L’Iran et les internationalistes

Manifestation anti-régime suite au crash le 14 janvier 2020 d'un avion civil abattu par un missile iranien.

Le 3 janvier 2020, un drone américain qui volait au-dessus de l’aéroport de Baghdad a tiré des missiles qui ont visé la voiture de Qassem Soleimani, tuant une figure-clé du régime iranien. Soleimani était depuis 1998 à la tête de la force al-Quds (Jérusalem en arabe), section du Corps des Gardiens de la Révolution responsable des opérations étrangères. Il va sans dire que cet assassinat ciblé constitue une dangereuse escalade de la part des Etats-Unis, une véritable déclaration de guerre dans une région qui en vit déjà beaucoup. 2020 commence donc sur fond de tensions guerrières dans la région, comme 2019 qui s’était terminée par des exercices navals inédits entre la Chine, la Russie et l’Iran dans le Golfe d’Oman.

Les suites sont désormais connues, avec une réponse hautement symbolique de l’armée iranienne, qui a tiré des missiles sur une base US en Irak en s’arrangeant pour ne pas faire de victimes, un moyen de sauver la face sans déclencher pour autant de représailles américaines. Mais les défenses antiaériennes iraniennes ont aussi abattu par erreur un avion civil au-dessus de Téhéran, tuant des dizaines de passagèr.es, comme pour mieux démontrer que les populations locales seront les principales victimes d’une guerre.


L’impérialisme et la classe dirigeante iranienne

Il ne fait aucun doute que l’Iran subit d’énormes pressions impérialistes occidentales (américaines en particulier) depuis la révolution de 1979 qui a renversé la monarchie pro-US et posé les bases du régime actuel. Ces pressions étant bien connues des milieux anti-impérialistes occidentaux, nous nous concentrons ici sur ce qui est moins bien connu, les grandes lignes de l’accumulation capitaliste de l’État bourgeois iranien.

Les US voyaient d’un très mauvais oeil les nouveaux dirigeants iraniens et craignaient de voir le régime de Téhéran provoquer des révolutions similaires dans le monde arabe. Avec leurs alliés français, ils ont armé et financé Saddam Hussein dans sa longue guerre meurtrière contre la nouvelle république islamique dans les années 1980. Le poids de la guerre a forcé les nouveaux dirigeants iraniens à imposer un contrôle étatique sur l’économie combiné avec un certain degré de protection sociale pour les plus vulnérables, sur fond de stratégie de substitutions des importations par l’industrie locale (une stratégie initiée sous le Shah), “l’autosuffisance” selon l’imam Khomeini. Avec la fin de la guerre en 1988, la classe dirigeante esquissa un tournant vers des politiques économiques de marché et des privatisations d’entreprises étatiques, visant à intégrer le capitalisme iranien dans l’économie mondiale libéralisée. Cependant, cette politique n’a pas généré un transfert pur de capitaux de l’État vers le secteur privé classique; elle donna naissance au contraire à un nouvel amalgame entre État et capital qui donna à la bureaucratie semi-étatique un degré élevé de contrôle sur les moyens de production. Donc,

“le rôle central de l’état dans l’économie n’a pas disparu, mais s’est simplement réorienté vers la promotion de l’accumulation capitaliste1Peyman Jafari, Rupture and Revolt in Iran https://isj.org.uk/rupture-and-revolt-in-iran/. Des phénomènes comparables se produisent lors des privatisations en Egypte où les officiers de l’armée sont devenus des partenaires locaux des capitaux du Golfe. »

Peyman Jafari
La sortie de la guerre Iran-Irak (1980-1988) va renforcer le rôle du Corps des Gardiens de la Révolution (CGRI) dans l’économie iranienne.

La rareté des investissements étrangers, fortement entravés par les sanctions, a encouragé la transformation d’institutions para-étatiques, comme les fondations caritatives Bonyad et le Corps des Gardiens de la Révolution (CGRI), en de larges conglomérats financiers qui détiennent des parts majeures dans l’immobilier, le BTP, l’industrie minière, les télécommunications et les services. Ils font désormais partie intégrante de la bourgeoisie iranienne, bénéficient des privatisations et, par les places de premier rang qu’ils occupent dans l’économie et la bureaucratie, ont attiré la majeure partie des investissements occidentaux qui ont irrigué l’économie iranienne entre 2015 et 2018 (année de la reprise des sanctions US)2 https://www.reuters.com/investigates/iran/#article/part1.

On a essayé de donner une idée de la manière dont la classe dirigeante iranienne est constamment en train d’essayer de résoudre le problème de l’accumulation capitaliste dans un contexte international qui échappe largement à son contrôle.

