Les Cahiers d’A2C #08 – Mai 2023
Films
Avec le sang des autres, un film de Bruno Muel, Groupe Medvedkine de Sochaux, 1974
Bruno Muel filme les ouvrier·es de l’usine à la chaîne Peugeot à Sochaux, dans l’est de la France, dans les années 1970. Il les filme travailler dans l’environnement hostile et assourdissant des machines où ils et elles évoluent sans protections, et dont la manipulation laisse des marques irrémédiables sur leurs corps : l’un explique qu’il ne peut plus se servir de ses mains, qu’il ne peut faire ce qu’il aime lorsqu’il rentre chez lui, l’autre qu’elle respire des vapeurs de peinture toute la journée.
Les ouvrier·es, face à la caméra, montrent que Peugeot contrôle toute leur vie, depuis des générations, dressant un tableau effrayant de leur enfermement par l’entreprise : leurs maisons ont été construites par Peugeot pour ne pas qu’ils partent, ils et elles prennent les cars Peugeot pour aller à l’usine le matin, et ainsi de suite, Peugeot du lever au coucher. Cette famille qui détruit leurs rêves et leurs corps, elle, s’enrichit. Un ouvrier filmé devant le château de Robert Peugeot, fondateur de l’industrie, dresse la liste de leurs exploiteurs : « Robert Peugeot c’est le grand-père à Roland Peugeot qui est le Président-directeur général actuel de la société des automobiles Peugeot, c’était le père d’Eugène Peugeot, le Président-directeur général des Cycles, (…) c’est le grand-père de François Peugeot qui a été député du Doubs de 1936 à 1945 », exposant l’entre-soi dynastique bourgeois dont les ouvrier·es sont les victimes.
Interrogées, les femmes mettent en lumière leurs conditions de travail chez Peugeot puis chez elles, comme une piqûre de rappel de l’importance de la grève féministe. Les ouvrier·es qui s’organisent dans des syndicats et par la grève et sont durement réprimé·es expliquent comment la société Peugeot tente de casser la révolte en mobilisant des logiques racistes : la bourgeoisie, de tout temps, ne veut pas que notre classe s’unisse. Mais elle le fait : les chants des ouvrier·es résonnent à la fin du film, lorsqu’ils et elles se retrouvent toustes pour partager un repas et organiser leur émancipation collective du travail capitaliste.
Sans apporter explicitement de grande théorie révolutionnaire, le film montre simplement et très sensiblement, par la description des vies des ouvrier·es dont les ficelles sont entre les mains de la famille Peugeot depuis des générations, que l’unité de notre classe est nécessaire et salvatrice, et rappelle que nous sommes les héritier·es d’une histoire de lutte que nous pouvons être fier·es de faire perdurer.
Le film, qui dure une cinquantaine de minutes, est disponible sur Youtube et Vimeo.
Ju Lhullier-Le Moal, Rennes
La Flaca Alejandra, un film de Carmen Castillo et Guy Girard, 1994
Carmen Castillo est une cinéaste et autrice née au Chili en 1945 et exilée en Angleterre puis en France depuis 1974, sous la dictature de Pinochet. En 1974, plusieurs militant·es du MIR (Mouvement de la gauche révolutionnaire, principal organe de lutte contre la dictature chilienne), dont Carmen Castillo fait partie, sont assailli·es par les militaires de Pinochet dans la maison où ils et elles vivaient clandestinement rue Santa Fe à Santiago (qui donnera son nom à un autre documentaire de Carmen Castillo). Les militant·es sont soit assassiné·es, soit emprisonné·es, soient, comme Carmen Castillo, sauvé·es par la solidarité internationale et exilé·es. Depuis son exil, Carmen Castillo ne perd pas de vue ses camarades toujours prisonnier·es de la dictature et n’aura de cesse de raconter leur histoire et de les défendre à travers ses films et ses écrits, qui sont des témoignages précieux pour comprendre la lutte du MIR sous la dictature.
La Flaca Alejandra est le film d’une longue discussion entre Carmen Castillo et Marcia Merino, ancienne militante et dirigeante du MIR, arrêtée en 1974 par la milice de Pinochet et, sous l’effet de la torture et de l’isolement, devenue principale dénonciatrice de ses ancien·nes camarades pendant les 18 ans que dureront sa captivité. Les deux femmes se retrouvent au Chili sous la caméra très juste de Guy Girard, après la fin de la dictature. Leur renommée les précède : Carmen Castillo, victime de la dictature, dont les ami·es et partenaire ont été tué·es par le régime meurtrier, dont l’enfant est décédé des suites des violences subies pendant l’attaque de la maison rue Santa Fe, et Marcia Merino, dont le surnom « la flaca Alejandra » a résonné pendant les 16 ans de sa collaboration comme une menace de mort pour les militant·es du MIR, dont la tête est mise à prix par certain·es, dont la trahison semble impardonnable. Chargées de ce lourd passé, elles conversent calmement en revenant sur les lieux qui ont marqué leur histoire : les bâtiments de la police de Pinochet où la Flaca a été torturée, emprisonnée, interrogée, les rues où elle passait dans une voiture conduite par des militaires pour dénoncer des militant·es qui semblaient toujours être là par hasard, la maison de la rue Santa Fe… Elles démêlent le passé, et parlent avec une grande sensibilité du pardon, de la culpabilité, des raisons qui font que certain·es trahissent et d’autres pas, du chemin qu’elles ont dû faire pour continuer à vivre malgré tout, de la reconstruction après la dictature. Petit à petit, les langues se délient. On comprend les deux femmes et leurs ancien·nes camarades et elles font résonner en nous de grands espaces. Marcia Merino, de délatrice de ses ancien·nes camarades, devient celle de ses tortionnaires : ensemble, elles tentent de trouver justice, et nous montrent qu’elle est difficile à obtenir dans le Chili post-dictature où les anciens tortionnaires vivent en toute impunité et ont conservé leur place dans l’appareil étatique. Le film, en offrant une plongée dans les têtes des militantes du MIR, apporte une perspective singulière de la vie sous la dictature chilienne et de ce que peux être la vie d’un·e militant·e révolutionnaire. Il est très émouvant et instructif, on en sort enrichi·e de toutes les manières possibles.
