Cet article a été initialement publié dans l’édition de septembre du mensuel Socialist Review.
Le mouvement contre la loi d’extradition s’intensifie à Hong Kong. Nous avons interrogé le militant hongkongais Lam Chi Leung sur la nature du mouvement et l’évolution de ses revendications.
Étant donné la part croissante des grèves dans la protestation, quelle est la composition de classe de la protestation hongkongaise ?
Le mouvement contre l’amendement de la loi d’extradition (mouvement anti-ELAB) a mis à contribution un nombre énorme de résident·es de Hong Kong. La plus grande des manifestations de masse a eu lieu le 16 juin, avec deux millions de participant·es. Étant donné que la population totale de Hong Kong est de 7,48 millions de personnes, cela signifie qu’une personne sur quatre vivant à Hong Kong a participé à cette manifestation. C’est le double du nombre de participant·es à la révolution des parapluies d’il y a cinq ans. Donc pour faire simple, celleux qui participent aux manifestations pacifiques sont principalement des employé·es salarié·es, tandis que celleux engagé·es dans l’action directe comme les occupations de rues et le siège de bâtiments gouvernementaux sont la jeunesse et des jeunes travailleur·ses. Iels participent à ce mouvement de masse en tant que citoyen·nes, et non en tant que travailleur·ses organisé·es.
Cependant, la différence entre l’actuel mouvement anti-ELAB et la révolution des parapluies réside non seulement dans le plus grand nombre de participant·es, mais aussi dans le fait que les grèves politiques ont été intégrées à l’agenda du mouvement, et des efforts substantiels ont été faits dans cette direction.
La dernière occurrence d’une grève politique à Hong Kong était en 1967, et était construite par la fédération des syndicats de Hong Kong (HKFTU) qui était pro-parti communiste chinois (PCC). Après que cette grève fut défaite, et suivant l’adoption par le PCC de sa politique de capitalisme d’État « Réforme et ouverture », la HKFTU s’est transformée en un organe conservateur ouvertement rallié aux capitalistes et au gouvernement.
Dans les années 1980, un mouvement syndical indépendant à la fois du PCC et du Kuomintang1Le Kuomintang est un parti nationaliste bourgeois vit le jour, concentré principalement dans les secteurs de l’éducation, l’aviation, les transports publics et les services sociaux et, en 1990, ces syndicats indépendants fondèrent la Confédération des Syndicats de Hong Kong (HKCTU).
L’actuel mouvement anti-ELAB s’est mobilisé pour deux grèves politiques, les 17 juin et 5 août, les deux initiées par des syndicats issus de la HKCTU. La première grève était essentiellement un échec, tandis que la seconde mobilisa environ 350 000 travailleur·ses. Il est dit qu’un tiers des employé·es du contrôle aérien ont participé à la grève, et une partie des équipages de Cathay Pacific et Hong Kong Airlines s’y est jointe, provoquant l’annulation de plus de 200 vols. Le même matin, les lignes du métro ont stoppé leur service pour une demi-journée également. On ne peut pas pour autant parler de grève généralisée ; craignant des représailles, certain·es travailleur·ses (par exemple, chez les professeur·es et les travailleur·ses sociaux) ont utilisé leur droit d’absence annuel pour participer aux actions. Certains employeurs ont simplement laissé leurs employé·es prendre congé pour la journée.
Est-ce que des liens se forment entre les protestations à Hong Kong et l’agitation des ouvrier·es en Chine?
Depuis le début du mouvement, certaines personnes ont eu l’idée de se solidariser avec les habitant·es de la ville chinoise de Wuhan contre la construction d’incinérateurs de déchets hautement polluants et de centrales électriques pour gagner la sympathie des Chinois·es du continent au mouvement, mais cette idée parfaitement sensée n’a pas gagné le soutien de la majorité. Cela dit, il y a des sections du mouvement anti-ELAB qui veulent gagner le soutien des continentaux.
