économique, en écrasant la contestation sociale interne lors du massacre de Tian’anmen en 1989, et en s’assurant la fidélité des nouveaux capitalistes et des haut fonctionnaires par toutes sortes de purges au nom de la lutte contre la corruption.
L’ouverture chinoise a permis au capitalisme occidental de tirer d’énormes profits en délocalisant et sous-traitant en Chine une grande partie de sa production manufacturière, la transformant en usine du monde. Les investissements étrangers ont explosé. Les 200 millions de migrant·es ruraux qui se sont installés dans les grandes villes depuis 1990 ont assuré une main-d’œuvre peu coûteuse. L’importation de marchandises bon marché a permis de réduire la pression sur les salaires en Occident. Si 70 % des bénéfices sont allés aux transnationales étrangères, cette ouverture a fait faire à l’économie chinoise un bond en avant sans précédent, non seulement en ce qui concerne la production manufacturière mais aussi dans la maîtrise et le développement d’une production de haute technologie capable de rivaliser avec les transnationales occidentales.
Alors qu’il ne représentait qu’un huitième de l’économie américaine en 2001, le PIB de la Chine atteint aujourd’hui 77 % du PIB des États-Unis et est en passe de le devancer d’ici la fin de la décennie. Dans la même période, la part de la Chine dans les exportations mondiales est passée de 6 % à 15 % tandis que celle des États-Unis a régressé de 10 à % à 8,5 %. Parmi les 500 plus grandes fortunes du classement du magazine Forbes, 124 sont chinoises contre 121 américaines. Dans les années 2010, le nouveau président chinois Xi JinPing a lancé le vaste projet des « Routes de la soie » qui vise à étendre son réseau commercial au travers de la planète et qui s’est traduit par de lourds investissements, principalement en Asie, mais également en Europe, en Amérique latine ou en Afrique.
Dangereuse accumulation des tensions
La puissance économique de la Chine a commencé à vivement inquiéter les dirigeants américains au début des années 2010. En 2011, Obama a réorienté 60 % de la puissance militaire américaine vers l’Asie. En 2015, un rapport stratégique du « Council on Foreign Relations », Think Tank composé de hautes personnalités tant conservateurs que démocrates a préconisé de nombreuses mesures comme l’exclusion de la Chine de nouveaux accords commerciaux, le contrôle des exportations de haute technologie, le renforcement des alliances stratégiques en Asie et des capacités militaires dans la région. Mise en oeuvre de façon brutale et raciste par Trump, cette politique continue aujourd’hui sous la présidence de Joe Biden par l’intermédiaire de mesures économiques qui visent à inciter les puissances occidentales à se désengager de la Chine et par l’intermédiaire d’alliances comme l’AUKUS scellée en 2021 avec l’Australie et la Grande-Bretagne pour contrer l’expansionnisme chinois dans le Pacifique.
De leur côté, les dirigeants chinois comptent bien assurer la défense et l’expansion de leur économie. La Chine renforce chaque année son budget militaire qui reste néanmoins trois fois inférieur à celui des États-Unis. Elle a en particulier fortement augmenté sa flotte qui dépasse en nombre la flotte américaine tout en restant largement sous équipée par rapport à cette dernière. Tout comme aux États-Unis, cette politique s’accompagne d’un nationalisme plus dur, au sujet de la réunification avec Taïwan et de politiques racistes à l’égard des Ouïghours.
La rivalité entre les deux puissances se concentrent au niveau régional. Les investissements chinois y sont nombreux et les importants flux de marchandises restent sous la surveillance des nombreuses bases américaines déployées dans la région, du Japon à la Thaïlande en passant par la Malaisie et le détroit de Malacca où transitent 90 % de marchandises chinoises.
Cette évolution profonde et rapide dans la hiérarchie des puissances, la rivalité inter-impérialiste qu’elle suscite, pousse à une redistribution mondiale des pouvoirs. Dans le contexte d’une crise économique dont les économies mondiales n’arrivent pas à se relever depuis 2008 et qui se transforme en crise financière y compris en Chine ; dans le contexte de la guerre en Ukraine qui concerne la Chine dans la mesure où elle à tout intérêt à la stabilité de la Russie avec laquelle elle partage une frontière de plus de 4 000 km et qui lui permet de diversifier ses importations en gaz et en pétrole, cette redistribution des pouvoirs a de plus en plus de probabilité de s’effectuer par la voie des armes plutôt que par celle de négociations diplomatiques et commerciales.
L’histoire a montré le prix terrible que les peuples ont payé lors des précédents conflits inter-impérialistes. Elle a aussi montré leur détermination constante à lutter contre cette logique, contre la guerre du Vietnam ou celle plus récente en Irak. Les colères des classes ouvrières à l’échelle mondiale, contre les crises multiples du capitalisme, que ce soit en Europe, aux États-Unis ou même en Chine où la révolte des ouvrier·es de Foxconn a récemment mis à bas une politique de confinement extrême, portent les germes d’une alternative révolutionnaire à la barbarie capitaliste. À condition de s’emparer dès maintenant de cette question en luttant contre l’augmentation des dépenses de guerre, la militarisation des économies et le nationalisme.