Soudan: le futur de la révolution en jeu

Au Soudan, la situation a changé fondamentalement. Une semaine après une grève générale politique qui a paralysé le pays pendant deux jours, et au lendemain d’entretiens avec ses sponsors saoudiens et égyptiens, le comité militaire au pouvoir depuis la chute d’Omar al-Bachir a décidé d’en finir avec le rassemblement devant le QG de l’armée à Khartoum, point focal du soulèvement.

Lundi à l’aube, des centaines de soldats des Forces de soutien rapide (FSR) ont attaqué le rassemblement à l’arme automatique, avant d’investir la place bâtons en main pour brûler les tentes et battre les survivantEs. Un bilan provisoire du syndicat des médecins fait état de trente morts et de centaines de blesséEs, traquéEs jusqu’aux urgences des hôpitaux par les miliciens du pouvoir. Personne ne sait vraiment combien de manifestantEs sont tombéEs sous les balles des FSR, et l’on repêchait encore des corps du Nil mardi matin.

La révolution soudanaise était passée à la vitesse supérieure quelques jours auparavant : après des semaines de tergiversations et de négociations stériles avec les généraux d’Omar al-Bachir, les Forces de la liberté et du changement (FLC), principale coalition d’opposition, ont appelé à deux jours de grève générale très suivis dans tout le pays.

Les FLC et sa composante principale, le Rassemblement des professionnels soudanais, une intersyndicale des classes moyennes (médecins, avocats, journalistes, etc) formée clandestinement dans les luttes de 2012-2013, ont joué le double rôle des conciliateurs : d’un côté, ils représentent réellement les aspirations des révolutionnaires et de la majorité du peuple soudanais et de l’autre, ils ont trop longtemps entretenu l’espoir tout à fait vain d’une transition négociée avec le comité militaire, accordant un répit à la contre-révolution qui s’organisait ouvertement.

La composition du comité laissait pourtant peu de place au doute : il s’agit simplement des généraux du régime d’Omar al-Bachir, né par un coup d’Etat en 1989 et qui a depuis infligé au peuple soudanais des violences insoutenables. Numéro deux du comité militaire, le général Hamedti est accusé de crimes de guerre à l’époque où sa milice des Janjawid terrorisait les populations non-arabes du Darfour. Depuis intégrée dans l’Etat sous le nom de “Forces de soutien rapide”, cette force armée financée par les pays de l’Union Européenne pour faire la guerre aux migrants1Follow the Money: EU Accused of Funding Sudanese Militias in Migrant Crackdown est en première ligne pour réprimer le soulèvement.

Les dirigeants des FLC ont donc fini par céder à la pression populaire pour appeler à une grève qui commençait à se préparer sans eux. Elle a paralysé ports, aéroports, ministères, entreprises et même la banque centrale du Soudan. Par son ampleur sans précédent, cette grève explicitement politique témoigne de la profondeur du soulèvement et de sa radicalisation, qui s’accompagne d’un véritable foisonnement d’organisations ouvrières, syndicales et populaires.

Vers la fin des illusions ?

C’est bien le succès de la grève qui semble avoir décidé le comité militaire à agir, non sans avoir consulté ses parrains régionaux du golfe. En effet l’Arabie Saoudite et les Emirats Arabes Unis n’essaient pas de cacher leur rôle contre-révolutionnaire, pour défendre leurs intérêts économiques mais aussi militaires au Soudan : le tandem émirati-saoudien utilise des milliers de soldats soudanais dans sa guerre contre le Yémen. Plus fondamentalement, les pays du Golfe redoutent un effet domino, un exemple positif dont les peuples de la région pourraient s’inspirer.

Les images du massacre de Khartoum rappellent celui du Caire, le 14 août 2013 lorsque les forces de sécurité égyptiennes ont tué plus de mille manifestants des Frères Musulmans (FM), annonçant la fin de toute contestation possible.

Mais l’on oublie souvent qu’avant de la noyer dans le sang, les militaires égyptiens avaient désarmé la révolution politiquement, en se cachant successivement derrière les FM puis les forces « progressistes ». L’élan révolutionnaire populaire était déjà miné, si bien que peu de formations politiques avaient protesté à l’époque contre la boucherie.

Les généraux soudanais n’ont pas réussi à manoeuvrer politiquement. Les islamistes au Soudan, contrairement à leurs homologues égyptiens, font partie intégrante du régime et n’ont ni l’assise populaire, ni la crédibilité politique qui avaient permis aux dirigeants des FM de magouiller et de négocier au nom de la révolution pour mieux la trahir ensuite.

Marx avait dit que la révolution a parfois besoin de la contre-révolution pour s’aiguiller. Le massacre commis par l’armée pendant une phase ascendante de la révolution va-t-il dissiper les derniers doutes des révolutionnaires et accélérer leur radicalisation ?

Les corps des révolutionnaires étaient encore chauds lorsque les militaires ont grossièrement annoncé la tenue d’élections dans neuf mois – mais le véritable enjeu, comme l’a souligné le FLC, est désormais de faire chuter le comité militaire par les grèves et le blocage du pays.

Cette tâche nécessitera d’aller encore plus loin et d’en appeler à la rébellion des sections subalternes de l’armée régulière, seule capable d’enrayer la machine contre-révolutionnaire qui vient de goûter le sang, et qui est prête à y noyer le pays si nécessaire.

JB


Rassemblements et manifestations organisées à Paris par des militantEs soudanaisEs :
  • Samedi 8 juin : manifestation à 13h, départ La Chapelle en direction de République
  • Lundi 10 juin : rassemblement à 14h devant l’ambassade d’Arabie Saoudite
  • Mardi 11 juin : rassemblement à 14h devant l’ambassade des Emirats Arabes Unis
  • Mercredi 12 juin : rassemblement à 14h devant l’ambassade d’Egypte


Pour en savoir plus :

Sudanese Translators for Change (source soudanaise, en Anglais);
Association des professionnels soudanais (page officielle de l’APS, en Arabe);
Page de MENA Solidarity Network, réseau de solidarité avec les luttes au Moyen-Orient et en Afrique du nord (source Anglaise);
Articles de Socialist Worker sur la révolution soudanaise.