Considérons l’exemple concret du secteur pétrolier : après des décennies de manque d’investissement (donc en l’absence d’équipement et de machines modernes) à cause des sanctions, l’extraction pétrolière en Iran est peu productive et donc relativement peu profitable, comparée notamment aux rivaux saoudiens3https://www.ft.com/content/06acb822-95fe-11e6-a80e-bcd69f323a8b. Comme l’indique la révolutionnaire iranienne Frieda Afary, le CGRI a racheté de grosses parts dans l’industrie pétrolière, obtenant de l’État des conditions spéciales d’exonérations d’impôts, et a précarisé les statuts des travailleur.es du pétrole tout en baissant leurs salaires4Frieda Afary, Discerning particular features of the Islamic Republic’s capitalism https://www.allianceofmesocialists.org/discerning-particular-features-islamic-republics-capitalism-posing-need-humanist-alternative-capitalismmilitarism/. En d’autres termes, la bourgeoisie iranienne entend compenser l’effet des sanctions internationales en exploitant un peu plus les ouvrièr.es iranien.nes. Si demain, ces dernièr.es se soulevaient contre cet arrangement décidément bien néolibéral, quel.le révolutionnaire, quel.le internationaliste oserait leur répondre “stoppez la grève, vos patrons ne vous exploitent de la sorte qu’à cause des sanctions américaines” ? 

De même, la classe dirigeante iranienne a essayé, après l’expérience traumatique de la guerre contre l’Irak des années 19805Encouragé, financé et armé par les pays impérialistes occidentaux (dont les US et la France), Saddam Hussein a mené une longue guerre, extrêmement destructrice pour les deux pays, contre l’Iran., d’éloigner le conflit de ses propres frontières, intervenant successivement au Liban, en Irak, en Syrie et au Yémen. Mais ces interventions ne résultent pas d’un plan machiavélique expansionniste, mais plutôt d’exploitation d’opportunités qui se sont présentées, comme l’invasion israélienne du Liban en 1982 qui a mené à la création du Hezbollah. L’invasion américaine de l’Irak en 2003, qui a détruit toute la structure étatique baathiste, a paradoxalement permis à l’Iran d’y asseoir son influence. Enfin, le régime syrien doit sa survie au régime iranien, qui est intervenu financièrement, politiquement et militairement aux côtés de Bachar al-Assad pour l’aider à mener sa guerre contre-révolutionnaire. Qassem Soleimani, en tant que chef de la force Quds, a joué un rôle extrêmement important dans toutes ces interventions qui ont lieu par le biais de soutien à des groupes armés proches idéologiquement de l’Iran, de création de milices islamistes chiites locales comme ce fut le cas en Irak, ou encore d’envoi en Syrie de combattants recrutés de gré ou de force parmi les sans-papiers afghans en Iran.

Le comportement prédateur des pays puissants comme les États-Unis et leurs alliés occidentaux sont une des principales manifestations de l’impérialisme de nos jours. Mais il n’y est pas réductible: il est nécessaire de comprendre l’impérialisme comme intrinsèquement lié au capitalisme, comme la fusion de la rivalité géopolitique et économique. Il n’existe pas un impérialisme mais des impérialismes. Ainsi,

“​la logique même de l’accumulation capitaliste signifie que la « résistance » des classes dirigeantes des états capitalistes moins puissants aux prédations des grandes puissances reproduit inévitablement des processus impérialistes à des niveaux plus bas du système.6Anne Alexander, Les dynamiques contemporaines de l’impérialisme au Moyen-Orient: une analyse préliminaire https://www.autonomiedeclasse.org/international/les-dynamiques-contemporaines-de-limperialisme-au-moyen-orient-une-analyse-preliminaire/)

Anne Alexander

C’est évidemment le cas de l’Iran et de ses rivaux à l’échelle du Moyen-Orient et du Golfe (Arabie Saoudite, Turquie, Israël et dans une moindre mesure l’Égypte), mais ce processus, comme nous l’avons vu, ne s’arrête pas aux frontières des pays concernés: la classe dirigeante iranienne, sous la contrainte de l’accumulation, préside à une concentration des capitaux à l’intérieur du pays, tendant à une fusion entre les intérêts économiques et les intérêts géopolitiques sous l’égide de l’État, et symbolisée notamment par le poids croissant du CGRI dans l’économie.

Il est tout à fait vain d’attendre le moment chimérique d’un capitalisme mondial débarrassé de l’impérialisme pour proclamer l’ouverture de la lutte des classes en Iran. De toutes manières la lutte a lieu, pour le meilleur ou pour le pire, dans ce contexte-là de rivalités impérialistes: un régime qui représente un obstacle objectif à la domination américaine de la région mais qui en vertu même de sa position, est sommé d’exploiter, d’opprimer et de violenter sa propre population comme les populations des pays alentours, bref, de se comporter comme ce qu’il est essentiellement: l’État d’une classe dirigeante capitaliste. 

Quelle position pour les internationalistes-révolutionnaires en France ?

