Dans la wilaya algérienne de Béjaia, la démocratie populaire atteint de nouveaux sommets lors d’une grève générale de quatre jours pendant les élections présidentielles du 12 décembre 2019. Voici une interview réalisée le 31 décembre de cette année, de Kamal Aissat, membre du Parti Socialiste des Travailleur-ses en Algérie, par Anne Alexander, qui travaille sur les mouvements des travailleur·ses de plusieurs pays du "monde arabe", notamment l’Egypte, l’Irak, la Tunisie et les États du Golf. Voici la retranscription de son interview orale.
Anne Alexander : La grève générale active et autogérée : qu’est-ce exactement?
Kamal Aissat : La grève générale qui a été observée dans le département de Béjaïa mais qui s’est propagée dans quelques départements limitrophes, c’est une grève politique, qui avait pour but essentiel d’empêcher la tenue des élections, d’empêcher le passage en force qui était programmé dans les centres de vote au niveau du département. Elle est active parce que c’est une grève où l’on a appelé tout le monde – travailleur·ses, étudiant·es, enseignant·es de lycée, à rester devant leurs écoles durant la durée de la grève et à débattre. Le but essentiel de la grève étant d’engager des débats sur les perspectives du mouvement en lui-même. Donc, elle est autogérée parce que ce n’est pas les syndicats qui l’organisent et qui la gèrent mais c’est beaucoup plus les travailleur·ses, lycéen·nes, étudiant·es, commerçant·es qui sont censées l’organiser. Elle est autogérée dans le sens où elle n’est pas organisée par une structure, qu’elle soit syndicale ou politique, mais plutôt par le mouvement en général avec toutes ses composantes. Dans le mouvement, il y a des syndicats, des collectifs, des comités populaires de quartier et de ville. C’est donc ça ce qu’on appelle une grève générale active, autogérée par la population, par les assemblées générales de débat.
A.A. Comment expliquer ce succès à Bejaia alors qu’il n’y a pas eu de telle réponse dans les autres wilayas ?
K.A. Pourquoi les 48 départements n’ont pas été en grève ? Il y a une histoire particulière de cette zone : c’est un département qui a des traditions ouvrières de gauche assez anciennes, qui remontent aux années 70-80 avec une génération de militant·es d’extrême gauche. Les travailleur·ses, la classe ouvrière en général en Algérie dans ce mouvement politique, agissent beaucoup plus en tant que citoyen·nes, pas en tant que classe ouvrière, en tant qu’organisation sociale, ni en tant qu’expression politique indépendante. C’est l’une des grandes faiblesses du mouvement en cours en Algérie même si le mouvement est profondément social. Parce qu’il y a une histoire particulière d’embrigadement des syndicats, de fermeture du champ politique depuis des années, pour ne pas dire depuis des dizaines d’années. Le régime a pu, dans un sens, “caporaliser” toutes les associations liées au monde du travail, y compris les organisations politiques. Les travailleurs ont participé à cette grève : c’est eux qui l’ont organisé. Le service minimum, c’est eux qui l’ont décidé, en association avec les organisations syndicales par moment ou bien en dehors des organisations syndicales quand il n’y en a pas. Il y a quelques collectifs qui sont nés dans certaines usines mais cela reste très marginal.
Comment avez-vous organisé la grève générale à Béjaia du 8 au 11 décembre ?
L’appel à la grève générale a été lancé à titre propagandiste il y a plusieurs mois. La mémoire collective a enregistré que le départ de Bouteflika n’a été le fruit que de la grève générale des secteurs stratégiques, particulièrement pétrolier, observée du 8 au 12 mars 2019. C’est cette grève qui a bousculé l’équilibre du régime, qui les a poussés à se « débarrasser » de Bouteflika car le but était de sauver le régime lui-même, quitte à sacrifier l’image importante que représentaient Bouteflika et ses alliés. La fraction bourgeoise qui était au pouvoir jusqu’au 15 mars a été balayée par la grève générale. Il y a une autre fraction de la bourgeoisie qui s’est appuyée sur la grève générale pour enclencher un processus que nous connaissons à travers Ben Salah, un président illégitime et un gouvernement illégitime. Ils ont organisé deux élections qui ont été bloquées par la population. Donc c’est ça dans la mémoire collective qu’il y a comme référence par rapport à la grève générale. L’appel à la grève générale à Beijaïa cette fois-ci a été lancé par les comités populaires citoyens, il a été lancé par beaucoup de syndicats au niveau du département, y compris la bureaucratie syndicale départementale de l’UGTA qui a lancé un appel à 4 jours de grève en désaccord avec sa direction nationale. Il faut signaler ici que l’UGTA de Béjaïa est en partie suspendue de la centrale syndicales parce qu’ils divergent fondamentalement sur la bataille politique en cours pour un changement radical de système. D’autres syndicats ont aussi appelé comme des syndicats autonomes de commerçants (quand on parle de commerçants chez nous ce sont les petits commerçants). Les transporteurs aussi étaient en grève, à tel point que tout le département a été paralysé : aéroport, ports, usines, universités, écoles. Aucun commerce de proximité n’a ouvert, aucun centre commercial n’a ouvert donc ça ressemble un peu à ce qu’on appelle une grève morte au niveau du département. Ça a permis à la population de s’organiser là où elle peut, ne serait-ce qu’au moins pour bloquer les centres de vote et empêcher les élections, empêcher qu’on les spolie de leur droit au vote essentiellement.