L’exemple le plus flagrant était pendant la manifestation du quartier de Kowloon le 7 juillet. Malgré le fait que l’organisation de cette manifestation provenait du nativisme d’extrême-droite, les participant·es de la manifestation ont pris l’initiative de distribuer des tracts aux touristes Chinois·es dans des caractères chinois simplifiés, et ont même chanté l’Internationale !
Bien que, d’un côté, un sentiment de différenciation du continent chinois s’est développé chez les habitant·es de Hong Kong, particulièrement parmi la génération croissante de jeunes, d’un autre côté, iels sont toujours ouvert·es quant à la possibilité de gagner le soutien des travailleur·ses et des mouvements de défense des droits du continent. Iels sont prêt·es à considérer toutes les méthodes qui peuvent faire avancer leur mouvement.
Comment se concrétise l’identification, au moins partielle, de la gauche au capitalisme rouge chez les manifestant·es ? Quels défis stratégiques cela pose-t-il pour les anticapitalistes de Hong Kong ?
En tant qu’activiste et militant socialiste révolutionnaire, j’ai toujours argumenté pour trois choses depuis le début du mouvement anti-ELAB : 1) prendre des décisions pour l’action pour lesquelles nous sommes mutuellement responsables en organisant des débats démocratiques entre les manifestant·es, et ne pas faire vertu du manque d’organisation du mouvement et de son caractère décentralisé ; 2) continuer les rassemblements de masse et les blocages mais, dans la mesure du possible, éviter d’attaquer les bâtiments gouvernementaux pour ne pas donner de prétexte à l’intensification du niveau de répression ou au recours à l’armée chinoise ; 3) s’unir avec le mouvement ouvrier et les mouvements sociaux et utiliser la grève politique et la grève scolaire comme notre arme de lutte, et par la même occasion, établir des organes de pouvoir ouvrier indépendants de la classe dirigeante. A cette fin, nous devrions mettre en avant des revendications socio-économiques qui s’opposent à l’exploitation capitaliste, pour encourager plus de travailleur·ses à participer. Et de la même façon, nous devrions soutenir les luttes ouvrières en Chine continentale et les luttes des citoyen·nes pour la défense de leurs droits, pour cultiver des forces populaires sur le continent chinois à même de s’opposer au capitalisme bureaucratique du PCC.
En tant que ville à la frontière sud de la Chine, Hong Kong a entretenu depuis des années une atmosphère politique anti-communiste, et a été influencée par l’ombre immense d’une classe dirigeante autoritaire qui se prétendait communiste. Convaincre ses citoyen·nes de sympathiser avec la gauche socialiste et de la soutenir est sans aucun doute une tâche ardue, mais pas impossible.
Il y a eu des exemples isolés de manifestant·es hissant le drapeau états-unien ou anglais, ainsi qu’une pétition en ligne appelant à l’intervention des États-Unis, ce qui suggère qu’au moins une partie du mouvement attend une solution de l’ouest. Quelle est l’importance politique de ces idées ? Quel est le danger que ces protestations puissent renforcer une alliance hétéroclite de nativistes hongkongais (qui affirment être Hongkongais et non Chinois), de néo-libéraux opposés à la République Populaire et de réactionnaires pro-occidentaux, et ainsi renforcer l’occident ?
Les nativistes d’extrême-droite qui excitent le chauvinisme hongkongais étaient quelque peu influents pendant la révolution des parapluies en 2014 et les deux années qui suivirent. Dans le mouvement anti-ELAB actuel, par contraste, ils sont devenus plus faibles à la fois en terme organisationnel et en capacité de mobilisation, bien qu’ils aient toujours de l’influence sur une partie de la jeunesse sur le plan intellectuel. Ils profitent de la forme désorganisée du mouvement, qui leur permet de justifier les attaques de bâtiments gouvernementaux sans en assumer les conséquences, tout en esquivant les critiques et les décisions du mouvement de masse.