La région qui s’étend de l’Atlantique au Golfe Persique est dominée par deux phénomènes fondamentaux, tous deux nés de la crise du capitalisme, et qui interagissent mutuellement: premièrement, la diminution relative de la puissance impérialiste américaine depuis l’échec de son invasion de l’Irak, qui a laissé une marge de manoeuvre à des puissance mondiales (Russie) ou régionales (Iran, Israël, Arabie Saoudite et Turquie, c’est-à-dire les gagnants régionaux des trente dernières années d’accumulation capitaliste) pour intervenir de manière plus autonome dans la région. Si en 2003 l’on pouvait parler de domination américaine sans partage de la région, la situation aujourd’hui ressemble beaucoup plus à une rivalité entre plusieurs impérialismes. Le deuxième phénomène qui traverse la région depuis maintenant une décennie est l’intervention des peuples par en-bas contre leurs propres régimes. Ces révolutions et ces mouvements, souvent négligés voire calomniés par certains “anti-impérialistes” occidentaux, secouent actuellement à des degrés divers l’Iran, l’Irak, le Liban, et le Soudan, sur fond d’austérité et d’inégalités économiques. 

En tant qu’internationalistes et révolutionnaires militant en France, il faut évidemment exprimer toute notre solidarité avec nos camarades de lutte en Iran, avec les syndicalistes emprisonnés, avec les femmes qui se battent pour leurs droits. Mais cette solidarité resterait abstraite et sans impact si elle n’était accompagnée d’agitation et d’organisation contre nos propres gouvernements impérialistes et leurs alliés, contre toute forme d’intervention occidentale en Iran et dans la région.

Premièrement, pour contrer “notre” État qui n’aimerait rien autant que nous mettre au garde-à-vous derrière la classe dirigeante au nom de la patrie. Absolument rien, pas la guerre contre l’Iran et encore moins la guerre contre Daesh, ne nous unit avec la classe dirigeante française et sa République impérialiste qui nous exploite, nous opprime et nous divise. L’enjeu est ici interne, dans une période marquée par le danger fasciste, le manque de mobilisations contre les interventions impérialistes françaises au Moyen-Orient et en Afrique est un manquement auquel il faut remédier.

Manifestation anti-guerre à New-York le 4 janvier 2020. (AP Photo/Kevin Hagen).

Deuxièmement les interventions occidentales, outre leur impact direct et catastrophique sur les populations locales, restent un très bon moyen de mater les contestations populaires dans la région. Les classe dirigeantes locales utilisent elles aussi le chauvinisme et la rhétorique de la guerre des civilisations afin de mater leurs classes populaires, afin de les exploiter encore plus tandis qu’une minorité s’enrichit toujours plus. C’est là que notre rôle en tant qu’internationalistes militant en France est important: si ce n’est pas à nous de déclencher le mouvement en Iran ou de lui dicter nos mots d’ordres, nous pouvons et nous devons essayer de couper l’herbe sous les pieds des dirigeants iraniens qui veulent se travestir en “défenseurs de la nation” contre l’impérialisme occidental pour exiger l’obédience des classes populaires, pour pourchasser et emprisonner des syndicalistes, des révolutionnaires, et des féministes comme agent.es impérialistes. Un mouvement de masse et organisé dans les pays occidentaux contre l’impérialisme occidental a mille fois plus d’impact sur la conscience de millions de personnes dans la région qu’un simple communiqué de solidarité internationaliste, rédigé par quelques individus, cultivant l’art rhétorique du ni-ni et servant surtout de couvert à l’inaction. Le premier a un impact politique concret en France comme dans le pays visé par la France, et coupe l’herbe sous les pieds des dirigeants des deux côtés qui cherchent à mettre toute la population au garde-à-vous, tandis que le second est partagé en ligne et ne fait que prêcher à quelques centaines de converti.es. 

Redonner vie au mouvement anti guerre en France se présente donc comme une priorité pour notre camp.

Jad Bouharoun

Notes

Notes
1 Peyman Jafari, Rupture and Revolt in Iran https://isj.org.uk/rupture-and-revolt-in-iran/. Des phénomènes comparables se produisent lors des privatisations en Egypte où les officiers de l’armée sont devenus des partenaires locaux des capitaux du Golfe
2 https://www.reuters.com/investigates/iran/#article/part1
3 https://www.ft.com/content/06acb822-95fe-11e6-a80e-bcd69f323a8b
4 Frieda Afary, Discerning particular features of the Islamic Republic’s capitalism https://www.allianceofmesocialists.org/discerning-particular-features-islamic-republics-capitalism-posing-need-humanist-alternative-capitalismmilitarism/
5 Encouragé, financé et armé par les pays impérialistes occidentaux (dont les US et la France), Saddam Hussein a mené une longue guerre, extrêmement destructrice pour les deux pays, contre l’Iran.
6 Anne Alexander, Les dynamiques contemporaines de l’impérialisme au Moyen-Orient: une analyse préliminaire https://www.autonomiedeclasse.org/international/les-dynamiques-contemporaines-de-limperialisme-au-moyen-orient-une-analyse-preliminaire/)