Le mouvement général et la grève générale n’ont pas de direction particulière identifiée. Ça reste souvent des collectifs, quelques syndicats, des organisations de femmes, des collectifs féministes, des activistes dans certains quartiers. Les manifestations du vendredi jouent un rôle important : le mot d’ordre de grève a été repris fortement le vendredi de la semaine précédente pour la construire. Les partis politiques regroupés au sein du PAD ont appelé à la grève. Pour rappel, le PAD, Pacte pour une Alternative Démocratique, est un regroupement d’organisations qui ne sont pas toutes de gauche, mais sur quelques points, démocratiques. C’est donc un front démocratique sur quelques revendications : libération des détenus, droit de circulation dans les manifestations d’Alger ou ailleurs et quelques revendications basiques d’un point de vue démocratique. Le PAD regroupe tous les partis qui considèrent que la rupture avec le système en Algérie ne peut pas se faire avec une élection maintenant, qu’elle ne peut se faire qu’avec une refondation de tous les textes existants, et tout ça, par le peuple organisé à la base. Ils ont lancé un appel à la grève générale, chose qui n’est pas aisée pour certains partis qui sont plutôt libéraux mais la pression de la rue et des organisations de gauche à l’intérieur a fait que le PAD a soutenu tous les appels à la grève, a appelé à maintenir la mobilisation pour faire barrage à la violation de la souveraineté populaire, le 12 décembre 2019, jour des élections.
Que sont les assemblées générales de débat ? Si j’ai bien compris, vous avez dit que c’était par elles que les travailleur·ses et les étudiant·es avaient organisé la grève ?
Les assemblées générales sont des lieux de débats souvent sur la place publique au niveau des centres villes, des villages, animés par les comités de quartier, par des activistes. On y débat de la situation et des perspectives du mouvement et on définit les actions à mener et les réponses à entrevoir. C’est un peu différent des assemblées dans les usines ou les universités. Même si dans certaines universités et dans certaines usines, c’est malheureusement très limité, il y a des AG ouvrières sur des questions un peu plus politiques. Cependant, la mainmise des bureaucraties syndicales empêche l’émergence de comités d’usine ou de syndicats vraiment autonomes du pouvoir politique.
Je m’intéresse beaucoup au processus par lequel les grévistes ont décidé le niveau de service minimum pendant la grève, et comment la coordination s’est faite. J’ai lu que les pharmacies étaient ouvertes et quelques services de santé, mais comment a été décidé le niveau de service disponible ?
Le principe de la grève générale qui a été adopté pour les 4 jours, associé à une grève générale classique, est celui des villes mortes. C’est en partie une référence aux grèves générales qu’on a connu durant la guerre de libération nationale. Particulièrement dans ce qu’on appelle la bataille d’Alger, où il y a eu une grève générale d’une semaine de tout Alger en soutien à la révolution. C’est la référence historique qui est sous-entendue par ce mouvement. On a décidé que les boulangeries, les pharmacies, les services de santé devaient rester ouvertes parce qu’à ce niveau, c’est comme ça qu’on assure la confiance dans la société. Au niveau des usines, ce sont les travailleurs eux-mêmes, à travers le syndicat ou le comité local, qui décident par exemple quelle chaudière doit rester ouverte, quelle chaîne doit être mise aux conditions de sécurité minimales. Ces questions se sont aussi posées dans l’industrie des corps gras et des services comme le gaz, parce que nous sommes dépendants des bouteilles de butane. A partir de 17h, toutes les boutiques sont ouvertes. Les pompes à essence sont fermées de 6h à 17h et elles ouvrent la nuit pour assurer le ravitaillement des bus et des voitures parce qu’il fallait manifester chaque jour : on ne pouvait pas rester sans véhicules durant la journée. La grève du mois de mars était très dure, il n’y avait rien du tout, aucun service minimum assuré. On s’est rendu compte que lorsque nous faisions grève, il fallait que la nuisance soit projetée sur l’adversaire et non pas sur la société. Donc on a essayé de limiter au maximum les effets négatifs de la grève sur la population pour résister encore plus.
Est-ce qu’il y avait des assemblées générales de débat pendant les quatre jours de la grève?
Malheureusement pour nous, il n’y a pas eu d’assemblée générale ouvrière proprement dite, c’est-à-dire au niveau des lieux de travail, parce que les transports n’ont pas fonctionné, mis à part ceux qui étaient chargés du service minimum. En revanche, les travailleur·ses étaient majoritaires dans les assemblées de quartiers, dans les villages. L’enjeu c’était d’empêcher qu’il y ait l’ouverture des centres de vote par les forces de sécurité et de ce point de vue, ils ont réussi parce qu’ils ont mis en place des comités de vigilance qui sont restés 48h devant les centres de votes pour empêcher toute intrusion des forces de sécurité. Il y avait des débats aussi sur l’Algérie qu’on veut demain. Je rappelle que nous sommes toujours dans une phase où l’initiative politique est entre les mains du pouvoir et que le mouvement n’a pas pris encore d’initiative politique, n’a pas encore formulé d’alternative politique. C’est une de ses plus grandes faiblesses de ce point de vue.