Le film dure une heure et est disponible sur Youtube et Vimeo.
Ju Lhullier-Le Moal, Rennes
MUSIQUE
Freed From Desire, de tube eurodance crypto lesbien à hymne du mouvement : destin politique d’une chanson
Milieu des années 1990, une jeune artiste photographe, Gala Rizzatto, fille d’une militante féministe et d’un activiste de l’Autonomie italienne, exilée à New York après avoir quitté une Italie qu’elle juge « machiste et patriarcale », échange une photo contre une séance d’enregistrement. Durant cette session elle enregistre la démo d’une chanson intitulée à l’époque Everyone Has Inside. C’est le label italien indépendant Do It Yourself Records qui fera enregistrer à Londres ce titre sous sa forme définitive et le renommera Freed From Desire.
Outre ses « na-na-na-na-na, na-na, na-na-na, na-na-na » caractéristiques, le texte de la chanson « parle de l’importance d’avoir des principes des valeurs et des convictions fortes, par opposition à la valeur superficielle de l’argent, du pouvoir, du succès, de la célébrité. C’est un hymne à la liberté, liberté de ne pas toujours en vouloir plus : une maison plus grande, une voiture plus rapide, un selfie sur Instagram qui en jette encore plus que les photos de nos amis… » déclarera la chanteuse en 2020 au magazine Trax.
Le succès est instantané et planétaire.
Celleux qui se l’approprient en premier pour en faire un hymne sont les communautés LGBT que soutient la chanteuse. D’autres hits suivent comme Let a Boy Cry ou Come Into Life, mais à la défaveur de contrats abusifs, la jeune femme n’a jamais pu profiter de ce qui lui était pourtant dû. Cela la poussera en 2004 à monter son propre label Matriarchy Records, qui n’embauche et ne produit que des meufs !
2016, en France, le mouvement contre la « Loi Travail » d’un gouvernement soi-disant socialiste (au sein duquel le ministre de l’économie est un certain E. Macron) ouvre un nouveau cycle de lutte dont le mouvement actuel est en quelque sorte la continuation (ce n’est pas pour rien, que c’est à cette époque que se cristallise le projet de ce qu’est aujourd’hui A2C). Se mettent alors en place de nouvelles pratiques de lutte (cortège de tête, banderoles renforcées, floraison de pancartes aux slogans les plus imaginatifs…) largement relayées sur les réseaux sociaux et par des médias alternatifs et/ou militants (Streetpress, Taranis news, etc.). Ces médias se spécialisent dans ce que certain·es qualifient de « Riot Porn » : des vidéos ultra léchées de manifestations et d’affrontements avec la police sur lesquelles il n’est pas rare d’entendre les « na-na-na-na-na, na-na, na-na-na, na-na-na » de Gala. En effet, les dispositifs sonores portatifs (ce qui à l’époque ne désignait pas les casseroles, mais les enceintes portables) les font résonner au cours des émeutes urbaines. La chanteuse elle-même postera sur ses réseaux sociaux une vidéo qu’elle a prise à Paris au cours du mouvement de 2019, où de jeunes manifestant·es hurlent sa chanson à la face d’une rangée de Robocops.
Et si depuis, des institutions masculines pour ne pas dire masculinistes comme les équipes de France de rugby ou de foot, ont essayé de nous voler notre hymne, c’est bien dans le mouvement que s’épanouit la seconde jeunesse de ce tube. Pour preuve, les nombreuses adaptations dont il fait l’objet au cours du mouvement actuel : de la version un peu molle des Rosies, à celle géniale des camarades de Nous Toutes 35 : « C’est la gréve féministe ! Patriarcat au feu, et les patrons au milieu ! » On a aussi pu l’entendre adaptée par les occupant·es du musée du Louvre « À l’Élysée on se fait insulter, à Matignon on nous prend pour des cons. Grève Générale, Tous ensemble, Tous ensemble. Grève générale Tous ensemble Tous ensemble Na-na-na-na-na, na-na, na-na-na, na-na-na ».