Ils dénigrent les Chinois·es du continent en les traitant de « Shinajin » (un terme de l’époque du Japon impérial qui est aujourd’hui l’apanage des racistes anti-Chinois·es) et hissent même le drapeau colonial britannique de Hong Kong ou le drapeau états-unien.
Tout ceci facilite la rhétorique du PCC qui amalgame le mouvement anti-ELAB à une tentative d’ingérence étrangère, et leur permet de renforcer le nationalisme chinois pour diviser les habitant·es de Hong Kong et de la Chine continentale. Les nativistes appellent même le président Trump et d’autres leaders mondiaux à « donner à Hong Kong sa liberté ». Une telle position pourrait rapidement évoluer en une autre qui attendrait des Etats-Unis et de l’Union Européenne de mettre la pression à la Chine. Objectivement, un mouvement anti-ELAB utilisé par les puissances impérialistes occidentales comme un pion dans leur jeu de pouvoir politique finira certainement sacrifié sur la table des négociations entre les puissances impérialistes.
Néanmoins, jusqu’ici le mouvement anti-ELAB n’est pas tombé sous la direction des nativistes d’extrême-droite. Je crois que l’implication des travailleur·ses organisé·es, des femmes, des LBGT, et autres mouvements progressistes, ainsi que de la gauche socialiste, va être cruciale pour la direction du mouvement de masse.
Y a-t-il du soutien à la revendication d’indépendance de Hong Kong parmi les protestataires ? Si tel est le cas, quel devrait être l’attitude des socialistes face à ça ?
La gauche socialiste soutient le droit des habitant·es de Hong Kong à l’auto-détermination, de même que nous soutenons le droit à l’auto-détermination de la province du Xinjiang et du Tibet, mais nous ne préconisons pas l’indépendance de Hong Kong. Dans les circonstances concrètes d’aujourd’hui, faire campagne pour l’indépendance de Hong Kong serait une erreur. Nous prônons la lutte unie du peuple de Hong Kong et de la Chine continentale pour une Chine démocratique et socialement égalitaire, et dans ce but, nous disons que Hong Kong doit être auto-gouvernée et réellement démocratique.
Quelle est l’importance de l’identité nationale fondée sur un modèle réussi de société capitaliste construite par ceux qui fuyaient les persécutions de l’État communiste ? Et est-ce qu’il y a des signes qui montrent l’influence du mouvement sur cette identité?
C’est un phénomène très compliqué, je vais donc me limiter à des observations préliminaires. L’identité de Hong Kong a d’abord émergé dans les années 1970. Dans le sillage de son décollage économique, une certaine identité hongkongaise locale a vu le jour au sein d’une nouvelle génération de natifs, un phénomène qui contrastait avec la génération de mes parents, dont la plupart vinrent à Hong Kong pour fuir la « Chine communiste » et étaient prêt·es à émigrer à l’étranger si nécessaire. Dans l’ensemble, cette identité hongkongaise reflétait une fierté des réussites économiques et l’attente d’une vie confortable, loin de la guerre et des troubles politiques.
En même temps, cela n’impliquait pas le rejet de l’identité chinoise. En effet, l’attachement aux localités chinoises d’origine restaient très fort. C’était dû au fait que la plupart des familles chinoises de Hong Kong avaient immigré du continent, qui restait la terre de leurs aïeux. En soutenant le mouvement démocratique de la place Tiananmen en 1989, ainsi qu’en apportant de l’aide humanitaire pour les inondations de 1991 dans l’est de la Chine et pour le tremblement de terre de Sichuan en 2008, les habitant·es de Hong Kong étaient conduit·es par un sentiment national selon lequel « Nous sommes tou·tes Chinois·es » et apportèrent leur total soutien sur cette base.
Ce sentiment persista après la fin de la domination coloniale britannique de Hong Kong en 1997. Les sondages d’opinion de l’époque suivant immédiatement le retour de la souveraineté chinoise montrent que, pour un temps, la population de Hong Kong approuvait plus le gouvernement central de Beijing que le gouvernement de la Région administrative spéciale de Hong Kong.
Pour autant, les pressions faites à Hong Kong par les autorité du PCC, la certitude que le gouvernement du PCC n’avait aucune intention d’accorder vraiment le suffrage universel, ainsi que l’autoritarisme grandissant de Xi Jinping et les signes troublants de déclin social (par exemple le scandale sanitaire du lait en poudre empoisonné et la répression des dissident·es) ont tous participé à créer un sentiment de différenciation au sein des habitant·es de Hong Kong, et ce sentiment s’est accéléré au cours de la dernière décennie.
La nouvelle génération de Hongkongais·es tend à s’identifier plus en tant que Hongkongais·es qu’en tant que « Chinois·es de Hong Kong ». Voilà la clé de l’émergence de l’indépendance de Hong Kong en tant que courant intellectuel.
De plus, dans les dernières années, ce sentiment d’identification à Hong Kong s’est mêlé à des tendances de droite hostiles aux nouveaux immigré·es chinois·es, et a eu plus ou moins d’influence sur la révolution des parapluies et sur le mouvement anti-ELAB.
Les socialistes doivent rester sensibles à ce nouveau phénomène et faire la distinction entre les droits légitimes des habitant·es de Hong Kong et un point de vue xénophobe. Iels doivent insister sur le fait que les habitant·es de Chine continentale et de Hong Kong partagent le même intérêt à résister à l’oppression du capitalisme bureaucratique du PCC et qu’iels doivent s’unir dans la lutte.
Carrie Lam prétend que la loi d’extradition est morte, mais ce n’est clairement pas suffisant pour arrêter le mouvement. La question du suffrage universel, soulevée pendant la révolution des parapluies, est devenue assez centrale – il avait été promis par le passé et jamais implémenté – quel progrès y a-t-il eu?
Significativement, les Hong Kongais ont réalisé peu à peu qu’il n’y aurait pas de vraie victoire sans changement du système politique, même si Carrie Lam démissionnait. Suivant cette ligne directrice, le mouvement anti-ELAB a présenté ses cinq revendications : la fin de la caractérisation du mouvement comme une émeute, la libération des manifestant·es arrêté·es, le retrait de la loi d’extradition, la recherche de responsabilités pour les violences policières avec la formation d’une commission d’investigation indépendante et le suffrage universel pour les élections du conseil législatif et du chef de l’exécutif de Hong Kong.
Cependant, obtenir le suffrage universel sera extrêmement difficile, puisque selon la loi fondamentale de la région administrative spéciale de Hong Kong, établie par le PCC, Hong Kong n’est pas autorisée à tenir des élections démocratiques. Le régime du PCC espère voir Hong Kong continuer son style autoritaire de laissez-faire capitaliste, qui permet à la classe dirigeante de jouir perpétuellement de ses privilèges. Seul un puissant mouvement ouvrier pourrait gagner le suffrage universel, sans même parler d’autres réformes économiques. Le PCC a raison de craindre le mouvement ouvrier à Hong Kong, de la même façon qu’il a peur du mouvement ouvrier sur le continent.
Au-delà de la démission de Carrie Lam, qu’est-ce que les protestataires accepteraient comme « victoire » à ton avis?
Une section de démocrates modérés pense qu’il suffirait que Carrie Lam accepte de retirer la loi d’extradition et établisse une commission d’investigation indépendante sur les violences pour que les Hongkongais·es y voient une victoire. Mais les masses ne sont pas d’accord. Elles appellent clairement à plus de réformes politiques et sociales. Actuellement, la tâche la plus importante du mouvement de masse est d’établir une organisation qui peut mettre en place une lutte unie et qui attire la sympathie et le soutien des Chinois·es du continent.
Lam Li Cheung est un socialiste révolutionnaire basé à Hong Kong et éditeur des archives internet marxistes chinoises.
Traduit de l’anglais par Gabriel Cardoen.
Notes
↑1 | Le Kuomintang est un parti nationaliste bourgeois |
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